Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 3 août 2023

Le profil des dirigeants des services de renseignement des démocraties a-t-il changé en 25 ans ?

 

Diriger un service de renseignement n’est pas un métier ordinaire. Quel que soit leur objet (intérieur, extérieur, militaire, etc.), ces agences sont des organismes régis par le secret et utilisant des techniques spéciales, ce qui les distingue largement des administrations traditionnelles.

Encore inconnus il y a quelques décennies, leurs dirigeants sont devenus des figures publiques, leur nomination étant publiquement annoncée et leurs interventions relayées par les médias.

Que pouvons-nous tirer de l’étude de leurs profils sur les caractéristiques de leur mandat, leur lien avec les autorités, la professionnalisation des services ou leur insertion dans la société ?

Pour tenter d’apporter une réponse, les profils de 153 dirigeants de 104 services de renseignement de 35 pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont été analysés.

Pour l’immense majorité des agences, le 11 septembre 2001 a marqué un tournant. Engagées dans une lutte contre le terrorisme sur les théâtres intérieurs et extérieurs, elles ont bénéficié de moyens sensiblement accrus, se sont transformées et ont inscrit leur action dans un contexte de transparence croissante. C’est pourquoi une comparaison sur un quart de siècle, à partir de l’année 1998, est nécessaire pour mesurer les évolutions potentielles.

Le périmètre s’est imposé assez rapidement du fait de la culture démocratique commune qui règne au sein de l’OCDE. Trois pays ont été écartés, l’Irlande et l’Islande, qui ne possèdent pas de services à proprement parler, et les États-Unis, qui comptent de nombreuses agences et dont le caractère est surdéterminant.

L’étude s’est nourrie exclusivement d’informations disponibles en sources ouvertes : biographies publiées sur Internet, nominations officielles, interviews données dans des journaux ou lors de colloques, etc. Du fait de la nature du sujet, de nombreuses données ne sont cependant pas disponibles, limitant, de fait, certaines comparaisons.

Une certaine stabilité du profil-type

Une timide augmentation du nombre de femmes à la tête des services

La prépondérance de dirigeants masculins à la tête des agences est persistante. D’une seule femme directrice en 1998 à 12 en 2023, celles-ci demeurent six fois moins nombreuses à la tête des agences que les hommes, à quelques exceptions près, dans les pays nordiques, certains pays d’Europe occidentale, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada. On est loin de la parité ou même des ambitions affichées dans certains pays pour la haute administration (40 % en France). La perception d’un métier réservé aux hommes se traduit par des exigences d’expérience plus élevées pour les femmes, comme le suggère leur âge à la prise de fonction : 57 ans pour les femmes contre 52 ans pour les hommes.

Une moyenne d’âge relativement stable

L’âge des chefs de service a légèrement augmenté depuis 1998, passant de près de 50 ans à 53 ans en 2023. Cette tendance est observée pour les deux sexes, sans distinction entre les agences civiles et militaires. Les pays d’Europe centrale et orientale se distinguent par l’âge de leurs directeurs (42 ans en 1998 et 46 ans en 2023), ce qui traduit la volonté de ces pays de se débarrasser de leur héritage communiste. En revanche, les pays d’Europe du Sud, le Japon, la Corée du Sud (61 ans) et l’Amérique latine (environ 58 ans) ont des directeurs plus âgés. Cette moyenne d’âge assez avancée confirme la recherche de l’expérience pour ces fonctions.

Divers parcours académiques : de la philosophie aux écoles militaires

Sur 88 profils dont les origines académiques sont identifiables, 67 ont une formation universitaire, tandis que 11 ont une formation d’officier. Les domaines varient du droit (44,1 % en 1998 et 32,6 % en 2023), aux sciences sociales, à l’ingénierie, l’économie, les relations internationales et l’histoire – de moins en moins populaire parmi les directeurs actuels. Cette tendance est similaire à la formation universitaire des membres du gouvernement dans ces États, traduisant l’existence d’un vivier académique commun, et tranche avec l’image d’une différence d’origine.

De plus en plus de hauts-responsables civils au professionnalisme plus marqué

Origine professionnelle

En 1998 comme en 2023, les services sont principalement dirigés par des civils (environ 66 %), du fait de la prééminence de services civils dans la majorité des pays. Toutefois, la part des civils à la tête des services militaires a considérablement augmenté, passant de 7 % à 25 % au sein de ces derniers. Le statut de militaire n’est donc plus nécessairement une condition pour diriger ces services, surtout si une expertise dans le milieu du renseignement peut être démontrée. En 2023, ce domaine est d’ailleurs la première origine professionnelle des responsables de service (40 %). La carrière militaire reste une origine récurrente, mais moins importante qu’en 1998 (22,5 %), tandis que les responsables issus de la diplomatie sont plus nombreux (10 %).

Ancienneté dans le renseignement

Les services sont de plus en plus dirigés par des professionnels du renseignement. Entre 1998 et 2023, le nombre d’années moyen d’expérience des responsables avant leur prise de fonction a augmenté de quatre ans, passant d’environ dix à quatorze ans, dans la majorité des régions étudiées. Cette augmentation s’explique par la professionnalisation du renseignement dans de nombreux pays. Le changement est le plus marquant en Europe occidentale, où le nombre moyen d’années d’expérience a doublé (de cinq à onze ans). La France demeure une exception : quatre des cinq derniers Directeurs généraux de la sécurité extérieure (DGSE) sont d’anciens ambassadeurs tandis que les deux derniers Directeurs généraux de la sécurité intérieure (DGSI) viennent du corps préfectoral. L’expérience dans le milieu avant la prise de poste est la plus courte dans les pays d’Europe du Nord, sans doute du fait de la culture nordique de parcours professionnels variés et de changements de postes réguliers au cours d’une carrière.

Poursuite de carrière

Il est plus difficile de savoir ce que deviennent ces dirigeants. Seuls 38 profils de dirigeants de 1998 ont pu être étudiés. En 1998, la poursuite de carrière la plus fréquente est l’entrée en politique en tant qu’élu, ministre ou conseiller au sein de ministères (Défense, Intérieur ou Affaires étrangères). Ainsi, diriger un service de renseignement semble constituer une passerelle pour l’accès à des fonctions administratives ou politiques supérieures. Pour six des dirigeants étudiés, ce poste a été le dernier de leur carrière. Cinq des dirigeants se sont tournés vers le privé, généralement dans des entreprises liées au renseignement ou à la défense, ou dans des fonctions de conseil. Cinq autres ont continué leur carrière dans la diplomatie, confirmant les liens historiques entre les deux professions. D’autres se sont orientés de façon plus générale dans le domaine de la sécurité puisque quatre ont poursuivi une carrière militaire et une dans la police. Trois seulement sont restés dans le domaine du renseignement. La responsabilité d’une agence apparaît ainsi davantage comme le parachèvement d’une carrière dans le renseignement plutôt qu’une voie d’entrée dans le milieu pour des professionnels issus d’autres administrations.

Des relations formelles avec les autorités qui n’ont guère changé

Autorité de nomination

Sur les 104 agences étudiées, 26 ne publient pas d’information relative aux conditions de nomination de leur dirigeant. Pour celles qui le font, leurs directeurs sont souvent nommés par les chefs de gouvernement ou des ministres. Plusieurs États européens exigent cependant le passage devant une commission ou une audition parlementaire avant nomination.

Pour les 63 agences existant en 1998, l’autorité nommant officiellement leurs directeurs n’a pas changé.

Contexte politique de nomination

Le changement de directeur à la tête d’une agence peut être motivé par plusieurs raisons : l’alternance politique à l’échelle nationale (changement de gouvernement), les scandales politiques entachant le responsable, le limogeage pour échec ou faute, et la volonté de préserver une continuité politique. Sur les 44 cas pour lesquels des informations sont disponibles, 22 traduisaient une alternance politique, 13 un scandale politique, sept une continuité politique et deux un licenciement pour échec ou faute grave.

Affiliation politique

Déterminer l’affiliation politique des directeurs n’est possible que pour 19 d’entre eux, dont quatorze étaient en poste en 1998 et cinq sont actuellement en fonction. L’information ne figure pas sur leur biographie officielle. Elle est généralement publiée après la fin de leur mandat, se révélant par un positionnement lors d’apparitions ou d’actions publiques. L’Allemagne se démarque du cas général puisque trois de ses directeurs sont ouvertement membres de la CDU, à la différence du président de la République et du chancelier fédéral, tous deux membres du SPD.

Durée du mandat

Le rapport des dirigeants des services avec leurs autorités politiques nationales passe aussi par la durée de leur mandat – des mandats courts, renvoyant à leurs pendants politiques. Une majorité d’entre eux ne bénéficie pas d’une loi spécifique encadrant cette durée, généralement comprise entre trois et six ans, ce qui les inscrit dans une temporalité proche de celle du pouvoir politique.

Contexte de fin de mandat ou raison de départ

Malgré l’absence de données pour la moitié d’entre eux, les raisons de la fin des mandats des dirigeants en poste en 1998 peuvent être distinguées : départ à la retraite ou fin de mandat (48 %), nomination ou mutation sur un autre poste (22 %), limogeage pour raison politique dans un contexte de changement d’exécutif (8 %), limogeage à la suite d’un scandale entachant le service (14 %) et démission (8 %). S’il n’est jamais évident de faire la distinction entre un départ volontaire et un départ provoqué par les autorités, ces résultats confirment que la fonction de directeur d’un service parachève souvent une carrière professionnelle et qu’elle est particulièrement sensible à la volonté de l’exécutif.

Une apparition modeste sur la scène publique

Surface médiatique

La médiatisation des dirigeants des services demeure limitée en 2023. Elle semble toutefois avoir augmenté par rapport à 1998, ce qui s’explique par une exposition plus importante des services et une ouverture au public moins frileuse qu’auparavant. Les scandales politiques jouent un rôle de catalyseurs de cette exposition médiatique. En Espagne, par exemple, l’actuelle directrice du Centro Nacional de Inteligencia (CNI), Esperanza Casteleiro, s’est retrouvée propulsée sur le devant de la scène à la suite du scandale Pegasus, très médiatisé, qui avait causé la démission de sa prédécesseure en mai 2022. Des dynamiques similaires ont récemment été observées en Grèce, au Danemark et en Lituanie. L’augmentation de la surface médiatique des dirigeants peut résulter également du contexte général, comme la guerre en Ukraine. Ainsi, les commentaires des dirigeants des services baltes sur ce conflit sont souvent publiés à la fois par la presse locale et par les médias internationaux.

Transparence des biographies

Bien que le milieu soit caractérisé par le secret, de nombreuses informations sur les dirigeants des services sont accessibles en sources ouvertes, en particulier pour les directeurs actuels (Wikipédia, sites Internet des services…). Le manque de transparence globale soulève néanmoins des questions : en raison de leur caractère démocratique, devrions-nous attendre plus de transparence de la part des services de ces pays ? À l’heure du numérique, leurs directeurs devraient-ils être autorisés ou incités à être actifs sur les réseaux sociaux, comme certains le sont déjà sur Twitter, avec les risques que cela comporte (piratage, divulgation de données sensibles sur leurs missions ou sur leur vie privée, etc.) ?

Conclusion

Cette étude sommaire des dirigeants des services de renseignement de 1998 et de 2023 des pays de l’OCDE montre que, depuis 1998, le profil-type du dirigeant n’a pas radicalement évolué : majoritairement masculin et civil, il émane des mêmes origines académiques que les autres responsables publics et voit ses conditions de nomination maintenues dans la main du pouvoir exécutif.

Néanmoins, l’augmentation de l’expérience dans les métiers du renseignement traduit le mouvement de professionnalisation des services jusqu’au sommet de leur hiérarchie, la France demeurant une exception à cet égard.

L’exposition publique et médiatique croissante de ces dirigeants est ambivalente : elle permet aux citoyens d’identifier précisément les responsables des services mais peut conduire à en faire de commodes boucs émissaires.

On peut ainsi souhaiter que les futurs dirigeants de ces services répondent à une triple exigence : disposer d’une capacité professionnelle éprouvée, entretenir une relation étroite et confiante avec les dirigeants politiques, et refléter l’état de la société qu’ils sont censés servir.

Groupe d'élèves de Sciences Po / PSIA