Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 23 septembre 2021

Trafalgar australien pour les sous-marins et le renseignement français


Atteint de cécité sur ce dossier, Paris n’avait rien vu venir. Les rumeurs n’ont commencé à circuler que mercredi après-midi sur une possible catastrophe économique : la perte par Naval Group, champion tricolore de la construction navale militaire, d’un marché de 31 milliards d’euros, le Future Submarine Program (FSP) conclu en 2016 avec l’Australie pour la fourniture de douze sous-marins de dernière génération, appelés Attak.

Après divers ajustements de change et surcoûts depuis cinq ans, ce marché était passé à plus de 50 milliards d’euros. Il avait été remporté de haute lutte contre le concurrent allemand TKMS. Ces navires sont une version à propulsion diesel-électrique du dernier modèle de sous-marin nucléaire d’attaque (SNA), français de la série Barracuda, dont le premier exemplaire, le Suffren, doit être admis au service actif d’ici quelques mois. Il sera suivi de cinq autres bâtiments. Le contrat australien avait représenté en 2016 un indéniable exploit pour les armes françaises, et un succès majeur pour François Hollande et son ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian. Il avait néanmoins été marqué avant et après sa signature par une intense bataille de lobbys, dont les arguments portaient notamment – entre autres – sur l’incapacité des Français à garder un secret.

La nuit dernière, le président américain Joe Biden a donné tout l’éclat nécessaire au changement de pied des Australiens. Il a annoncé dans une déclaration officielle que ces derniers avaient choisi de se doter d’une flotte de sous-marins nucléaires d’attaque de conception américaine, sans en préciser le modèle. On peut conjecturer qu’il s’agirait de SNA de la classe Virginia dont une vingtaine d’exemplaires sont en service et qui doivent être à terme suivis par autant d’autres. Durant son intervention, Joe Biden était en compagnie par écrans interposés du Premier ministre australien Scott Morrison et de son homologue britannique Boris Johnson. L’accord entre Washington et Canberra est en effet accompagné par Londres, qui produit ses propres SNA de la classe Astute.

Il est beaucoup trop tôt pour connaître plus de détails sur le nouvel accord tripartite qui a été annoncé à cette occasion et appelé « AUKUS » (Australia, United Kingdom, United States). Il s’agit d’un accord stratégique de première importance, « une décision fondamentale, fondamentale. Cela va lier l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni pour des générations », dit l’administration américaine. Dans un communiqué commun, les trois dirigeants insistent : « Sur la base de notre histoire commune de démocraties maritimes, nous nous engageons dans une ambition commune pour soutenir l’Australie dans l’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire. » L’« ambition commune » n’est autre que la menace chinoise, jamais citée. Selon Joe Biden, « il s’agit d’investir dans notre principale source de puissance, nos alliances, en les modernisant pour faire face aux menaces d’aujourd’hui et de demain ».

La question nucléaire

La question de la propulsion des sous-marins est centrale dans cette affaire. Les Français se seraient trouvés en mesure de fournir à la marine australienne des sous-marins nucléaires si elle l’avait demandé, mais ce ne fut pas le cas, l’Australie étant jusqu’à aujourd’hui hostile à ce mode de propulsion, jusqu’à interdire dans ses ports les navires en faisant usage. Les choses ont changé, notamment avec la très forte montée en puissance de la marine chinoise. La propulsion nucléaire offre une autonomie techniquement illimitée, restreinte seulement par les capacités de résistance des équipages. Les Américains n’avaient jamais partagé cette technologie avec quiconque, sauf avec les Britanniques après un accord conclu en 1958.

Aux yeux de l’administration américaine citée par le New York Times, l’accord avec l’Australie constitue une « exception », qui fera l’objet de 18 mois de négociations. Il est d’ores et déjà acquis que l’Australie ne produira pas elle-même l’uranium hautement enrichi nécessaire au fonctionnement du réacteur, qui sera fourni par les États-Unis. Selon Scott Morrison : « L’Australie ne cherche ni à acquérir des armes nucléaires, ni à se doter d’une capacité nucléaire civile. »

Humiliation française

Les protestations françaises face à cette évolution majeure sont de peu de poids. Dans un communiqué commun, les ministres français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et des Armées, Florence Parly, ont dénoncé une « décision regrettable, contraire à la lettre et à l’esprit de la coopération qui prévalait entre la France et l’Australie ». Cette amertume est d’autant plus compréhensible que Paris s’active dans cette partie du monde, regrettant que la rupture intervienne « au moment où nous faisons face à des défis sans précédent dans la région indopacifique, que ce soit sur nos valeurs ou sur le respect d’un multilatéralisme fondé sur la règle de droit, marque une absence de cohérence que la France ne peut que constater et regretter ».

Le Premier ministre Scott Morrison fait, de son côté, valoir que « la décision que nous avons prise de ne pas continuer avec les sous-marins de classe Attack et de prendre un autre chemin n’est pas un changement d’avis, c’est un changement de besoin ».

Pour Naval Group, le coup ne sera pas mortel, mais n’en reste pas moins terrible. Les chiffres sont à préciser, mais la perte n’atteindra pas la totalité des montants évoqués. La France devait confier la réalisation de la coque et de la motorisation à des chantiers australiens et toute l’électronique de bord et les armements (torpilles et missiles) devaient être livrés par l’américain Lockheed Martin. Il n’en reste pas moins que ce sont près de 10 milliards d’euros qui n’entreront pas dans les caisses françaises. Un rude coup financier ! Emmanuel Macron pourra méditer la célèbre formule du fondateur de la Ve République, Charles de Gaulle : « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. »

Que faisait la DGSE ?

Que faisait-il, le célèbre bureau des Légendes ? » s’interroge Philippe Labro. « On sait que tout le monde écoute tout le monde. Les alliés, en particulier, s’écoutent entre eux », poursuit-il sans naïveté. Voilà de longs mois qu’Australiens, Britanniques et Américains négociaient l’opération Hookless, et l’éviction du français Naval Group dans cette affaire de vente de sous-marins. Certes, ce montage tripartite s’est fait dans le secret et la clandestinité. Mais les services secrets n’ont rien vu venir, incapables d’en intercepter les moindres prémices, et encore moins d’anticiper la déroute. « C’est une faillite des services secrets français », conclut-il. 

Philippe Labro pointe également notre naïveté dans le rapport qui nous lie aux États-Unis. Le comportement des Américains a été, selon lui, parfaitement illustré dès la Seconde Guerre mondiale. L’ancien grand reporter aux États-Unis rappelle la condescendance avec laquelle le président Roosevelt traitait le général de Gaulle. Dans Le Figaro, Pierre Éric Pommellet, PDG de Naval Group, dénonçait la duplicité des Américains dans l’affaire, comme le rappelle Labro. Ce dont il s’étonne : « Tout le monde sait qu’ils sont égocentriques, brusques, parfois très durs. » Et de citer, avec rhétorique, les précédents présidents en s’interrogeant faussement sur la courtoisie dont ils ont fait preuve dans leurs relations avec la France et l’Union européenne.

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