Le 21 août 2020, un lieutenant-colonel français en poste dans une base de l’Otan près de Naples a été mis en examen pour intelligence avec une puissance étrangère, collecte et livraison de renseignements.
Plus d’une année d’enquête et de filatures ont permis au renseignement français et italien de soupçonner la Russie d’avoir recruté ce lieutenant-colonel. Selon les services italiens, le français rencontrait un officier du GRU, le renseignement militaire russe.
Mais pourquoi la Russie cherche-t-elle à obtenir des informations de première main sur l’Otan ?
Russie et Otan : la confiance rompue
Pour les Russes, l’Otan (Organisation du traité de l'Atlantique nord, aussi appelée Alliance atlantique, qui regroupe la plupart des pays d’Europe, ainsi que la Turquie, les Etats-Unis et le Canada) est désormais perçue comme "une machine de guerre" au service des Américains. Ces derniers ont gagné du terrain après la dissolution de l’URSS, en intégrant dans l’Alliance des pays de l’ancien bloc de l’Est, comme la Bulgarie, la Roumanie ou les pays baltes.
Pourtant, vers la fin des années 90, les Russes ont cru pouvoir travailler en bonne intelligence avec l’Organisation. "On essayait de créer des mesures de confiance avec la Russie, se souvient Alain Richard, ministre de la Défense français de 1997 à 2002. Lorsqu’il y avait des réunions ministérielles de l'Otan, on faisait une réunion supplémentaire le lendemain avec le ministre russe."
Cette relative bonne entente et ce partage du renseignement vont être ébranlés par deux évènements, en 1999 : l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, et le bombardement de Belgrade (Serbie) par l’Otan. Résultat : la confiance s’évapore, et l’antagonisme refait surface. "Cet espionnage russe, nous l'avons provoqué à la fin de la guerre froide, analyse estime Éric Denécé directeur du Centre français de recherche sur le renseignement. Les ouvertures, les tentatives de rapprochement faites par Moscou étaient bien réelles. Du coup, il y a eu de leur part une déception très forte vis-à-vis de l'attitude de l'Occident, notamment sous impulsion américaine. A partir de ce moment-là, ils ont décidé de redévelopper le renseignement et leur action de déstabilisation de l'Occident."
Ces dernières années, plusieurs évènements ont encore aggravé les choses : la guerre civile en Ukraine et l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, l’avion de la Malaysia Airlines abattu par un missile russe en mai 2018... La Russie est peu à peu écartée d’assemblées parlementaires comme celle de l’Otan, ou du G8, le club des dirigeants des pays les plus riches, devenu le G7, sans la Russie.
L’espionnage russe comme à l’époque de la guerre froide
C’est à partir de ce moment-là que l’espionnage Russe va s’intensifier, comme le révèle une note de 2015 du contre-espionnage français qu’a pu consulter le journaliste Nicolas Hénin : "On constate une remontée en puissance du dispositif russe, notamment au fil des conflits, que ce soit après les interventions en Géorgie, en Ukraine, et en Syrie. Globalement, à chaque fois que l'armée russe s'engage sur un terrain d'opération, on observe une offensive informationnelle dans l'ensemble du monde, notamment chez nous."
En pratiquant l'espionnage à grande échelle, les Russes recherchent toutes sortes d’informations sur les activités militaires de l’Otan en Méditerranée (projets, notes, organigrammes, courriels, contacts…). D’où l’intérêt pour eux, à travers le présumé recrutement du lieutenant-colonel français, de cibler la base de Naples, qui permet d'avoir une vision globale sur les activités militaires de l’Alliance dans l’Europe du Sud, au Proche et au Moyen-Orient.
Les services secrets français, une "passoire" pour le KGB
Sur le sol français, les Russes s'intéressent également de près à l'un des lieux les plus stratégiques du pouvoir européen : le Conseil de l’Europe, à Strasbourg, où siège la Russie (contrairement au Parlement européen, où siègent les députés élus de l'Union européenne). Le Conseil de l’Europe est une assemblée placée sous immunité diplomatique qui regroupe 47 pays. Près de 2 300 employés y travaillent (traducteurs, attachés militaires, diplomates, etc.). "C'est un lieu de rencontre et un carrefour dans lequel on sait qu'il y a des visites officielles, mais surtout des rencontres non-officielles", explique encore Éric Denécé. Un véritable "vivier " pour les espions du monde entier...
Tout le monde espionne tout le monde
Le message envoyé par la France à la Russie en saisissant la justice au sujet du lieutenant-colonel qui travaillait pour l'Otan est-il susceptible de faire bouger les Russes ? L’ancien officier de la DGSE, Alain Chouet, n'y croit pas : "Le GRU [le renseignement militaire russe] est un service extrêmement offensif et discipliné. Ils ne s'arrêteront pas là. Tout dépendra du message politique qui leur sera donné par le pouvoir russe."
Cela dit, il n’y a pas que les Russes qui s’intéressent de près à l’armée française. Les Chinois et les Américains sont eux aussi très actifs. Chacun est espionné et espionne l'autre, par tous les moyens possibles : renseignements électronique, satellitaire, et bien sûr humain. D'après Olivier Mas, ancien officier traitant au sein de la DGSE, "tous les services de renseignement, essayent de recruter des personnes qui trahissent leur pays. C’est leur travail. Si on a l’occasion de le faire, on ne va pas s’en priver. Par exemple, on serait ravi de recruter un officier Russe en poste en Syrie…"
Qui est le Français arrêté ?
Le 30 août 2020, Florence Parly, ministre des Armées, confirme sur Europe 1 et CNews qu’un militaire français en poste dans une base de l’Otan à Naples a été arrêté le 17 août pour espionnage au profit de la Russie, et remis à la justice française. Mais depuis cette intervention, aucune information n’a filtré du côté du ministère.
Marc (le prénom a été modifié), la cinquantaine, est un lieutenant-colonel, père de famille nombreuse. Discret, ouvert, un peu intello et distant, d'après quelques-uns de ses camarades de la promotion Capitaine Hamacek (1989-1992) de l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr. "Catho tradi", ajoute un autre, "vieille noblesse française", se souvient encore l’un d’eux. Avec toujours ce souci de ne pas se laisser enfermer dans une réputation de "russisant".
C’est pourtant ce qui marque sa carrière militaire. Spécialiste du monde russophone, il devient attaché militaire au Kazakhstan de 2014 à 2016, où il aurait développé ses aptitudes au renseignement. "La mission d'un attaché de défense, c'est essayer de collecter le maximum de ce qu'on peut savoir par voie légale, non seulement du pays où l’on est détaché, mais également de ses propres relations, explique Alain Richard, ancien ministre de la Défense, qui a suivi de près la carrière de Marc. Et évidemment, le Kazakhstan, c’est un des pays d'Asie centrale le plus connecté à la Russie en matière de défense."
Aurait-t-il pu tisser des liens avec les Russes à ce moment-là ? C’est la question que se posent ceux qui ont connu cet officier : "Depuis quand avait-il tourné casaque ?"
C’est ce que se demandent aussi ceux qui enquêtent sur son parcours depuis son arrestation, le 17 août 2020, à savoir les militaires de la direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD), un service discret qui appartient au premier cercle des services de renseignements français (avec la DGSE, la DGSI, la direction du renseignement militaire, etc.).
Ils s'interrogent sur chaque étape de sa carrière. A-t-il été approché très tôt, dès Saint-Cyr ? Lorsqu’il perfectionnait son russe au Centre de formation interarmées au renseignement, à Strasbourg ? Durant son passage à l’Ecole de l’Otan, en Allemagne ? Ou bien lors de ses missions en Finlande, pays soumis à une forte influence russe ?
"Si l'officier collabore complètement, c'est une mine d'or"
Son dernier poste en date se situe en Italie, au sein d’une base de l’Otan, à Lago Patria, près de Naples. D’après Joëlle Garriaud-Maylam, sénatrice LR des Français de l’étranger, "cette base est chargée de la surveillance de la zone Moyen-Orient, Méditerranée et mer Noire", mais aussi de la planification et de la conduite d’opérations de l’Otan, (Kosovo, Irak, Libye…).
Au sein de cette base, Marc avait-il accès à des informations sensibles ? Selon plusieurs sources, il n’avait accès qu’aux deux premiers niveaux de confidentialité – il y en a quatre à l’Otan : restreint, confidentiel, secret, et cosmic top secret. Mais il a tout de même pu côtoyer des gradés de haut niveau, et avoir pris connaissance d’informations qui peuvent intéresser les Russes. "Si l'officier collabore complètement, c'est une mine d'or, analyse Olivier Mas, ancien officier traitant au sein de la DGSE. Parce qu'il est à l’intérieur, il peut récupérer plein de documents, de rapports... Quand on a quelqu'un inséré dans le système, qui n'attire pas la suspicion, c'est open bar, c'est un accès direct à énormément de choses."
Un an d’enquête et de filatures
Durant l’été 2019, les services de renseignement italiens suspectent quelque chose. Particulièrement actifs dans la surveillance des officiers traitants du GRU (le renseignement militaire russe) les Italiens découvrent que l’un de ces derniers a rencontré le lieutenant-colonel Marc.
Ils avertissent les services de renseignement français et américains. Commence alors une année d’enquête qui, selon nos informations, combine filatures physiques et surveillances électroniques. Les services italiens repèrent alors deux autres rencontres entre le lieutenant-colonel et celui qui apparait comme son officier traitant russe du GRU.
Les renseignements français, une fois le dossier constitué, hésitent entre deux procédures. La mise à l’écart, si le préjudice est jugé mineur – placardisation, accès restreint et sortie discrète au moment de la retraite ou de la fin du contrat – ou bien, deuxième cas de figure, dénoncer les faits à la justice, comme le stipule l’article 40 du code de procédure pénale, qui veut que tout fonctionnaire ou officier public doit transmettre à la justice les éléments en sa possession caractérisant un crime ou un délit.
Risque de fuites
Une décision difficile à prendre, pour une institution qui a souvent préféré régler ses affaires en interne. "La décision, qui revient en l'occurrence à la ministre, a été prise par Florence Parly, indique l’ancien ministre Alain Richard, qui a lui-même déjà été confronté à un tel choix. La présentation de ce dossier devant la justice peut faire circuler des informations et des descriptions de situations qui ne sont pas favorables aux autorités, et l'officier peut s’en sortir avec une peine limitée."
D’un autre côté, saisir la justice peut permettre de sortir par le haut d’un dossier embarrassant. Une fois en prison, l’officier est neutralisé. C'est aussi un gage de transparence.
Le risque que des informations trop sensibles soient rendues publiques lors d’un éventuel procès reste limité. Les affaires militaires, même jugées devant des tribunaux ordinaires, sont traitées différemment des affaires de droit commun. "Une partie du dossier d'instruction demeure classifiée, abonde le journaliste Nicolas Hénin. Ces procédures judiciaires sont assez souvent, au moins en partie, à huis clos."
Un message adressé à la Russie
Autre hypothèse : la médiatisation de ces affaires permettrait d’adresser des messages. Vis-à-vis de l’Otan d’une part, pour montrer la détermination de la France à lutter contre toute forme d’ingérence, mais surtout à destination de la Russie. "On veut donner un signal d'arrêt à un certain nombre de pratiques, plus ou moins tolérées pendant des années, croit savoir Alain Chouet, ancien directeur du contre-espionnage à la DGSE. Le but est d’essayer de revenir à des relations plus normales et apaisées."
Autrement dit : "Arrêtez de nous espionner, on vous voit." "L’affaire Navalny [l’opposant à Vladimir Poutine empoisonné au novitchok], a permis une prise de parole publique du chef de l'Etat français dénonçant les pratiques hostiles et agressives de la Russie dans le reste du monde, analyse Jacques Follorou, journaliste au Monde.
Marc a été mis en examen le 21 août 2020 pour intelligence avec une puissance étrangère, collecte et livraison de renseignements. Il risque 30 ans de prison et 450 000 euros d’amende.