Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 2 avril 2023

La collaboration secrète entre Lafarge et le renseignement français au cœur d’un documentaire

 

C’est le trouble qui saisit le téléspectateur, une fois terminé le documentaire qui sera diffusé dimanche soir sur M6 dans l’émission Enquête exclusive, «Cimenterie Lafarge : la multinationale, Daech et les espions». Réalisé par Guillaume Dasquié et Nicolas Jaillard, le «52 minutes» documente comme jamais la relation entretenue par les services français, renseignement en tête, avec le géant du ciment, la dernière entreprise restée en Syrie après le déclenchement de la guerre civile et la progression sanglante des groupes terroristes dans une grande partie du pays. Une relation dangereuse.

Les multinationales et les PME ont plié bagage, l’ambassade de France à Damas a fermé en mars 2012 mais Lafarge a continué son activité dans son usine du Nord, à Jalabiya, à 80 kilomètres de Raqqa, jusqu’à l’attaque du site par Daech le 18 septembre 2014 – les employés étrangers avaient été rapatriés dès le début, il restait sur place une trentaine de locaux. La «raison d’Etat», suggère le documentaire, aurait permis au cimentier de se maintenir dans le chaudron syrien : son usine aurait servi de base «d’espionnage» au profit notamment de la DGSE, de la DGSI (renseignement intérieur) et de la direction du renseignement militaire, et ses cadres de «réseau d’espions clé en mains».

Base de données des groupes jihadistes

Le prix à payer pour continuer à produire du ciment dans cette usine flambant neuve, et en même temps renseigner l’Etat, fut maximal : kidnappings d’employés, participation volontaire à une économie de racket, versements financiers (proscrits par des décisions internationales) aux jihadistes du Front al-Nosra, ex-filiale d’Al-Qaeda, et aux assassins de l’Etat islamique, et cela jusqu’à début 2015… Devenu Holcim après sa fusion avec le groupe suisse, l’entreprise a depuis été mise en examen pour «complicité de crimes contre l’humanité», «mise en danger de la vie d’autrui» et «financement d’entreprise terroriste», et plusieurs de ses anciens hauts cadres font face aussi à ces deux dernières incriminations. La douane judiciaire chargée des investigations évalue à plusieurs millions d’euros les sommes dont Daech et ses hommes d’affaires ont bénéficié. Aux Etats-Unis, le groupe a admis sa culpabilité en acceptant de régler une amende de 777 millions de dollars (713 millions d’euros). Mais la justice française n’est pas formellement tenue par la décision américaine.

Le documentaire finit de lever le voile, déjà soulevé par Libération et d’autres journaux, sur cette collaboration secrète entre le cimentier et le renseignement tricolore. Recherché par la justice, Firas Tlass, actionnaire syrien de Lafarge, évoque face caméra depuis sa résidence de Dubaï ses missions menées en tant que source de la DGSE, rémunérées «en cash», à partir de janvier 2015. Il explique ainsi avoir constitué une base de données des groupes jihadistes évoluant sur le territoire, remise aux services secrets. Plus de 100 missions menées jusqu’en 2017, assure-t-il. A partir de 2013, l’influent Firas Tlass était également l’intermédiaire obligé de l’usine pour régler des pots-de-vin aux check-points contrôlés par Daech, afin de permettre aux camions d’entrer et de sortir de l’usine.

Sur la pointe des pieds

Ancien directeur de la sécurité de l’usine de Jalabiya (à partir de 2013), lui aussi poursuivi en France, Ahmad Jaloudi prépare des cartes indiquant la position précise des belligérants, les adresses des quartiers généraux des milices armées, la situation des check-points, des documents systématiquement adressés à Paris. Quelques jours après leur réception, comme le révèlent des notes déclassifiées de la DGSE versées au dossier judiciaire, le service d’espionnage extérieur reproduit les documents dans ses rapports. Le renseignement demande aussi à cet ancien colonel de l’armée de l’air jordanienne des informations précises sur des responsables de Daech.

A Raqqa, à 80 kilomètres de l’usine, devenue la capitale du «califat» de Daech, les hommes de Lafarge identifient le jihadiste Français Kevin Guiavarch. Le 16 janvier 2013, un mail est adressé à Paris, au siège de la DGSI. Le contre-espionnage et Lafarge échangent à son sujet. L’intéressé sera arrêté en Turquie trois ans plus tard et purge désormais une peine de prison en France.

Mais ce qui devait arriver arriva. Une fois l’enquête judiciaire ouverte, la DGSE et les autres services n’ont eu soudain plus rien à voir avec leurs sources. Informés des contacts avec les terroristes et des paiements litigieux, usant largement des informations adressées depuis le terrain syrien par les collaborateurs du cimentier, les services se sont retirés sur la pointe des pieds de ce théâtre d’opérations. Comme la justice, qui n’a probablement pas envie d’impliquer les hauts représentants de l’Etat, le documentaire bute sur l’absence de preuves définitives de la validation par les autorités des paiements à Daech, encore moins d’une quelconque instruction de payer. «Certes, on n’a pas la trace de l’autorisation donnée par l’Etat de verser des fonds aux groupes terroristes, même s’il semble en avoir été informé, analyse un avocat. Mais compte tenu de l’importance des faits et de la situation, il est difficile de prétendre que l’absence d’opposition ne pouvait être interprétée comme une approbation tacite.» Mais est-ce que les juges d’instruction voudront ouvrir le champ des responsabilités ?

Laurent Léger

liberation.fr