Dimanche, le Washington Post a révélé qu'Evgueni Prigojine aurait proposé au mois de janvier dernier un accord avec l'armée ukrainienne. En échange d'un retrait de Bakhmout, le leader du groupe paramilitaire Wagner se serait montré prêt à divulguer à Kiev l'emplacement des troupes russes en Ukraine. Une information démentie par l'intéressé.
C'est la dernière révélation en date émanant de la fuite de dossiers confidentiels des services de renseignement américains sur la plateforme Discord. D'après le Washington Post, qui a pu obtenir ces nouveaux documents, le patron du groupe Wagner aurait eu des contacts téléphoniques et même rencontré à plusieurs reprises des membres de la direction du renseignement militaire ukrainien (HUR), notamment dans un pays africain non spécifié (le groupe Wagner assure la sécurité de plusieurs gouvernements sur le continent, ndlr)
Au cours de l'une de ces discussions, l'homme d'affaires russe reconverti en commandant de guerre, aurait donc proposé à ses interlocuteurs de se retirer de la ville assiégée de Bakhmout (est), en échange de renseignements sur les positions de l'armée russe, qui permettraient à Kiev de mieux les cibler.
Dans son article, le quotidien américain donne notamment la parole à deux responsables ukrainiens, qui confirment sous couvert d'anonymat ces informations, l'un d'entre eux allant même jusqu'à dire que la proposition d'Evgueni Prigojine avait été mise à plusieurs reprises sur la table, mais que Kiev l'avait toujours refusée par manque de confiance.
Selon un document, l'homme fort de Wagner aurait aussi affirmé à un officier ukrainien que l'armée russe peinait à se ravitailler en munitions et conseillé aux forces de Kiev de continuer leurs attaques à la frontière de la Crimée.
Interrogé à ce sujet le 13 mai, soit un jour avant la publication de l'article, le président ukrainien Volodymyr Zelensky n'a de son côté pas souhaité commenter, se contentant de dire qu'il s'agissait "d'une question de renseignement militaire".
Info ou intox?
Dans un premier temps, Evgueni Prigojine a semblé confirmer au moins en partie ces informations. Réagissant à l'interview de Volodymyr Zelensky le 13 mai dans le Washington Post, il a expliqué dimanche sur sa chaîne Telegram avoir rencontré "Budanov" (Kyrylo Budanov, le directeur du renseignement militaire ukrainien, ndlr) en Afrique, ajoutant qu'il n'avait "rien à cacher".
Mais lundi, après la nouvelle publication du journal américain, il a paru rétropédaler, estimant dans un fichier audio qu'il s'agissait d'un "canular" et que "les élites russes corrompues" qui, selon lui, "envient les réalisations de ses combattants en Ukraine", pourraient être responsables, car elles chercheraient à entacher "sa réputation".
Au Kremlin, le porte-parole Dmitri Peskov a lui aussi estimé qu'il s'agissait selon tout vraisemblance, d'une "fausse information".
Beaucoup de questions et peu de réponses
Evgueni Prigojine a-t-il vraiment entretenu des contacts avec le renseignement ukrainien? Et si oui, le Kremlin a-t-il vraiment été laissé dans l'ombre? Ces questions restent pour l'instant ouvertes.
Dans le lot de documents révélés par le Washington Post, certains mettent aussi en avant que le renseignement ukrainien soupçonnait que Moscou était au courant de ces discussions avec Prigojine, si ce n'est des négociations concernant Bakhmout, ce qui brouille un peu plus encore les pistes.
Des disputes bien réelles avec le ministère de la Défense
Si la question des liens entre le leader de Wagner et les services de renseignement ukrainiens n'est pas tranchée, le conflit avec le ministre de la Défense Sergei Choïgou n'est lui plus débattu.
Depuis de très longs mois, analystes, experts et officiels soulignent qu'Evgueni Prigojine cherche à travers la bataille de Bakhmout à assurer sa gloire et à renforcer sa position dans les cercles de pouvoir. "Il voit une opportunité de monter en grade (...) il cherche à embarrasser Choïgou, dans l'espoir de progresser lui-même", expliquait déjà au mois de novembre Michael Kofman, directeur des études russes au CNA, un institut de recherches américain.
"Je pense qu'on aurait pris Bakhmout s'il n'y avait pas cette monstrueuse bureaucratie militaire", "Choïgou! Guerassimov (chef de l'État-major général des forces armées de la fédération de Russie, ndlr)! Où sont les p**** de munitions?". Un temps implicites, les critiques d'Evgueni Prigojine sur l'armée russe et son manque d'efficacité sont désormais monnaie courante, la plupart du temps relayées dans des vidéos provocatrices sur les réseaux sociaux.
En obtenant le retrait des forces ukrainiennes de Bakhmout et en partageant les positions des troupes de l'armée russe, Evgueni Prigojine aurait en effet pu faire d'une pierre deux coups: agrandir le prestige de Wagner et affaiblir celui des troupes régulières. Mais il aurait également risqué d'être accusé par le Kremlin de trahison.
Or, d'après l'Institut pour l'étude de la guerre (ISW), un groupe de réflexion américain, c'est justement à cause de ce risque d'être vu comme un traître, que le chef de Wagner n'aurait pas mis à exécution l'une de ces menaces: ordonner au groupe Wagner de quitter Bakhmout s'il ne recevait pas de la part du ministère de la Défense le nombre de munitions demandées.
Un député menacé
Au mois de novembre 2022, des responsables du renseignement américain avaient déclaré à la chaîne CNN qu'une rencontre en tête-à-tête entre Vladimir Poutine et Evgéni Prigojine avait été organisée à Moscou pour tenter d'apaiser les tensions avec Sergei Choïgou.
Cinq mois plus tard, des documents confidentiels du renseignement américain émanant de la fuite massive sur la plateforme Discord évoquaient une deuxième rencontre avec le président russe à la fin du mois de février, mais cette fois-ci en présence du ministre de la Défense.
Pourtant, les différends ne semblent pas avoir pu être mis à plat par le maître du Kremlin. Au contraire, Evgueni Prigojine continue inlassablement de critiquer Sergei Choïgou et l'armée russe.
A Bakhmout, ses hommes s'en sont aussi pris mardi à Viktor Sobolev, député et membre de la commission de Défense de la Douma, car ce dernier a estimé que toutes société mercenaire en Russie était "illégale", et que toute personne rejoignant Wagner encourait jusqu'à 15 ans de prison.
"Nous voulons dire au député Sobolev que si tu continues à te mêler de tout et que le pays perd la guerre à cause de gens comme toi, nous seront obligés de venir sur la Place Rouge pour protéger notre peuple, contre toi et les gens comme toi. Alors viens nous rejoindre ici, vieux c**", peut-on entendre dire trois hommes cagoulés dans une vidéo largement diffusé sur les réseaux sociaux.
Le groupe Wagner pour l'instant indispensable
Des hommes de Wagner faisant irruption sur la Place Rouge, centre de pouvoir historique de la Russie. Une menace inconcevable il y a quelques mois encore.
Cela veut-il pour autant dire que Vladimir Poutine aurait perdu la main, incapable de gérer la formation paramilitaire? Rien n'est moins sûr.
Dans la Tribune de Genève, un politologue russe critique du Kremlin et préférant garder l'anonymat, explique que Prigojine reste bel et bien sous la coupe de Vladimir Poutine, mais que ce dernier l'utilise comme un paravent, pour se protéger de la frustration de la frange la plus nationaliste des cercles de pouvoir, face à l'incurie de l'armée russe.
D'autres, comme les analystes de l'Institut pour l'étude de la guerre (ISW), jugent toutefois que le chef de Wagner est allé trop loin.
Citant des sources du Kremlin là-encore anonymes, ils estiment qu'une campagne pour discréditer Evgunéni Prigojine serait en préparation mais qu'en l'état, le patron de Wagner reste à l'abri, car son retrait ordonné par le Kremlin perturberait les lignes russes à Bakhmout.
Vladimir Poutine serait par ailleurs peu enclin à le démettre de ses fonctions, car cela entérinerait le contrôle du Kremlin sur cette société privée de mercenaires, alors que le président russe s'est toujours efforcé de maintenir une distance formelle avec ce groupe.
Le Kremlin pourrait-il se débarrasser de Prigojine ?
Malgré les nouvelles accusations selon lesquelles Prigojine aurait voulu révéler des positions russes à l’Ukraine, il est peu probable que le Kremlin tente de destituer le chef de Wagner, estiment les experts de l’Institute for the Study of War. Mais Vladimir Poutine préparerait «probablement des mesures pour discréditer Evgueni Prigojine et l'accuser d'être un traître», affirme l’institut américain spécialisé dans la recherche militaire.
Des fonctionnaires russes auraient déjà dit au chef de Wagner qu'ils l'accuseraient de haute trahison s’il continuait à tenter de faire chanter le ministère de la Défense. Mais Evgueni Prigojine les aurait menacés de se retirer de Bakhmout si ses mercenaires ne recevaient plus de munitions.
L'homme d'affaire dirige une entreprise indépendante et il n’a pas de position officielle au sein du gouvernement russe. Pour le priver la gestion des mercenaires, le Kremlin devrait ironiquement prendre le contrôle des troupes Wagner. Or, Vladimir Poutine s’est toujours efforcé de maintenir une distance formelle avec celles-ci.
Tristan Hertig