Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 22 mars 2024

Le conflit afghan dans et au-delà de ses frontières

 

Deux ans après le retour des talibans au pouvoir, aucun pays n’a encore formellement reconnu l’Émirat islamique d’Afghanistan (EIA). Des relations extérieures sont cependant maintenues, sans caractère diplomatique officiel, via un « bureau politique » que les talibans avaient ouvert à Doha en 2013. Mais après avoir longtemps arboré la fière qualification de « cimetière des empires » (1), le pays semble désormais s’enfoncer dans son propre « trou noir » qui ne renvoie plus aucun rai de lumière pour éclairer l’avenir : les femmes sont totalement exclues de la vie publique, la situation humanitaire est dramatique et l’économie en berne. Les espoirs d’ouverture ont fait long feu devant l’ultra-rigorisme de Haibatullah Akhundzada, chef des talibans depuis 2016 et de l’Émirat depuis 2021. L’EIA fait le dos rond en espérant s’imposer à l’usure…

En revanche, la tension est extrême avec le Pakistan voisin où 493 accrochages de frontière ont fait 1 405 morts d’août 2021 à novembre 2023, dans la seule province de Khyber Pakhtunkhwa (2). La plupart de ces actions létales ont été menées par le Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP), revenu sur le versant pakistanais de ses origines. Ainsi l’acronyme « AfPak », inventé en 2009 par l’administration de Barack Obama, prend tout son sens : le conflit afghan se déplace inexorablement autour de cette fameuse Ligne Durand (LD) imposée par les Britanniques en 1893, et devenue la fracture pachtoune entre « Af » et « Pak » (3), à l’origine de tous les casus belli depuis la création du Pakistan en 1947. C’est d’ailleurs sur cette fracture qu’est né le mouvement taleb en 1994 et la terreur qu’y exerce trente ans plus tard le TTP est l’aboutissement d’une histoire extrêmement complexe dont l’effet boomerang est une malédiction pour un Pakistan déjà fragilisé par une crise politique majeure, une économie et une situation financière catastrophiques.

Enfin, le vieux conflit afghan s’inscrit dans une géopolitique évolutive. Au milieu des nouveaux tumultes du monde, l’adhésion de l’Iran à l’Organisation de la coopération de Shanghaï (OCS) est passée presque inaperçue en juillet dernier. Cet immense ensemble compte désormais 43 % de la population mondiale sur un continuum territorial d’un seul tenant : Russie, républiques d›Asie centrale (hormis le Turkménistan), Chine, Pakistan, Inde, Iran. Ainsi, la nouvelle carte géopolitique montre que l’Afghanistan se trouve désormais enclavé dans un nouvel ensemble, comme si le « Grand Jeu », cher aux Britanniques pour expliquer le partage des empires, un concept qui a fonctionné du XIXe siècle jusqu’au départ dramatique de l’armée américaine en 2021, appartenait à une autre époque ou que son centre de gravité se fut déplacé. Désormais, la suite du conflit afghan dépendra moins de Washington, de Londres ou de Bruxelles que de Pékin et des pays de l’OCS concernés par les grands projets de développement de Xi Jinping. En attendant, l’EIA reste pourtant campé sur ses positions obscurantistes, mais croise déjà le fer avec son voisin immédiat, le Pakistan.

La politique du dos rond : l’émir afghan Akhundzada ne cède sur rien

« Les droits sociaux, économiques, politiques et éducatifs seront garantis aux femmes, en ligne avec les principes de l’islam », tel était l’engagement de Shir Mohammad Abbas Stanikzai, signataire de la déclaration commune de la conférence de paix de Moscou en février 2019 (4). Chef du bureau politique des talibans, et négociateur aux côtés d’Abdul Mollah Baradar de l’accord de Doha du 29 février 2020, Stanikzai est aujourd’hui vice-ministre des Affaires étrangères. Mais seul le chef suprême de l’Émirat et commandeur des croyants, Haibatullah Akhundzada, a autorité pour interpréter cette précision, apparemment anodine dans le texte de la déclaration, « en ligne avec les principes de l’islam ». Et c’est ainsi que l’espace des femmes est désormais réduit à zéro : les écoles de filles ont été fermées en 2022 ; en 2023, c’est l’université et l’exercice d’une profession dans les ONG nationales et internationales qui leur sont interdits. En réponse à la désapprobation d’autres pays musulmans, dont le Qatar, le Premier ministre Mohammad Hassan Akhund répond que « personne ne peut amender les lois divines ».

Stanikzai avait pris un autre engagement lors de cette même conférence : « Nous ne voulons pas le monopole du pouvoir, […] une telle domination n›apporterait pas la paix » (5). Or, le gouvernement du 7 septembre 2021, dit provisoire mais qui dure depuis deux ans sans remaniement majeur, ne compte évidemment aucune femme et il est ethniquement monochrome : sur 33 ministres, 29 sont Pachtounes ! Et si les talibans, tous pachtounes dans les années 1990, avaient en 2020 ouvert leurs rangs à d’autres ethnies pour faciliter leur conquête du Nord peuplé d’Ouzbeks, de Tadjiks et de Hazaras, ils se sont ensuite empressés de s’en débarrasser. Le jeune Mawlawi Mehdi Mujahid, Hazara shiite, avait été nommé chef taleb de la province de Sar-e Pul, en avril 2020, puis gouverneur après la victoire de 2021. Déposé en avril 2022, il a été tué en août suivant. Une cinquantaine de talibans tadjiks révoqués, selon le quotidien Hasht-e Subh, dont au moins deux commandants de haut rang : Mawlawi Aziz, gouverneur de la province de Takhar, et Mawlawi Qudratullah Hamza, qui avait pourtant dirigé la prise de Mazar-i-Sharif, la grande ville du Nord, le 14 août 2021.

Le tropisme pachtoune des talibans est donc une réalité en 2023, n’en déplaise à quelques experts qui se voulaient rassurants en 2021 en arguant que la charia promue par les talibans est un don d’Allah à valeur universelle, et qui transcende tous les clivages ethniques. Ce serait trop beau ! Car dans un pays où « Afghan » est synonyme de « Pachtoune », et où les jeunes talibans ont été entraînés dans les zones tribales pachtounes du Pakistan, avant de se déployer en Afghanistan en 1994, il va presque sans dire que leur conquête du pouvoir en 1996, et leur reconquête en 2021, menées sous l’étendard de la charia, ont été comprises par tous les chefs de tribus, qui les ont alors soutenus, comme un retour de l’autorité pachtoune sur le pays qui en porte le nom. L’histoire de la branche Haqqani des Zadran, une tribu transfrontalière de Khost en Afghanistan et du Waziristan au Pakistan, en est l’exemple vivant : Mawlawi Jalaluddin Haqqani (décédé en 2018), chef du redoutable réseau terroriste éponyme, avait taillé son fief dans les deux zones susnommées, comme un mini émirat de quelque 20 000 km2, à cheval sur la LD. Son fils Sirajuddin est aujourd’hui l’héritier de ce déni permanent de la frontière entre les deux États de l’AfPak, mais il est aussi ministre de l’Intérieur de l’émirat d’Afghanistan (6) ! De même, Noorullah Noori, de la tribu pachtoune tokhi de Zabol en Afghanistan et de Zhob au Pakistan, est ministre des « Frontières et des Affaires tribales » (sic) ! Ces deux exemples parmi d’autres expliquent les duplicités et les pathologies que développent, autour de cette LD, aussi bien les populations locales fracturées que les deux États concernés. Nous sommes au cœur du conflit de l’AfPak que les talibans n’ont aucune intention de « dépachtouniser », nous y reviendrons.

Enfin, le dernier rapport du Programme alimentaire mondial (PAM) dresse un tableau catastrophique de cette fin d’année 2023 : 15,3 millions de personnes ne mangent pas à leur faim et 4 millions d’enfants de moins de 5 ans sont en malnutrition aiguë. Pour couvrir l’urgence, le PAM a besoin de 1,04 milliard de dollars. En août 2023, le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) n’avait reçu que 26,8 % des 3,2 milliards de dollars requis. De surcroît, la non-reconnaissance du régime rend compliqué le transfert des fonds qui passent donc par les ONG encore opérationnelles et capables d’atteindre directement les populations, mais les talibans ont bien compris le système au point que, selon le dernier rapport de l’Inspecteur spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (SIGAR) (7) d’octobre 2023, des chefs locaux ont créé leurs propres ONG pour avoir accès aux aides humanitaires en compensation de la fin des aides au développement, soit environ 8 milliards de dollars par an qui représentaient 40 % du PIB en 2020. De plus, l’interdiction de la culture et du commerce de l’opium fait un manque à gagner brut évalué à un milliard. L’Institut américain pour la paix (USIP) remarque cependant, dans sa publication du 10 août 2023, que grâce à une augmentation des exportations, une réduction drastique de la corruption et une collecte très performante de l’impôt, « les talibans ont fait mieux qu’attendu » (8), avec un taux de change stabilisé et une inflation contenue à 6,5 % de juin 2022 à juin 2023, contre 18,3 % l’année précédente.

Les conditions ne sont donc pas encore réunies pour sortir le pays de l’impasse, même si le rapport trimestriel du Conseil de sécurité des Nations Unies de septembre 2023 indique une baisse de 67 % des conflits armés, et 81 % des attentats par bombes improvisées. Tel n’est pas le cas du côté pakistanais de la LD.

Regain du terrorisme : le Pakistan dans le rôle de l’arroseur arrosé

La grille de lecture selon laquelle le Pakistan est seul responsable des maux de l’Afghanistan depuis le retrait des Soviétiques en 1989 ne fonctionne plus pour expliquer la situation d’aujourd’hui. Certes, les talibans ont bien été formés et armés par le Pakistan dans les années 1990, mais il n’y avait alors ni le TTP créé en 2007 ni l’EIKP fondé en 2014. Il est donc temps, pour comprendre ce qu’il se passe en AfPak aujourd’hui, de démêler ici des imbroglios où les services de l’armée pakistanaise (ISI) se sont eux-mêmes empêtrés.

Aucun conflit en Afghanistan n’a jamais été contenu dans les limites d’une frontière avec le Pakistan pour la simple raison qu’une telle frontière n’existe pas. Ou plutôt, le tracé de la LD, qui joue ce rôle de facto, n’a jamais été reconnu comme frontière de jure par l’Afghanistan qui, tous régimes confondus, a toujours considéré que les aires de peuplement pachtoune à l’est de la LD étaient des « territoires usurpés », selon l’expression du président afghan Mohammad Daoud Khan (1973-1978). Ce dernier œuvrait parfois par les armes et toujours avec l’appui des partis nationalistes à la promotion d’un « Grand Pachtounistan », équivalant pour le Pakistan à l’amputation d’un cinquième de son territoire. Cette crainte absolue fonde son obsession de contrôler l’Afghanistan, comme les Britanniques autrefois ! Et c’était bien pour cela que le général Nasrullah Babar, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement de Benazir Bhutto avait, en 1994, mis les talibans sur orbite jusqu’à leur prise du pouvoir en 1996. Il ne faisait alors pas mystère de sa stratégie (9) : d’abord, les talibans sont tous pachtounes ; ils leur devront la victoire et la pérennité de leur pouvoir ; ils finiront donc bien par reconnaître à la LD son statut de frontière. Peine perdue, les talibans ont fait la sourde oreille pendant leurs cinq années au pouvoir. Mais vingt ans plus tard, dès leur retour aux affaires et après plusieurs accrochages sur la LD, le ministre de l’Information Zabihullah Mujahid, cité par Dawn le 3 janvier 2022, déclare que « la Ligne Durand reste une question non résolue ».

Entretemps, dans la plus rebelle des agences tribales, le Waziristan, naissait le TTP qui, contrairement aux talibans d’Afghanistan, n’était pas une création des services pakistanais. Le TTP a été formé dès 2005, en réponse à une opération militaire dans le Waziristan-Sud pour chasser les djihadistes du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO). Le TTP fédère une vingtaine de groupes terroristes, dont ceux qui ont été bannis en 2002 par décret du président Pervez Musharraf, mais aussi des groupes exogènes de la nébuleuse Al-Qaïda, à l’instar du MIO, du East Turkestan islamic movement (ETIM) ouïghour, et d’autres, dont le but est de punir le Pakistan de s’être allié avec les États-Unis dans leur guerre contre le terrorisme. Il est vrai que si le Pakistan a continué à soutenir les talibans insurgés, il a fermement combattu sur son sol les groupes terroristes stricto sensu, et il en a payé le prix : trois attentats contre Musharraf, plusieurs contre le Q.G. de l’armée, des casernes et des bases navales, l’assassinat de Benazir Bhutto en 2007, etc. Au pic de ces attaques, et en comptant les répliques de l’armée dans les zones tribales infestées, la terrible année 2009 a fait 11 320 morts (31 par jour) selon le décompte journalier du South Asia Terrorist Portal.

Mais le pire restait à venir. Omar Khalid Khorasani, dissident du TTP, veut un djihad sans frontières et crée le Jamaat-ul-Ahrar (« Congrégation des hommes libres »). Lui aussi appartient à une tribu transfrontalière, entre Mohmand et Jalalabad. En juin 2014, il fait allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, chef de Daesh au levant, avant de créer Daesh en Afghanistan sous le nom d’État islamique au Khorassan (EIKP). L’EIKP manque de moyens et se spécialise dans les attentats-suicides, essentiellement contre les chiites aussi bien au Pakistan qu’en Afghanistan. Leur capacité de nuisance est énorme mais nous sommes là très loin du soutien du Pakistan aux talibans qui combattent d’ailleurs l’EIKP. En 2014, la terreur au Pakistan n’étant plus tenable (5 510 tués en un an), l’armée pakistanaise monte l’opération « Zarb-e-Azb » avec plus de 30 000 soldats et l’aviation. Les talibans du TTP sont tous chassés du Waziristan et se réfugient avec leurs familles en Afghanistan où le plus grand nombre se mettra au service des talibans afghans.

Que reste-t-il aujourd’hui de cet imbroglio talibans-TTP-EIKP ?

Les talibans « historiques » ne sont plus des insurgés puisqu’ils gouvernent l’EIA. Restent les réseaux terroristes, qui se retournent contre le Pakistan. En signant les accords de Doha, les talibans ont pris au moins un engagement qu’il est de leur intérêt de respecter, ou au moins d’en donner l’illusion : rompre toutes relations avec les groupes de type Al-Qaïda qui pourraient porter atteinte à la sécurité des États-Unis. Or, s’il y a un dirigeant qui connaît bien le TTP et ses accointances structurelles avec Al-Qaïda, c’est Sirajuddin Haqqani, ministre de l’Intérieur, puisque le Waziristan est justement son fief, où il a la haute main sur tous ces entrelacs de la terreur. En éloignant le TTP de Kaboul, il éloigne aussi Al-Qaïda. Le tandem est en partie retourné au Waziristan mais ses combattants hantent surtout la ceinture pachtoune des deux côtés de la LD où les attaques ont augmenté de 67 % en deux ans.

Si l’on en revient à la déclaration du ministre Mujahid, selon qui « la Ligne Durand reste une question non résolue », on comprend alors que les deux États sont entrés dans une relation schizophrénique. Les talibans n’ont probablement pas renoncé aux « territoires usurpés », et le TTP / Al-Qaïda serait donc instrumentalisé à dessein. Ajoutons que c’est aussi Sirajuddin Haqqani qui sert d’intermédiaire pour négocier une paix entre TTP et Pakistan. Mais ce sont les généraux pakistanais qui se déplacent à Kaboul pour rencontrer la partie afghane, ce qui est ressenti comme une humiliation, alors qu’ils avaient été les mentors des talibans pendant trente ans ! Pis, le TTP exige que les districts de la frontière qui, après un vote majoritaire du parlement, avaient fusionné en 2018 avec la province Khyber Pakhtunkhwa, retrouvent leur ancien statut où seul compte le droit coutumier (pachtounwali) et dont le TTP assurerait alors l’administration. Refus évidemment. Alors, le chef du TTP, Noor Wali Mehsud, rompt en décembre 2022 le cessez-le-feu, ordonne à ses djihadistes d’intensifier partout le combat contre les forces de sécurité du Pakistan et reprend son antienne : les frères talibans afghans ont réussi à vaincre la plus grande puissance du monde, les talibans pakistanais ont maintenant pour but de faire tomber le régime impie du Pakistan et de le remplacer par un émirat islamique ! Les attaques reprennent de plus belle en 2023. L’envoyé spécial du Pakistan à Kaboul, Arif Durrani, parle de cauchemar et ne voit pas d’issue… En représailles, le gouvernement pakistanais décide en octobre de renvoyer chez eux, par la force et à partir du 2 novembre, tous les réfugiés afghans en commençant par ceux (1,7 million) qui n’ont pas de papiers. Une déportation massive. Au 15 novembre, le Frontier Post publie le chiffre de 327 000 personnes déjà expulsées.

Tous ces rebondissements du conflit afghan déstabilisent profondément le Pakistan déjà fragilisé par une économie vacillante sur fond d’inondations désastreuses en 2022 et 2023, qui ont fait chuter de 60 % la production de coton et ruiné une partie de l’industrie textile, fleuron de l’économie. La dette extérieure s’élève à 125 milliards de dollars. En juin, le Pakistan est presque en défaut de paiement et le FMI ne débloque que 3 milliards de dollars sur la tranche de 6,5 milliards qui avait été conclue en 2019. Et la crise politique s’ajoute au marasme financier. Le Premier ministre Imran Khan, élu en 2018, avait pris le risque de défier l’armée en contestant le choix du général Nadeem Ahmed Anjum au poste de chef de l’ISI, alors que commençaient justement les tractations avec le TTP et l’EIA. Le 10 avril suivant, il est déposé par une motion de censure, le 3 novembre il est blessé par balles au milieu d’une manifestation populaire de soutien, puis il est finalement arrêté le 7 mai 2023, accablé de charges pour corruption. Imran Khan reste populaire chez les jeunes et les classes moyennes qui sont descendus dans la rue en grand nombre et de très nombreuses fois, d’autant que le gouvernement qui lui succède est un attelage étonnant de la Muslim League de Nawaz Sharif et du PPP des Bhutto, qui ont été des grands rivaux pendant un demi-siècle, plus un parti islamiste, le Jamaat-i-Ulema-i-Islam. Cette coalition démissionne le 8 août 2023, le gouvernement intérimaire est dirigé par un proche de l’armée, Anwarul Hak Kakar, et les prochaines élections, qui auraient dû se tenir en novembre, sont reportées à février 2024.

La Chine au secours de l’AfPak ?

Moteur de l’OCS, la Chine a de grandes ambitions de développement qui passent par les nouvelles routes de la soie en direction de la Russie et de l’Europe. Or, la jonction principale entre les routes terrestres au nord et les routes maritimes au sud passe par le Pakistan, le fameux China-Pakistan economic corridor (CPEC) qui, de Kashgar dans le Xinjiang chinois au port pakistanais de Gwadar, empruntera la très escarpée Karakoram highway (KKH) sur 750 km à partir de la frontière chinoise (col de Khunjerab à 4 693 m) et se prolongera dans la plaine le long de la LD. Et c’est là que le bât blesse, à deux titres.

Techniquement d’abord, à cause du réchauffement climatique et la fonte des plus grands glaciers de montagne du monde, dans la partie hunza de la KKH, où des lacs glaciaires aux parois fragiles rompent régulièrement, embarquant tout, routes et ponts, sur le passage des flots d’eau, de boue et de rochers. Pour qui connaît bien la KKH, actuellement très dangereuse, le projet du CPEC est à revoir de fond en comble, techniquement et financièrement, compte tenu de l’endettement du Pakistan. Ce n’est donc pas demain que la bretelle du CPEC, promise par les Chinois entre Peshawar et Kaboul pour intégrer l’Afghanistan dans le projet global de développement sera mise en œuvre. L’autre question est évidemment que le tracé du CPEC, tel que projeté, traverse aussi les zones tribales pachtounes qui sont à nouveau à feu et à sang du terrorisme.

La Chine n’abandonne cependant pas ce projet pharaonique, mais a exigé des talibans qu’ils éliminent d’abord les djihadistes ouïghours d’Al-Qaïda, basés dans le corridor du Wakhan dans l’extrême Nord-Est de l’Afghanistan, d’où ils menacent le Xinjiang — ce qui fut fait dès 2021 ! En retour, la Chine vient de nommer un ambassadeur à Kaboul, le 15 septembre dernier, en précisant que cela ne valait pas reconnaissance de l’EIA ; il n’y aura donc pas de présentation des lettres de créance, mais le nouvel ambassadeur, Zhao Sheng, qui n’aura donc rang que de chargé d’affaires, résidera toutefois à l’ambassade de Chine. Il a été accueilli au palais présidentiel par une haie d’honneur militaire. Cette ouverture fait suite au contrat d’exploitation du gisement pétrolier du bassin Amou-Daria de Sheberghan, signé en janvier 2023 entre les talibans et la China National Petroleum Company.


    


Notes

(1) Georges Lefeuvre, « L’Afghanistan, cimetière des empires », Diplomatie, n°111, septembre 2021.

(2) D’après le Portail sur le terrorisme en Asie du Sud (https://​www​.satp​.org/).

(3) 19 millions (estimation) de Pachtounes en Afghanistan, 40 millions au Pakistan.

(4) Syed Zabiullah Langari, « Joint Declarations Issued After Moscow Talks », Tolo News, 6 février 2019 (https://​tolonews​.com/​i​n​d​e​x​.​p​h​p​/​a​f​g​h​a​n​i​s​t​a​n​/​j​o​i​n​t​-​d​e​c​l​a​r​a​t​i​o​n​-​i​s​s​u​e​d​-​a​f​t​e​r​-​m​o​s​c​o​w​-​t​a​lks).

(5) Secunder Kermani, Sami Yousafzai, « Taliban “not seeking to seize all of Afghanistan” », BBC News, 6 février 2019 (https://​www​.bbc​.com/​n​e​w​s​/​w​o​r​l​d​-​a​s​i​a​-​4​7​1​3​9​908).

(6) Rappelons que Sirajuddin Haqqani est sur la liste américaine des terroristes et sa capture est mise à prix à 10 millions de dollars.

(7) Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR), « Quarterly report to the United States Congress », 30 octobre 2023 (https://​www​.sigar​.mil/​p​d​f​/​q​u​a​r​t​e​r​l​y​r​e​p​o​r​t​s​/​2​0​2​3​-​1​0​-​3​0​q​r​.​pdf). SIGAR est une agence du Congrès américain.

(8) William Byrd, « Two Years into Taliban Rule, New Shocks Weaken Afghan Economy », United States Institute of Peace, 10 août 2023 (https://​www​.usip​.org/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​2​0​2​3​/​0​8​/​t​w​o​-​y​e​a​r​s​-​t​a​l​i​b​a​n​-​r​u​l​e​-​n​e​w​-​s​h​o​c​k​s​-​w​e​a​k​e​n​-​a​f​g​h​a​n​-​e​c​o​n​omy).

(9) Lors de rencontres de l’auteur avec Nasrullah Babar.

Georges Lefeuvre

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