Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 24 mars 2023

L’usine Lafarge en Syrie servait de base d’espionnage pour la coalition anti-Etat islamique

 

Les procès-verbaux d'audition du directeur de la sûreté du cimentier, Jean-Claude Veillard, montrent comment Lafarge renseignait l'État français sur plusieurs groupes armés présents aux alentours, dont l'État islamique.

Elle était une source majeure d'informations. Des cadres du groupe Lafarge, dont une usine est installée dans le nord de la Syrie donnaient des informations au service du Renseignement français sur plusieurs groupes armés, dont l'État islamique. Lors de son audition au début du mois d'avril, Jean-Claude Veillard, directeur de la sûreté du cimentier, a mis en lumière les liens étroits entre Lafarge et les services de renseignements. Six dirigeants de Lafarge ont été mis en examen pour avoir versé entre 2012 et 2014, plusieurs dizaines de milliers d’euros, à différents groupes armés, dont l'État islamique, afin de continuer l’exploitation de la cimenterie Lafarge de Jalabiya, située entre Kobané et Raqqa, en plein zone de guerre.

Des informations sur les positions et les checkpoints

"Je leur transmettais les informations dont je disposais", explique le directeur de la sûreté. Jean-Claude Veillard a détaillé devant la juge d'instruction ses nombreux échanges avec les services de renseignements français, la DGSE, la DGSI, et même la direction du renseignement militaire. "Des échanges très réguliers", et même des rencontres "à leur demande", insiste cet ancien commando marine qui rappelle avoir passé quarante ans au ministère de la Défense avant de rejoindre le cimentier en 2008.

D'après Libération, Jean-Claude Veillard a fourni aux enquêteurs un agenda dans lequel il indique avoir rencontré à 33 reprises les différents services de renseignement extérieurs (DRM, DGSE) et intérieur (DGSI) entre 2012 et 2014. Lors d'une perquisition au siège de Lafarge, de nombreux mails saisis documentent la relation entre la DGSE et l'ancien militaire.

La protection

Tous les mois, le directeur envoyait aux Renseignements les cartes Google réalisées par son responsable de la sûreté en Syrie et qui indiquent les positions de chaque groupe armé et les checkpoints. Des cartes établies sur la base d’informations recueillies "auprès des conducteurs, des clients, des fournisseurs et parfois des employés de l’usine de Jalabiya", détaille-t-il. 

Quand la juge lui demande s'il était la seule source d'information de la DGSE, Jean-Claude Veillard répond : "dans cette partie de la ­Syrie, j’aurais la prétention de le croire". En échange de ces informations, il attendait que les services l’alertent si la menace sur l’usine devenait imminente. "Mais ils ne l'ont pas fait", glisse l'ancien militaire. Il affirme que seulement neuf jours avant que l'État islamique n'attaque l'usine, en septembre 2014, il était encore sur place.

Derrière le ciment, le terrorisme

En droit, la responsabilité pénale du cimentier français - fusionné avec Holcim en 2015 pour donner naissance à un géant dont le chiffre d'affaires avoisine les 35 milliards d’euros - n’est pas transmissible à la nouvelle entité franco-suisse, qui a d’ailleurs entrepris de déménager son siège parisien historique du XVIe arrondissement. Mais ces accusations, portées par une plainte de l’association Sherpa dirigée par l’avocat français William Bourdon, risquent de faire tanguer sérieusement la réputation de l’entreprise dont huit cadres – y compris son ancien PDG français Bruno Lafont – ont déjà été mis en examen. Une caution de 30 millions d’euros a dû être versée, selon une source judiciaire citée par Le Monde.

Aveuglement et cupidité

Les faits reprochés à Lafarge sont d’une extrême gravité. L’entreprise aurait, entre 2012 et 2014, versé plusieurs millions de dollars au groupe Etat islamique afin de poursuivre les activités de sa cimenterie de Jalabiya, en Syrie, dans des zones alors contrôlées par les insurgés islamistes. L’association Sherpa, à l’origine de l’information judiciaire ouverte en juin 2017, estime que cet aveuglement a pour origine la cupidité financière des dirigeants de Lafarge de l’époque, soucieux non seulement de ne pas fermer la cimenterie, mais de se positionner pour une éventuelle reconstruction du pays si les rebelles l’avaient emporté contre le régime de Bachar el-Assad.

L’ex-direction du cimentier invoque pour sa part une collaboration avec les services de renseignement français, sans en apporter jusque-là la moindre preuve. Désormais à la tête de la multinationale, la direction de Holcim est d’autant plus concernée par cette affaire que le cimentier suisse, avant même d’acquérir Lafarge, avait intégré le club des entreprises partenaires du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), très actif sur le terrain dans le conflit syrien.

«C’est la première fois qu’une entreprise est mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité dans le monde, ce qui marque un pas décisif dans la lutte contre l’impunité des multinationales opérant dans des zones de conflits armés», a déclaré l’association Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR), partenaires dans le dépôt de la plainte initiale et partie civile dans ce dossier. Les deux organisations appellent Lafarge «à prendre ses responsabilités» en ouvrant un fonds d’indemnisation pour les anciens employés de sa filiale syrienne «afin que les victimes voient leurs préjudices rapidement réparés». Cette question est en effet cruciale en France où plusieurs parents de victimes des attentats du Bataclan de novembre 2015 envisagent de se porter partie civile contre le cimentier et ses anciens dirigeants.

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