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vendredi 19 avril 2024

Berlin et l’initiative Sky Shield

 

Il peut arriver que des systèmes de combat deviennent des enjeux politiques majeurs dans le processus de recomposition géostratégique. En l’occurrence, dix ans après avoir écrit sur la position centrale de l’Allemagne comme pilier d’une « Mittel-Europa de la défense », ensemble stratégique centré sur la défense territoriale (1), il faut constater que Berlin a pris une initiative politiquement payante. Mais jusqu’à quel point ?

Les choix technologiques sont éminemment politiques, qu’il s’agisse de développer soi – même un système, de le faire en coopération ou encore de l’acheter sur étagère (2). De fait, si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, c’est aussi le cas de l’armement et la politique allemande en matière de défense aérienne en est clairement une illustration – d’ailleurs paradoxale au vu de son rapport à cette capacité. En 1992, l’Allemagne croule encore sous les systèmes : en plus de ceux issus de l’ex-RDA, elle dispose de 288 lanceurs Patriot, de 216 lanceurs Hawk, de 238 lanceurs Roland, de 432 automoteurs Gepard et de plus de 2 000 canons tractés, en plus de missiles de très courte portée. Trente et un ans plus tard, cet arsenal s’est effondré, avec 30 lanceurs Patriot (soit une dizaine de batteries) et 20 Ozelot, soit des petits chenillés Wiesel‑2 dotés de lanceurs de missiles à très courte portée Stinger (3).

Désintérêt opérationnel, puis intérêt politique

Pour autant, il a existé une vraie réflexion sur la défense aérienne, avec notamment la conception du système MEADS (Medium extended air defense system) avec l’Italie et les États – Unis, développé à partir de 1999. Il s’agit alors de coupler des systèmes radars et de commandement européens avec des missiles américains Patriot PAC‑3 MSE et IRIS‑T. Le système, qui devait être acheté par les trois pays, semblait promis à un bel avenir commercial, mais les retards pris tant dans le développement que dans le financement trahissaient le désintérêt des participants. Rebaptisé Taktisches luftverteidigungssystem (TVLS), il est officiellement sélectionné en 2015 en tant que successeur du Patriot, mais 24 ans après le lancement du programme, aucune commande n’a jamais été passée. Pis, la récente commande de six batteries IRIS‑T SL laisse penser que le système trinational est abandonné. Aux États-Unis, le Patriot doit quant à lui être modernisé avec la mise en service du radar LTAMDS (Lower tier air and missile defense sensor) (4). Quant à l’Italie, elle continue d’utiliser le SAMP.

Le désintérêt allemand pour la défense aérienne était cependant plus opérationnel que politique. La guerre d’Ukraine a fourni à Berlin l’occasion d’un coup politique majeur avec son initiative European sky shield (ESSI). Annoncée fin août 2022, elle se concrétise avec la signature d’une lettre d’intention le 13 octobre suivant. L’ESSI est d’emblée présentée comme s’articulant à l’OTAN et à son système de défense balistique. Elle implique de prendre la tête d’une coalition, ouverte, centrée sur le déploiement de systèmes antiaériens et antibalistiques en se fondant sur ceux déjà existants, et non en cherchant à développer de nouveaux programmes, a priori coûteux et longs à mettre au point. La guerre d’Ukraine produit quant à elle un nouveau sens de l’urgence pour nombre de capitales européennes, Moscou démontrant rapidement son incapacité à mener des frappes dynamiques sur des cibles militaires, se rabattant dès lors sur des cibles fixes, le plus souvent civiles – quand bien même ces attaques seront menées à partir d’octobre avec des systèmes iraniens faciles à détecter et à abattre.

L’initiative va surtout attirer les participants, du moins pour sa phase déclaratoire. D’emblée, 15 États la rejoignent : Allemagne, Belgique, Bulgarie, Estonie, Finlande, Hongrie, Lituanie, Lettonie, Norvège, Pays-Bas, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie et Royaume – Uni. Plus tard, ce sera au tour du Danemark et de la Suède, avant que la Suisse et l’Autriche – toujours officiellement neutres – ne se montrent intéressées. L’initiative, en revanche, n’inclut pas le tandem franco – italien, pourtant producteur du seul vrai système antiaérien européen à longue portée ; ni la Pologne, pourtant elle aussi engagée dans une modernisation en profondeur de sa défense aérienne (5) ; ni enfin les autres États du pourtour méditerranéen, Portugal, Espagne, Grèce et Turquie. D’une manière très intéressante, la géographie de cette alliance antiaérienne montre un schéma centré sur les moyennes puissances d’Europe centrale et orientale, de même que des pays scandinaves.

La phase opérationnelle de l’accord reste, elle, encore peu claire. Si les États signataires affirment vouloir moderniser leurs capacités, cela ne débouche pas sur des commandes groupées auprès des industriels pour réduire les coûts unitaires, ni sur l’achat de systèmes qui seraient utilisés en commun. En revanche, l’Allemagne a rapidement défini les contours matériels de son initiative :

• pour l’interception antibalistique exoatmosphérique, l’Arrow‑3 israélien est sélectionné. Un premier paiement de 560 millions d’euros à IAI a été effectué mi-juin, l’achat de Berlin représentant à terme environ 4 milliards d’euros pour trois batteries. C’est donc le plus gros contrat de défense aérienne confié à Israël, sachant que le système n’a pas d’équivalent européen. Les premiers missiles devraient être livrés à l’Allemagne en 2025. On note que la Belgique avait également souhaité disposer d’un système antibalistique (6) ;

• le Patriot assure les fonctions antiaériennes à moyenne portée et de défense endoatmosphérique selon le missile utilisé ; ce qui semble a priori logique. Outre l’Allemagne, les Pays-Bas, la Roumanie, la Suisse et la Suède sont ou vont être dotés du système (7) ;

• l’IRIS-T couvre les segments à courte (SLS) et moyenne portée (SLM). Le premier était déjà en service en Suède, tandis que le second est utilisé avec succès en Ukraine, avant que l’Allemagne ne commande récemment six batteries.

Contre-feu parisien

Sans surprise, l’initiative allemande a été mal accueillie en France, alors pourtant qu’existait un consensus sur l’accroissement des capacités antiaériennes de moyenne portée. Outre que Berlin ne s’est pas concerté avec Paris, l’annonce des systèmes présélectionnés excluait d’emblée MBDA. Une certaine forme de réponse est intervenue le 20 juin, lorsque la France, la Belgique, Chypre, l’Estonie et la Hongrie ont signé une lettre d’intention portant sur un achat groupé de missiles à très courte portée Mistral. Si l’initiative semble de prime abord quelque peu vaine, à contretemps et avec une ambition moindre, elle n’est cependant pas dénuée de sens. D’une part, la très courte portée n’est pas traitée par l’ESSI et le principal concurrent du Mistral, le Stinger américain, fait face à des problèmes d’approvisionnement en composants. D’autre part, cela permet de positionner Paris sur le sujet – y compris avec des États parties prenantes à l’ESSI – en intégrant in extremis un projet duquel elle avait été exclue, voire de disposer d’une capacité d’influence, en jouant sur la corde de l’autonomie stratégique. Pour l’heure, les résultats ne sont cependant pas très probants : le chiffre d’un millier de Mistral est évoqué, mais aucun contrat ne semble encore avoir été conclu.

Un an après les premières annonces allemandes, comment la question peut-elle évoluer ? D’un point de vue conceptuel, la guerre d’Ukraine démontre chaque jour l’importance de la défense aérienne – les retards dans la livraison des systèmes promis à Kiev se traduisant par une série de frappes, majoritairement sur des cibles civiles. De même, preuve a été faite que compter sur l’épuisement des stocks russes n’était pas une stratégie viable, Moscou compensant certes par de nouvelles productions, mais surtout par des achats en Iran. Il existe un triple consensus clair dans les instances militaires européennes :

• sur le besoin de renforcer ces capacités ;

• sur leur intégration dans le système de commandement – contrôle otanien – où paradoxalement, le SAMP, qui y est déjà intégré, apparaît nettement plus pertinent que l’Arrow‑3, qui ne l’est pas ;

• mais aussi sur le besoin de défendre les basses couches, en particulier contre les drones et les munitions rôdeuses.

D’un point de vue industriel, l’insistance allemande sur le besoin d’une remontée en puissance rapide a aussi des conséquences politiques. Certes, au regard d’un cavalier seul dommageable à la cohésion des membres de l’OTAN, mais aussi au regard des processus de dépendance induits. En effet, une autre des leçons de la guerre d’Ukraine est que la valeur politique d’un matériel dépend certes de ses résultats opérationnels, mais aussi de son aptitude à être intégré dans une « diplomatie de la cession de protection ». Or Israël a toujours refusé jusqu’ici que ses matériels soient donnés à Kiev, les États – Unis pouvant par ailleurs retarder les autorisations nécessaires. On peut y ajouter que la liste des capacités préconisées par Berlin force la main des États signataires de l’initiative, ce qui pourrait être source de débats chez eux.

Concrètement, l’opérationnalisation se fait donc en ordre dispersé : aux commandes allemandes, il faut ajouter celles de Patriot déjà effectuées par certains signataires avant l’initiative – sans que l’on ne sache si des renégociations de prix sont possibles, ni si l’initiative vaudra pour de prochaines commandes, groupées, de munitions. S’il s’agit de voir si la proposition allemande ne restera pas au seul stade déclaratoire, il semble aussi exister un espace de discussion permettant d’adopter une approche qui serait à la fois plus concertée politiquement, mieux articulée opérationnellement – en incluant les basses couches – et induisant moins de dépendances d’un point de vue industriel. Reste cependant à savoir si, une fois la poussière retombée, Paris, éventuellement avec Rome, voudra reprendre la main. Ce qui demanderait sans doute des concessions et un peu de bonne volonté de part et d’autre du Rhin ; ce qui, au vu de l’importance du sujet, pourrait se justifier pour nombre de capitales. 

Notes

(1) Voir Joseph Henrotin, « De la durabilité de la puissance militaire française », Défense & Sécurité Internationale, hors – série no 31, août-septembre 2013.

(2) Pour le cas français, voir Samuel B. H. Faure, Avec ou sans l’Europe. Le dilemme de la politique française d’armement, Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2020.

(3) Voir le tableau de bord consacré aux capacités aériennes allemandes dans ce numéro.

(4) Jean-Jacques Mercier, « Défense aérienne : une délicate remise en ordre », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 89, avril-mai 2023.

(5) Avec six batteries Patriot en cours de négociation, 22 batteries CAMM achetées et un grand nombre de missiles de très courte portée Piorun.

(6) Joseph Henrotin, « Défense belge : changement de posture », Défense & Sécurité Internationale, no 161, septembre-octobre 2022.

(7) De même, hors ESSI, le système est utilisé par la Grèce, l’Espagne et la Pologne.

Joseph Henrotin

areion24.news