Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 29 janvier 2023

Amaryllis Fox; avoir 20 ans à la CIA

 

Quand elle a quitté la CIA, en 2010, il a fallu plusieurs mois à Amaryllis Fox pour se réacclimater à la vie civile. Fraîchement séparée de son deuxième mari, mère d'une petite fille de 1 an, elle a passé plusieurs mois dans un patelin californien, non loin de la maison de ses parents, à « guérir » et à comprendre « comment être une personne normale ». Elle a ensuite travaillé un temps pour Twitter, en attendant d'être enfin autorisée, en 2016, à révéler la nature de ses activités à ses proches et au public.

Presque dix ans après avoir quitté « l'Agence », attablée dans le patio d'un club privé sélect de West Hollywood pour parler de son livre de Mémoires, « Undercover, avoir 20 ans à la CIA », Amaryllis Fox est insoupçonnable. Long gilet en crochet marron sur un haut lâche, cheveux blonds et mine hâlée, cette femme qui a passé huit ans de sa vie à traquer des terroristes dans les faubourgs de Kaboul et de Karachi semble tout à fait à sa place dans ce décor typique du goût des nantis de Los Angeles. Elle vit tout près, dans une « ferme hippie » nichée dans les collines du quartier de Laurel Canyon, avec chiens, guitares, enfants, et un tout nouveau mari. En juillet 2018, Amaryllis Fox a épousé Robert Kennedy III, le petit-fils de Bobby Kennedy (et petit-neveu de JFK). Ensemble, ils ont eu il y a un an une petite fille qu'ils ont appelée… Bobby. « Depuis quelque temps, j'ai beaucoup de mal à quitter la maison », confie-t-elle, presque gênée.

Pourtant, Amaryllis Fox ne chôme pas. Elle a appris qu'elle était enceinte alors qu'elle était à l'aéroport de Vienne, où elle faisait escale en revenant d'Irak (depuis son départ de la CIA, l'ex-agente retourne régulièrement au Moyen-Orient dans le cadre d'actions caritatives, notamment pour aider à rétablir le dialogue dans la population civile). Son troisième trimestre de grossesse s'est déroulé entre la Colombie, le Kenya et la Birmanie, où elle bouclait une série documentaire pour Netflix. Hyperactive (ou hyper efficace), elle a également trouvé le temps d'écrire un roman pour adolescents, qu'elle décrit comme « “Harry Potter”, sans la magie, mais avec la Syrie », l'histoire d'un groupe de fils et de filles de dignitaires de l'ONU chargés de garantir la paix mondiale en dissuadant leurs parents d'entrer en conflit.

Sa carrière protéiforme l'atteste : il y a mille façons de changer le monde, et Amaryllis Fox en connaît quelques-unes. Elle a 21 ans et étudie la sécurité internationale à l'université Georgetown de Washington lorsqu'un professeur la repère – elle a alors créé un algorithme capable de prévoir les prochaines attaques terroristes – et la met en contact avec un recruteur de la CIA. Passionnée de politique internationale depuis l'enfance, elle a déjà, quelques années plus tôt, réalisé l'exploit de décrocher, en Birmanie, un entretien exclusif avec la prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi, alors placée en résidence surveillée (et depuis devenue une personnalité hautement controversée). Une fois enrôlée, Fox passe des mois en formation dans le centre d'entraînement de la CIA, alias « la Ferme », une infrastructure ultra-secrète située non loin du mythique QG, en Virginie. Après quelques missions bureaucratiques, elle est déployée sur le terrain sous une fausse identité. Elle n'a même pas 25 ans. Son rôle : collecter des informations sur des attaques terroristes en préparation, et approcher les combattants du camp adverse en vue d'un possible recrutement en tant qu'informateurs. En bref : « faire ami-ami avec l'ennemi ». « Ce qui est unique dans le travail d'intelligence, c'est sa part d'humanité, explique-t-elle. C'est une forme d'art particulière. Notre mission, c'est d'écouter les gens qui nous haïssent, et d'entrer en conversation avec ceux qui, sur le terrain militaire, veulent nous tuer. »

Charmante, souriante, Amaryllis Fox débute pourtant notre entretien par une mise en garde : elle déteste parler d'elle. Pas de chance, depuis la sortie américaine de « Undercover », tiré à deux cent mille exemplaires outre-Atlantique, et déjà en cours d'adaptation pour Apple TV (avec l'actrice oscarisée Brie Larson dans le rôle-titre), elle a enchaîné les interviews. Mais pour ce qui est de s'adapter aux aléas de son nouveau métier d'écrivaine, Fox a une arme de poids : elle sait exactement pourquoi elle écrit. « En constatant à quel point il est devenu difficile, dans mon propre pays, de discuter avec ceux que nous considérons comme nos adversaires, je me suis dit que mon histoire pourrait aider à faire passer un message. J'ai intégré la CIA au lendemain du 11 Septembre, avec l'objectif clair d'anéantir l'ennemi, mais j'ai vite compris qu'on ne peut y parvenir sans avoir au préalable essayé de le comprendre. Plus on écoute, plus il est évident que la destruction n'est pas la solution. Si l'on arrive à écouter des gens qui essaient de nous tuer, il n'y a pas de raison qu'on ne réussisse pas à le faire avec nos propres voisins, dans notre propre pays. » Si Fox y détaille les aspects spectaculaires de son entraînement (comment semer un poursuivant en voiture, maîtriser un attaquant ou se servir d'un pistolet automatique), son livre a une ambition claire : valoriser le renseignement comme une alternative à la force. Même s'il comprend sa dose de scènes à haute tension (à l'image de cette incroyable rencontre avec des chefs djihadistes au Pakistan à la veille d'une attaque programmée contre des civils), la force du récit est de s'attarder sur les implications humaines et intimes du métier d'espion. Il y a, bien sûr, le trouble immense de devoir mener une vie de faux-semblants, la tristesse de devoir mentir à ses proches, l'excitation de pouvoir agir, pour de vrai, sur le cours des choses, mais aussi les répercussions sur sa vie amoureuse. Peu de temps après avoir intégré l'Agence, Fox est poussée par ses supérieurs à épouser son petit copain de fac – condition sine qua non pour pouvoir lui révéler la nature de son travail. La relation ne tiendra pas le choc. Pas plus que son deuxième mariage, quelques années plus tard, avec un collègue agent secret, avec qui elle décide néanmoins de faire un enfant. Lorsque Fox accouche, le couple est en poste à Shanghai, où il se fait passer pour un duo de marchands d'art. « Devenir mère a fait de moi un meilleur agent, analyse-t-elle aujourd'hui, en me permettant d'approfondir ma compréhension de la nature humaine. Mais quand il a fallu décider si ma fille grandirait sous une fausse identité, j'ai choisi de quitter la CIA. »

Cacher des documents secrets dans les couches, échanger avec un terroriste un remède miracle contre l'asthme du nourrisson (le clou de girofle)… Si le récit que fait Amaryllis Fox de ses années à la CIA est digne d'un roman d'espionnage, elle se revendique pourtant tout sauf exceptionnelle. « J'oublie tout le temps mes clefs, j'ai un mauvais sens de l'orientation… Je ne suis pas du tout la fille dont on se dirait ”elle ferait une super espionne” ! » dit-elle, en riant. Mais certaines habitudes sont coriaces : si elle a finalement réussi à se débarrasser de cette manie de mémoriser les noms de tous ceux qu'elle rencontrait à une soirée, l'ex-agente continue de respecter rigoureusement les feux orange, ce qui exaspère son mari (« J'ai appris à conduire sans attirer de soupçons », dit-elle).

Comme une actrice à qui on ne dirait jamais « Coupez », Amaryllis Fox a passé, durant ses années à la CIA, des mois d'affilée sous des identités d'emprunt. De quoi mettre en péril la santé mentale de la plus équilibrée et investie des professionnelles. D'autant que l'Agence n'offrait, à l'époque, quasiment aucun accompagnement psychologique à ses agents infiltrés. En formation, elle a en revanche appris des rudiments de méditation, une pratique qui lui est devenue indispensable sur le terrain. « C'était très important d'avoir ce moment où je pouvais me débarrasser de tout et me concentrer sur moi. Mais, étrangement, les couvertures m'ont encouragée à avoir des conversations extrêmement honnêtes avec les gens que je croisais. Au sein de cette coquille de fiction, on peut se connecter profondément à l'autre, peut-être même davantage, car on n'est pas vraiment soi-même. » Alors, que garde-t-on de soi quand on vit sous couverture ? Malgré les conseils de l'un de ses professeurs, Fox n'a jamais réussi à se défaire d'un tic si distinctif qu'il aurait pu, à la longue, la compromettre : quand elle réfléchit, elle triture inconsciemment son sourcil droit. « Aujourd'hui encore, je souris quand je me surprends à faire ce geste », dit-elle. Comme dirait Céline Dion, « on ne change pas ».

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