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mercredi 25 janvier 2023

Denis Kireev, traître ou héros ?

 

La résistance de l’Ukraine aurait pu tourner court dès les premiers jours de l’invasion russe de février 2022 si un banquier ukrainien nommé Denis Kireev n’avait pas livré de précieux renseignements à Kiev, selon le quotidien américain The Wall Street Journal. Mais il a été tué neuf jours plus tard par les services de renseignements ukrainiens. Sa personnalité reste entourée de mystère.

Était-ce un traître ou un héros ? The Wall Street Journal laisse la question en suspens au terme d’une grande enquête consacrée à Denis Kireev, mise en ligne le mercredi 18 janvier 2023 et reprise par L’Opinion. Ce financier de 45 ans a joué un rôle de premier plan, juste avant le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022. Quelques jours plus tard, il était tué d’une balle dans la tête. Les médias, à l’instar du site biélorusse Nexta, avaient alors souligné qu’il était soupçonné de trahison.

Pour tenter d’éclaircir la personnalité de ce banquier controversé et les raisons de sa mort, le journal américain a compilé des documents issus de services de renseignement et interviewé des fonctionnaires des gouvernements américain et ukrainien, ainsi que des membres actuels et anciens des agences de sécurité ukrainiennes et des proches, des agents de sécurité et des associés de Denis Kireev.

Des liens avec les milieux politiques et militaires russes

« S’il n’y avait pas eu M. Kireev, il est fort probable que Kiev aurait été prise », estime le général ukrainien Kyrylo Boudanov, patron du service de renseignement militaire GUR, cité par Courrier International . Selon lui, le banquier ukrainien a fourni de précieux renseignements, quelques jours avant le début de l’offensive à grande échelle lancée par Vladimir Poutine. Mais qui était-il vraiment ?

Au cours de sa carrière, Denis Kireev s’est révélé aussi habile dans le monde de la finance que dans le développement de ses réseaux internationaux. « Il aimait jouer les 007 », selon un de ses proches cité par le Wall Street Journal. Il a d’abord travaillé pour des agences de banques occidentales comme le Crédit lyonnais ou ING, puis a offert ses services à partir de 2006 à des hommes d’affaires proches de la Russie, dans la région de Donetsk, développant des liens avec les milieux politiques et militaires de l’autre côté de la frontière. À l’arrivée au pouvoir de Volodymyr Zelensky en 2019, il était pressenti pour prendre la direction d’une grande banque d’État, mais sa loyauté envers le pays a été remise en cause publiquement et le poste lui a échappé.

Au printemps 2021, lorsque la Russie a commencé à rassembler des troupes à la frontière ukrainienne, le général ukrainien Kyrylo Boudanov a demandé à Denis Kireev de mettre à profit ses contacts financiers et de sécurité pour infiltrer le renseignement militaire russe. « Il avait le cercle de connaissances nécessaire. Les transactions financières étaient effectuées par son intermédiaire. C’est la raison pour laquelle il était en contact avec tout le monde, y compris des personnes très influentes », précise-t-il. Ses contacts privilégiés et plusieurs visites côté russe lui auraient permis d’obtenir des renseignements auprès des services spéciaux et du monde de la finance. Il aurait été prévenu de la préparation d’une invasion russe dès l’automne 2021.

Il participe aux négociations avec la Russie

Le 18 février 2022, Denis Kireev avait prévu de prendre quelques jours de vacances, comme tous les ans, dans les Alpes françaises, mais vu l’urgence de la situation dans son pays, il a laissé sa femme et son fils partir seuls. Cinq jours plus tard, le 23 février, il alertait le général Boudanov que Vladimir Poutine allait envahir l’Ukraine dès le lendemain matin. Il aurait livré les détails de cette opération destinée à « prendre Kiev en trois jours », notamment l’attaque aéroportée sur l’aéroport de Hostomel, dont les troupes russes allaient bientôt prendre possession. Des informations qui, selon le général Boudanov, auraient permis à l’armée ukrainienne de se préparer à cette attaque et de gagner de précieuses heures.

À la demande de Boudanov, le banquier ukrainien a ensuite participé aux deux tables de négociations avec Moscou en Biélorussie. Une manière pour Kiev de gagner du temps pour réorganiser la défense du pays. Le rôle de premier plan de Denis Kireev est alors apparu au grand jour. C’est à ce moment que le service de sécurité intérieure ukrainien SBU, lié à la Russie, aurait commencé à suspecter un double jeu mené par le négociateur. Le 5 mars, un agent du contre-espionnage du SBU l’aurait invité à se présenter à la gare de Kiev. Il s’agissait d’un guet-apens. Quelques heures plus tard, Denis Kireev était retrouvé mort dans la rue. Il avait reçu une balle en plein front.

Décoré à titre posthume par le président Zelensky

Le banquier ukrainien a-t-il été victime d’une opération de représailles du FSB, un service de sécurité russe ? La thèse est d’autant plus plausible que ce dernier a infiltré les rangs du SBU. « Sa mort est due au manque de coordination entre nos différents services en ces premiers jours de la guerre », a commenté sobrement Delfi Mikhaylo Podolyak, conseiller à la présidence ukrainienne, le jour de la publication de l’enquête du Wall Street Journal, selon Courrier International.

Le jour de ses funérailles à Kiev, Denis Kireev a reçu les honneurs dus à un héros national et a été décoré à titre posthume par le président Zelensky pour « service exceptionnel rendu à la défense de la souveraineté et de la sécurité de l’État ».

ouest-france.fr