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vendredi 29 mars 2024

Afghanistan : mille jours de gouvernement taliban

 

Non, le « cimetière des empires », désormais Émirat islamique d’Afghanistan – n’a pas purement et simplement disparu du radar de la tumultueuse actualité agitant de toutes parts l’Asie-Pacifique, loin s’en faut. A minima, disons qu’il s’est fait un tant soit peu plus discret dernièrement, moins omniprésent, laissant à d’autres théâtres asiatiques eux aussi terriblement fébriles le devant de la scène géopolitique régionale, comme le détroit de Taïwan, la mer de Chine du Sud, la péninsule coréenne ou la frontière sino-indienne.

Certes, près de trois ans après la désintégration à l’été 2021 de l’administration Ghani à Kaboul, la défaite – par KO et chaos – du camp pro-démocratie sous les coups de boutoir des mollahs talibans et de leurs troupes zélées, pour ne pas parler du retrait précipité, sinon désordonné, voire déshonorant, d’une coalition internationale éreintée par deux décennies de présence, d’espérance et d’impuissance conjuguées, cette nation passerelle entre les Asies centrale et méridionale ne s’est pas départie de sa jurisprudence crisogène, ni de sa fébrilité maladive, moins encore de sa sinistralité coutumière. L’actualité de ces derniers jours, des semaines passées, en témoigne plus qu’il ne faudrait.

Le 21 mars, à Kandahar, seconde ville du pays et terreau méridional originel des talibans, un attentat-suicide perpétré devant une banque et imputé au groupe terroriste État islamique (EI) faisait une vingtaine de victimes civiles se pressant alors devant l’établissement, en plein ramadan. Un énième acte inqualifiable condamné par les Afghans et la communauté internationale : « une attaque terroriste insensée », selon les mots de la chargée d’Affaires américaine en Afghanistan.

Trois jours plus tôt, le 18 mars, les forces pakistanaises menaient des frappes aériennes sur l’Est afghan, sur les provinces de Paktika et Khost, laissant dans leur sillage une dizaine de morts parmi la population. Une attaque amenant les troupes frontalières afghanes à riposter à l’arme lourde. Islamabad justifie ces frappes en réponse à l’attaque meurtrière (7 morts dans les rangs des forces pakistanaises) engagée 48 heures plus tôt au Nord-Waziristan (Pakistan) par des Talibans pakistanais (TTP), dont la base-arrière se trouverait sur le sol afghan, ce que nie véhément le gouvernement taliban afghan. Des événements graves fragilisant plus encore la très erratique relation entre ces deux nations partageant 2 670 km de frontière commune… et bien des désaccords.

Du reste, comment pourrait-il en aller différemment au premier trimestre 2024 entre Kaboul et Islamabad alors que cette dernière a décrété en novembre dernier le rapatriement express vers l’Afghanistan – le HCR parle de retour forcé – des réfugiés afghans présents au Pakistan et ne pouvant justifier de papiers d’identité (carte de citoyenneté) en bonne et due forme. Depuis octobre 2023, un demi-million d’Afghans ont dû quitter ce havre très relatif, par-delà la Ligne Durand (frontière).

Mi-janvier, pendant une dizaine de jours, on déplorait par ailleurs à la frontière afghano-pakistanaise, au poste de Torkham, un interminable embouteillage de camions, de transports de marchandises sur des kilomètres, Islamabad renforçant les exigences en matière de documents d’identité (passeport et visas valides pour les conducteurs afghans à compter du 13 janvier). En retour, les autorités talibanes afghanes interdisaient aux véhicules de transport pakistanais d’entrer en Afghanistan.

La gouvernance talibane, déjà sujette à caution sur de multiples plans, tarde de toute évidence à délivrer ses bienfaits à la population. Même surtout pour ses besoins primaires : selon le dernier rapport du Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR), au printemps 2024, l’insécurité alimentaire sévère touche 16 millions d’Afghans. De leur côté, les Nations unies (UNOCHA) révèlent que du fait des ingérences et obstructions multiples des talibans sur le terrain – plus de 130 répertoriées officiellement pour le seul mois de novembre 2023 – dans le déroulement des opérations humanitaires, une trentaine de projets d’assistance diverses à la population afghane ont dû être interrompus, affectant les franges les plus exposées, les régions les plus sinistrées. Ce, alors même que selon l’OMS, environ 18 millions d’Afghans ont cruellement besoin d’une assistance en matière de soins de santé.

Sans surprendre, ce n’est pas dans le domaine économique et de la gestion des finances publiques que la supposée expertise talibane a jusqu’alors fait des miracles : selon la Banque mondiale, lors de leurs deux premières années aux affaires, l’économie afghane s’est respectivement contractée de –20,7 % et –6,2 %. Le Bureau international du travail (BIT) évolue à près d’un million les destructions d’emplois en Afghanistan depuis l’été 2021.

Contrairement aux promesses des responsables talibans faites à l’été 2021, les droits de l’homme figurent en bonne place des secteurs sinistrés sous leur joug obscurantiste. Peu avant Noël, lors d’une allocution à la tribune du Conseil de Sécurité, la Représentante Spéciale du Secrétaire général de l’ONU détaillait, désemparée, à son auditoire, l’effroyable panorama de souffrance et d’affront fait aux Afghanes et aux Afghans : « Discrimination systématique à l’égard des femmes et des filles, répression de la dissidence politique et de la liberté d’expression, absence de représentation significative des minorités, cas constants d’exécutions extrajudiciaires, d’arrestations et de détentions arbitraires, tortures et mauvais traitements. »

Sans parler comme il se doit des assauts incessants en direction de la résiliente, méritante société civile afghane et de ses magnifiques hérauts. « Comment a-t-on pu accepter que les talibans s’assoient à la table des négociations à Doha ? », s’emporte à bon droit Chékéba Hachemi, dont le propos à fleur de peau est relayé dans un très éclairant article du magazine Le Point publié le 8 mars au titre éloquent, sinon glaçant : « En Afghanistan, 28 millions de femmes et de filles emmurées vivantes ».

Plutôt que de se montrer enclin à quelque assouplissement ou réforme en la matière, le gouvernement taliban préfère arrêter sur la voie publique les femmes pour non-conformité au code vestimentaire, ou encore annoncer le recrutement de 100 000 professeurs qui dispenseront leur enseignement dans des madrassas. Pour rappel, dès 2022, l’administration talibane faisait la promotion de l’étrange concept pédagogique de « public jihadi madrassas », où la priorité serait – dans chacune des 34 provinces du pays – donnée à l’enseignement religieux, loin devant toute autre matière.

On pense ici notamment au souhait de Pékin et d’Islamabad d’inclure l’Afghanistan dans l’ambitieuse autant que controversée Belt & Road Initiative chinoise (BRI).Près de trois ans donc après le retour à Kaboul d’un gouvernement taliban, la communauté internationale dans son entièreté s’est jusqu’alors abstenue de lui accorder la reconnaissance officielle à laquelle cette administration peu éclairée aspire tant. Une lenteur qui n’est pas sans exaspérer cette ancienne insurrection radicale peu versée en son temps dans la diplomatie… Pour autant, quand le Département d’État américain explique que « les talibans doivent gagner en légitimité pour être reconnus à l’échelle internationale », les maîtres actuels de Kaboul et de ce territoire enclavé entre Asie centrale et sous-continent indien défendent un tempo et un mode opératoire fort différents. Notamment lorsque Pékin accueillait le 1er décembre 2023 le nouvel « ambassadeur » taliban dans la capitale chinoise. Ou encore quand les capitales régionales d’Asie méridionale et d’Asie centrale, en plus de Pékin, Moscou et Ankara, se désolidarisent peu à peu de cet embargo occidental sur la reconnaissance internationale de ce régime disputé pour favoriser pragmatiquement leurs intérêts sécuritaires et économiques respectifs. Avec pour dénominateur commun le principe d’interagir avec les talibans plutôt que de les isoler – si certaines conditions sont préalablement réunies.

En 2022, les talibans ont certes interdit la production et le commerce de l’opium, faisant brutalement chuter l’année suivante les revenus générés par ce trafic éminemment lucratif (réduite de 90 %, la récolte 2023 d’opium aurait généré « seulement » 200 à 260 millions dollars, contre plus d’1,5 milliard de dollars deux ans plus tôt). Mais au regard du passif global considérable associé à leur management austère et anachronique de ces trois dernières années, leur accorder la précieuse reconnaissance internationale de leur « gouvernement » sonnerait comme un effroyable mépris pour les souffrances endurées par la population accablée de ce si tourmenté cimetières des empires – sinon des espérances et de la gouvernance.

Olivier Guillard

asialyst.com