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vendredi 22 mars 2024

7 octobre 2023 : effondrement d’un modèle opérationnel

 

Il en va des modèles opérationnels, soit la manière d’organiser et d’utiliser ses forces afin d’atteindre un objectif stratégique, comme des paradigmes scientifiques. Ils durent tant qu’ils parviennent à résoudre les problèmes rencontrés, mais ils doivent être changés lorsqu’ils ne parviennent pas à en surmonter un seul important. D’un point de vue militaire, l’attaque du 7 octobre 2023 en Israël apparaît comme une énorme et horrible anomalie qui met sérieusement à mal le paradigme de défense israélien en vigueur depuis plus de vingt ans.

Une différence majeure entre paradigmes scientifiques et paradigmes opérationnels est que l’univers dans lequel on pense les stratégies nationales n’est pas fixe, mais changeant et souvent changeant brutalement, dans tous les sens du terme. Il y a un temps où le modèle en vigueur résout des problèmes et se renforce même en les résolvant, à la manière d’Urbain Le Verrier utilisant la physique newtonienne pour résoudre le problème de l’orbite étrange de la planète Uranus par la découverte de Neptune. Il y a ensuite le temps du remplacement lorsque l’on ne parvient pas à résoudre le problème rencontré, comme celui du mouvement de la planète Mercure, que personne ne parvient cette fois à comprendre avec les équations de Newton. Une difficulté majeure est que l’on ne sait généralement pas sur le moment de quelle nature est le problème rencontré.

Le modèle de la mise à distance

Le modèle opérationnel en vigueur en Israël depuis le début du siècle est celui du maintien à distance des menaces les plus probables grâce à un bouclier aéroterrestre construit progressivement. Ce bouclier est constitué d’une barrière de surveillance le long de la frontière et d’une défense aérienne multicouche très dense. Seule la Cisjordanie, jugée stratégique, fait l’objet d’une présence militaire physique doublant le réseau des colonies de peuplement. Pour le reste, le Sud-Liban et la bande de Gaza, jugés bourbiers inutiles, sont évacués militairement en 2000 et en 2005, avec cet inconvénient accepté que ces deux espaces sont alors occupés respectivement par le Hezbollah et par le Hamas et constituent de véritables proto – États. Le bouclier israélien est doublé d’une épée, à base de raids terrestres et surtout de frappes aériennes, destinée à porter des coups suffisamment forts à l’ennemi pour le neutraliser pendant quelque temps, tout en espérant que, par dissuasion cumulative, il finisse même par renoncer définitivement à porter des attaques.

On assiste ainsi pendant plus de vingt ans à une confrontation sous le seuil de la guerre ouverte entre Israël et l’Iran et entre Israël et la Syrie, et à une série de petites guerres avec le Hezbollah en 2006 et surtout le Hamas de 2006 à 2021. Ces guerres ont toutes la même forme. Les organisations armées tentent de frapper Israël par des tirs de projectiles divers et par des coups de main s’efforçant de percer ou contourner. Tsahal (1), l’armée israélienne, pare ces coups par le réseau de surveillance et de défense des abords ainsi que par la défense civile et le système antiprojectiles Dôme de fer mis en œuvre à partir de 2012. Dans le même temps, l’aviation israélienne lance systématiquement de puissantes campagnes de bombardement, tandis que l’armée de Terre tente parfois des incursions de plus ou moins grande ampleur sur le territoire ennemi.

On assiste ainsi à une série d’affrontements asymétriques tellement routiniers que l’armée israélienne parle de « tondre le gazon régulièrement ». Cela a plutôt mal fonctionné contre le Hezbollah à l’été 2006, lorsque Tsahal a perdu 119 soldats sans parvenir à détruire significativement l’armée ennemie ni à empêcher 4 000 roquettes du Hezbollah de tuer 44 civils dans le nord d’Israël, mais c’est un cas unique. Les pertes du Hezbollah, plus de 600 combattants, et les ravages au Liban, avec notamment plus de 1 100 civils tués par les Israéliens, ont par ailleurs été tels qu’ils ont sans doute effectivement dissuadé l’organisation libanaise d’attaquer de nouveau.

Cela a beaucoup mieux réussi, semble-t‑il, contre le Hamas : pendant quinze ans, de 2006 à 2021, les attaques de l’organisation contre le territoire israélien par le ciel et le sol ont été parées, faisant finalement assez peu de victimes (environ 30 civils tués par les roquettes et obus et moins de 90 soldats tués). Il est même possible qu’en réduisant épisodiquement la vie de la société israélienne, et notamment son trafic routier, ces petites guerres – 2006, 2008, 2012, 2014, 2021 – aient eu pour conséquence de réduire la mortalité globale en Israël. L’erreur a été de croire que cela fonctionnerait toujours.

Vers le croisement des courbes

En fait, ce modèle de maintien à distance comporte deux faiblesses intrinsèques. La première est que cette manière de faire touche beaucoup plus la population arabe que celle d’Israël, avec au total pour Gaza plusieurs dizaines de milliers de morts et blessés civils, dans des frappes aériennes essentiellement. Cela a pour première conséquence de réduire progressivement le soutien international à Israël. À l’exception de l’opinion américaine, la seule qui compte vraiment, tout cela n’influence cependant guère la politique israélienne, d’autant plus que la question palestinienne s’estompe du paysage politique.

En reprenant la classification du sociologue canadien MacCurdy à propos de la population londonienne pendant les bombardements de 1940 à 1945, cela a surtout pour conséquence de constituer, notamment à Gaza, une population primaire de « touchés directs », blessés, familles et proches, de plusieurs centaines de milliers de personnes, soit une proportion très importante pour 2,3 millions d’habitants (2). Ces gens en colère peuvent se retourner contre ceux qui ont causé cette guerre et qui par ailleurs les administrent mal, mais ils forment surtout le premier bassin de recrutement de combattants contre Israël. Les touchés secondaires, c’est-à‑dire le reste de la population qui assiste à ces drames et qui subit aussi les conséquences du blocus, ont des sentiments plus ambivalents, mais on n’imagine pas non plus qu’Israël soit très populaire parmi eux.

La deuxième faiblesse est que ce modèle opérationnel israélien de guerre à distance n’écrase pas suffisamment l’ennemi pour l’empêcher de monter en puissance. Le Hamas a certes subi des pertes beaucoup plus importantes que celles des Israéliens, peut-être 2 500 combattants de 2006 à 2021, mais c’est assez faible au regard de son potentiel. Au bout du compte, la pression israélienne s’avère donc plutôt stimulante. Grâce à l’aide matérielle étrangère, mais surtout grâce à des ressources endogènes, la branche militaire du Hamas ne cesse de progresser en capacités depuis 2006, malgré les affaiblissements épisodiques des « tontes de gazon ». L’arsenal de roquettes est toujours plus important et permet de frapper toujours plus loin. Les combattants du Hamas sont décrits par les soldats israéliens comme fuyards en 2006, puis maladroits, mais acceptant le combat en 2008, puis devenus capables de mener des combats d’infanterie complexes en 2014. Si leur capacité offensive reste contrainte par la solidité de la barrière de défense israélienne, leur capacité défensive associée à un modelage du terrain urbain et souterrain est au fil du temps de plus en plus importante.

En résumé, pour reprendre l’expression du théoricien soviétique Alexandre Svetchine, la « courbe d’intensité stratégique » du Hamas ne cesse de monter depuis 2007 alors que celle des Israéliens ne croît pas au même rythme malgré les perfectionnements permanents apportés au modèle. On pouvait donc, par projection, imaginer que ces deux courbes finiraient par se croiser, même si elles se trouvaient encore loin l’une de l’autre.

L’horrible anomalie

Le croisement a eu lieu le 7 octobre 2023 au matin. Il est beaucoup plus le résultat d’une planification précise du Hamas que d’une percée technologique. En cela, l’opération « Déluge d’Al – Aqsa », comme l’ont baptisée les commandants du Hamas, ressemble beaucoup à l’opération de franchissement du canal de Suez par les Égyptiens le 6 octobre 1973, le caractère terroriste en plus. Le Hamas a commencé par cartographier très précisément le dispositif ennemi, pour se doter ensuite des moyens permettant de le paralyser ou de l’aveugler. Du côté de la force de frappe, il s’est agi de tirer plusieurs milliers de roquettes en une seule journée et avec des cadences de tir très rapides sur une même zone afin de saturer le Dôme de fer. L’élément le plus nouveau et le plus important est cependant l’ambition de pouvoir détruire aussi simultanément que possible les capteurs, les mitrailleuses téléopérées et les moyens de communication qui parsèment le mur et les clôtures de la barrière ainsi que les tours de surveillance et de communications en arrière. On prépare ainsi une force d’aveuglement du réseau avec tous les moyens de frappe précise à distance, fusils de tireurs d’élite, missiles antichars et, surtout, – seule vraie nouveauté technique – une flotte de drones kamikazes ou porteurs de projectiles. Une fois le système aveuglé, le mur devra être percé à l’explosif ou au bulldozer et plusieurs vagues d’assaut pourront se répandre sur le territoire israélien proche.

Toute cette préparation n’aurait cependant pas suffi pour que la courbe du Hamas rejoigne celle de Tsahal si les Israéliens n’avaient pas non plus fait baisser la leur. Avant le 7 octobre, le commandement militaro – sécuritaire et le gouvernement d’Israël, entre lesquels les relations sont par ailleurs plutôt conflictuelles, sont persuadés que la menace du Hamas est très réduite. Ils ont été aidés dans cette croyance par le Hamas lui – même, qui a pris soin d’éviter de participer aux évènements violents de 2022 et de 2023 et qui a sciemment laissé croire aux Israéliens, par un vrai plan d’intoxication, que leur organisation était aux abois et n’avait plus l’intention de se battre. L’effort militaire israélien est alors porté sur la protection des colons en Cisjordanie. Pis, le 7 octobre, jour de shabbat et de fête religieuse, les partis nationalistes-religieux ont obtenu qu’une part inédite des militaires puisse être en permission. En ajoutant des circonstances particulières, comme la mise en maintenance des trois grands ballons de surveillance, le dispositif de surveillance et d’action autour de la bande de Gaza n’a jamais été aussi faible et peu vigilant que le 7 octobre 2023, ce que les chefs du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar et Mohammed Deif, savaient parfaitement.

La suite est connue. Le 7 octobre, l’attaque massive de roquettes est plutôt contrée par les Israéliens. L’attaque terrestre du Hamas en revanche réussit à percer la barrière à 20 endroits et au moins 2 000 combattants, suivis de civils, pénètrent jusqu’à plusieurs kilomètres à l’intérieur du territoire israélien, attaquant les bases militaires, massacrant la population et ramenant 240 otages à Gaza. Du côté israélien, c’est la confusion, ce cas de figure n’ayant jamais été anticipé, et une improvisation complète pour rétablir la sécurité dans la zone attaquée. Le dimanche 8 octobre, le bilan est terrible avec 312 militaires, 59 policiers et 843 civils tués ; jamais Israël n’avait été frappé aussi violemment en une seule journée, qui plus est par une organisation armée.

Parmi les victimes, il y a également le modèle opérationnel israélien, qui a manifestement failli. On pourrait se dire qu’il y a eu surtout des causes circonstancielles à cet échec, et qu’en renforçant la barrière tout en frappant massivement à l’intérieur de Gaza, il sera possible d’assurer de nouveau la sécurité, sinon la paix, pendant des années. C’est d’abord ce qui est tenté, comme si, dans le doute, on commençait par faire simplement ce que l’on sait faire. On perçoit cependant très vite que cette réponse ne sera pas forcément à la hauteur du choc subi et, surtout, qu’un doute énorme s’est installé. Un paradigme repose aussi sur la confiance dans son efficacité. À partir du moment où cette confiance est perdue, il ne peut subsister très longtemps. Le problème israélien est qu’il lui faut trouver un remplaçant dans l’urgence et que les modèles de remplacement, en premier lieu une opération de conquête de Gaza suivie d’une occupation difficile pour celui qui la mènera, sont tous déplaisants. 

Notes

(1) Tsva ha-Haganah le-Israël ou « Force de défense d’Israël ».

(2) J. T. MacCurdy, The Structure of Morale, Kessinger Publishing, 2010 (1943).

Michel Goya

areion24.news