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mercredi 16 août 2023

F-35 : l’avion de toutes les contradictions

 

Lockheed Martin F-35 Lightning II
© US Air Force


Lancé au début des années 1990, ce qui allait devenir le programme JSF (Joint strike fighter) devait donner naissance à un chasseur multiple à bas coût capable de répondre à tous les besoins des forces américaines et de leurs alliés. Un quart de siècle plus tard, et alors que plus de 950 F‑35 Lightning II ont été produits et livrés, le chasseur de Lockheed Martin n’est toujours pas pleinement opérationnel, et cumule les défauts techniques et les limitations opérationnelles, ce qui ne l’empêche pas d’inonder le marché mondial des avions de combat. Retour, en quelques pages, sur l’avion de toutes les contradictions.

Dans un précédent article (1), nous avions abordé en détail les déboires du F‑35, et notamment la désastreuse gestion des mises à jour de l’appareil, qui avaient provoqué à l’époque une véritable levée de boucliers de la part des parlementaires américains, et de certains anciens gestionnaires du programme. Si la guerre en Ukraine et les tensions grandissantes en mer de Chine ont fait pudiquement taire la plupart des voix dissidentes, l’avion de Lockheed Martin a tout de même connu plusieurs problèmes très marquants au cours des derniers mois. En septembre 2022, les livraisons de F‑35 ont été temporairement stoppées afin d’enquêter sur la présence à bord de l’appareil d’alliages d’origine chinoise. Le mois suivant, c’est le crash très médiatisé d’un F‑35B lors d’un vol de réception qui a provoqué un arrêt de livraison des moteurs Pratt & Whitney F135 et l’interdiction de vol d’une partie de la flotte, le temps que la pièce de tuyauterie incriminée soit identifiée et remplacée.

Mais, plus important encore, il convient de noter que presque aucun des problèmes que nous avions soulevés en 2021 n’a été réellement résolu en 2023. C’est particulièrement vrai concernant les deux principaux objectifs de remise à niveau de l’appareil, le Technical refresh 3 (TR‑3) et le Block 4, qui continuent d’accumuler les retards et les surcoûts, malgré quelques timides avancées, et quelques déclarations qui soulèvent autant d’espoirs que d’inquiétudes.

Des remises à niveau imprécises

Après le relatif échec du Block 3F, c’est désormais le standard matériel et logiciel Block 4 qui doit apporter au F‑35 toutes les fonctionnalités – plus ou moins dégradées – prévues à l’origine du programme, et ce plus de deux décennies après le premier vol de l’appareil. Sur le papier, le Block 4 sera la première version stable et complète de l’avion, et devrait enfin lui fournir une pleine capacité antinavire, une capacité anti-­A2AD étendue, la possibilité d’emporter des bombes nucléaires, mais aussi un renforcement notable de ses capacités de guerre électronique.

Le Continuous capability development and delivery (C2D2)/Block 4 visait à adopter une approche de type agile dans le développement du F‑35, incrémentalement. Ainsi, plusieurs composants essentiels au futur Block 4 sont progressivement implantés dans les appareils de série du Block 3F. Dès 2023, les appareils produits dans le cadre des lots 15 à 17 devraient être livrés avec la mise à jour structurelle TR‑3, qui inclut notamment une nouvelle interface cockpit, de nouveaux calculateurs plus puissants, des améliorations matérielles sur les senseurs électro-­optiques (EOTS) et même une mise à jour de la suite de guerre électronique, dès l’année prochaine.

Ces appareils pourront théoriquement accueillir le standard logiciel Block 4 sans modification majeure, avec seulement deux ou trois semaines d’immobilisation, là où les appareils déjà livrés au standard TR‑2 devront subir un énorme (et coûteux) chantier de modernisation. Mais le coût et l’ampleur exacts du passage au Block 4 sont pour l’instant inconnus. Les estimations les plus optimistes évoquent au moins 25 millions de dollars pour la conversion d’un avion du standard TR‑2 vers un standard TR‑3 doté de certaines fonctionnalités du Block 4. Néanmoins, il semble de plus en plus évident que le véritable Block 4, qui n’est plus attendu avant 2029, sera bien plus ambitieux qu’initialement envisagé.

Alors qu’il était initialement prévu de doter l’intégralité de la flotte de F‑35 du radar APG‑81 à antenne électronique active (AESA), Northrop Grumman a annoncé en janvier 2023 avoir été sélectionné pour développer l’APG‑85, un nouveau radar basé sur son APG‑81, mais dont l’antenne intégrerait des composants GaN (nitrutre de gallium) de nouvelle génération, en lieu et place des composants GaAs (arséniure de gallium). Ce nouveau radar, qui pourrait intégrer les TR‑3 dès 2025, sera au cœur de la suite de détection et de guerre électronique du Block 4. Et comme les composants GaN supportent bien mieux la chaleur que le GaAs, la tentation sera sans doute grande de pousser la nouvelle antenne dans ses retranchements, imposant une plus grande consommation énergétique.

Cette approche incrémentale, également adoptée pour le standard F4 du Rafale, n’est pas une mauvaise idée en soi, puisqu’elle permet aux appareils livrés d’être systématiquement dotés des dernières évolutions technologiques. Néanmoins, dans le cas du F‑35, elle soulève de nombreux problèmes de rétrocompatibilité. Ainsi, alors que les avions livrés à partir du TR‑3 utiliseront nativement le système logistique ODIN, les appareils les plus anciens devront continuer à exploiter la suite ALIS, imposant aux forces aériennes de jongler avec deux systèmes réputés pour leur complexité et leurs erreurs à répétition. Et ces problèmes de doubles standards pourraient encore s’accroître à l’avenir, y compris sur les composants hardware, dès lors que le standard Block 4 définitif n’est pas véritablement figé et que, dans le même temps, les dispositions prises dans le cadre du TR‑3 sont calculées au plus juste. Un problème récurrent sur le F‑35, où la furtivité de la cellule implique systématiquement d’installer les nouveaux équipements dans un fuselage déjà encombré, et doté d’un système de refroidissement sous-­dimensionné. Cette approche incrémentale à l’aveugle est responsable de nombreux retards et surcoûts, mais tend aussi à limiter de plus en plus la capacité de rétrofit des appareils les plus anciens.

Le plus puissant moteur du monde manque-t‑il… de puissance ?

L’un des exemples les plus symptomatiques des problèmes posés par cette approche concerne la remotorisation du F‑35. En effet, le nouveau réacteur n’a été sélectionné qu’en mars 2023, pour une intégration sur le TR‑3 en vue de la mise en service du Block 4. Problème : les essais en vol du TR‑3 ont débuté deux mois plus tôt, et il devrait commencer à être livré aux clients à partir de l’été 2023 avec une baie moteur standard, ce qui implique que le nouveau moteur devra proposer des performances améliorées tout en conservant le format, l’interface et le flux d’air entrant du réacteur actuel.

Depuis plusieurs années, les responsables du développement de l’appareil soulignent que le futur Block 4 va grandement manquer de puissance. Un comble lorsque l’on sait que le F135 de Pratt & Whitney est le réacteur le plus puissant jamais embarqué sur un chasseur. En réalité, le F135 ne manque pas forcément de poussée, mais bien de capacité de production électrique. Par ailleurs, le F135 actuel chauffe énormément, et pose de vrais problèmes pour l’évacuation thermique des autres équipements embarqués, qui seront de plus en plus énergivores au fil des Blocks.

Pour le Block 4, il a été un temps envisagé d’équiper le F‑35 d’un moteur de nouvelle génération issu du programme AETP (Adaptative engine transition program), qui visait à proposer un réacteur à cycle variable capable de grandement améliorer l’autonomie de l’appareil, en plus de résoudre les problèmes de dissipation thermique et de production électrique. Finalement, il a été décidé d’opter pour une solution plus conservatrice en améliorant simplement le F135 existant, permettant théoriquement une meilleure rétrocompatibilité avec les F‑35 actuels. Dans sa version ECU (Engine core update), le F135 devrait donc être poussé dans ces derniers retranchements afin de permettre la pleine exploitation du standard Block 4.

Néanmoins, ce nouveau réacteur n’est pas attendu avant 2030, quand bien même le Block 4 est toujours officiellement annoncé pour 2029. Nonobstant d’éventuels – et très probables – retards, cela signifie qu’une part significative des F‑35 Block 4 (qu’ils soient livrés comme tels, ou rétrofités à partir des TR‑2) seront initialement livrés avec l’ancienne motorisation. Ces derniers devront probablement opérer au moins quelques années avec des systèmes dégradés, en attendant un éventuel changement de moteur.

Succès commerciaux et politique tarifaire brumeuse

Depuis 2021, et plus encore depuis l’invasion de l’Ukraine de 2022, des contrats ont été signés avec la Finlande, la Suisse et la Pologne, tandis que la Grèce, la République tchèque, la Thaïlande et la Roumanie ont officiellement fait part de leur intérêt pour l’appareil. Ainsi, malgré une gestion programmatique que l’on pourrait magnanimement qualifier de chaotique, le F‑35 continue d’engranger les contrats à l’exportation. Le chasseur furtif américain peut en effet compter sur la communication sans faille de Lockheed Martin, qui arrive à transformer le moindre problème en opportunité commerciale. Ainsi, la faible disponibilité et la lourde maintenance nécessaire au vol du F‑35 réduisent le nombre d’heures de vol disponibles pour une flotte donnée. Qu’à cela ne tienne ! En Suisse, où Lockheed a proposé de réaliser plus d’heures sur simulateur en compensation, la limitation est présentée comme un excellent moyen de réduire la consommation de carburant, la pollution et les nuisances sonores.

Dans d’autres pays, comme l’Australie, la Corée du Sud ou les Pays-Bas, le maintien du contrat opérationnel initial impose tout simplement de commander des appareils supplémentaires, à défaut de pouvoir faire voler un peu plus les F‑35 déjà livrés. Dans tous les cas de figure, Lockheed Martin en sort gagnant. Outre le bagou de son constructeur, le F‑35 bénéficie aussi largement du rouleau compresseur diplomatique du Département d’État américain, qui pèse de tout son poids pour que le nouveau fer de lance des forces américaines s’impose sur tous les marchés où il est en compétition, quitte à écraser les autres concurrents américains, comme le Super Hornet. Officiellement, bien sûr, le F‑35 remporte tous les marchés grâce à son extraordinaire compétitivité. Cette dernière, toutefois, a de quoi susciter des interrogations.

En effet, si les contrats FMS (Foreign military sales) interdisent officiellement de vendre à perte, il semble évident que le F‑35 est, dans le meilleur des cas, proposé à prix coûtant sur tous les marchés fortement concurrentiels. Quitte à ce que les tarifs proposés contredisent les chiffres internes au Pentagone. Ainsi, en Finlande, le F‑35 en FMS a été proposé à un prix nettement inférieur à celui du Super Hornet, également en FMS, avec un delta qui ne correspond absolument pas à celui observé entre le F‑35A et le Super Hornet achetés pour les forces américaines. Le F‑35 finlandais apparaît d’ailleurs 34 % moins cher que le F‑35 norvégien, alors même qu’Oslo est un partenaire historique du programme.

De fait, lorsqu’ils sont sélectionnés face à des appareils concurrents, les F‑35 achetés sur étagère semblent effectivement proposés à un prix relativement contenu, entre 80 et 100 millions de dollars pièce. Une facture qui permet, politiquement, de justifier de tels achats devant une opinion publique, mais qui ne reflète pas le coût réel de l’appareil sur sa vie opérationnelle. Ainsi, outre les 25 millions de dollars déjà évoqués pour passer du standard TR‑2 au TR‑3 avancé, la modernisation au standard Block 4 complet imposera l’achat d’un radar APG‑85 et d’un réacteur F135 ECU, faisant grimper la facture du rétrofit à près de 50 millions de dollars environ. Et ce, sans même parler des coûts liés aux abonnements – obligatoires – aux services ALIS et ODIN ou aux bibliothèques de menaces. Sachant que certains des premiers Blocks ne pourront être modernisés, on imagine que plusieurs opérateurs n’auront pas d’autres choix… que de commander de nouveaux avions neufs.

Alors que le développement du Block 4 n’en finit pas de commencer, l’avenir du F‑35 semble difficile à anticiper. Si le Block 4 est mené de la même manière que les standards précédents, on est en droit de sérieusement s’inquiéter sur la possibilité de rétrofiter les quelque 2 000 appareils qui auront été livrés d’ici à l’avènement de ce nouveau standard. Le risque, dès lors, est de voir la flotte mondiale de F‑35 divisée en deux catégories, avec d’un côté un F‑35 basique, doté du réacteur et du radar de base, mais avec un système stabilisé, et de l’autre un F‑35 toutes options, nativement équipé du nouveau moteur, permettant la pleine exploitation des dernières avancées hardware et software. Ironiquement, si l’on en arrive là, ce sont les premiers clients export de l’appareil, membres historiques du programme JSF, qui pourraient être les moins bien lotis. 

Note

(1) Yannick Smaldore, « F-35 : les inconnues ne sont toujours pas levées », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 78, juin-juillet 2021.

 Yannick Smaldore

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