Suite aux « Cryptoleaks » (ici) et à leur évaluation par un consortium de médias internationaux, dont la Rundschau de la Télévision suisse alémanique, la bombe Crypto a secoué le cocotier politique suisse au début 2020. Même la présidente du PLR avait manifesté son trouble en direct devant les caméras et réclamé une Commission d’enquête parlementaire. Avant de rétropédaler, probablement conseillée par ses coreligionnaires radicaux et la NZZ, au fait des interconnexions troubles qui ont toujours existé à travers les décennies entre l’entreprise zougoise et les élus du parti. Des poubelles de l’histoire malodorantes qu’il était préférable d’oublier? Le pays avait appris non seulement qu’une entreprise suisse était la propriété des services de renseignement américain et allemand et avait vendu à des dizaines de pays des «appareils à chiffrer vulnérables», c’est-à-dire, en bon français, des appareils auxquels la CIA et le BND allemand avaient un accès illimité en temps réel, mais que très probablement (comment en aurait-il pu aller autrement?) des cadres de l’administration et peut-être des responsables politiques étaient au courant. La Suisse neutre est bonne mère!
En lieu et place d’une commission d’enquête, ce sont les Commissions de gestion des Chambres fédérales qui avaient été chargées de «faire toute la lumière». Elles ont remis leur rapport sur l’« Affaire Crypto » le 2 novembre dernier. On doit leur savoir gré, en dépit de la pandémie, d’avoir effectué un vrai travail de Bénédictin, interrogeant des dizaines de témoins passés et présents. La lecture de leur rapport est à recommander (RAPPORT), même si l’on reste sur sa faim concernant la principale question, que les Commissions ne se sont pas vraiment posée, celle de la vraisemblable sérieuse violation de la neutralité au cas où des responsables étaient au courant. L’enquête est précise et fouillée comme le serait un rapport de police. Elle conclue que l’échelon politique n’aurait rien su des vrais propriétaires de Crypto et des «vulnérabilités» de leurs appareils. L’argument est péremptoire : le principal Conseiller fédéral, Kaspar Villiger, que la CIA estimait au courant, ne se s’en souvient pas/plus ! Une absolution dont le justificatif est difficile à croire.
Le rapport en revanche est très clair sur les vraies raisons de l’ignorance dans laquelle auraient été maintenus les plus récents successeurs de l’ancien Chef du Département militaire : une personne qui aurait dû les informer mais qui a sciemment refusé de le faire. Il va encore plus loin et nomme cette personne : l’actuel Secrétaire général du DFAE et anciennement Chef du Service de renseignement de la Confédération. Relisons les passages pertinents du rapport :
« Au cours de sa première année de fonction (2010), le directeur du nouveau service (Markus Seiler) a été informé de l’existence d’appareils « vulnérables » de Crypto AG et (…) des relations entre Crypto AG et les services américains. (…) On lui a exposé aussi la nécessité pour le SRC (Service de renseignements de la Confédération) d’agir, en lui présentant les options envisageables. Toutefois, le directeur du SRC ne se considérait alors pas comme responsable de cette question et a refusé de prendre possession d’une note d’information à ce sujet. (…) Les prédécesseurs de l’actuelle cheffe du DDPS (Département de la défense) n’ont été informés ni par le SRS (prédécesseur du SRC) ni, plus tard, par le SRC du fait que la société Crypto AG était contrôlée par les services de renseignement américains et que le service de renseignement suisse avait connaissance de l’existence des procédures de cryptage « vulnérables » et exploitait ces failles dans le cadre de la recherche d’informations. » (p.22)
Plus loin on peut encore lire : « Du point de vue de la DélCdG (Délégation des Commissions de gestion), le premier directeur du SRC (Markus Seiler) n’a intentionnellement pas assumé sa responsabilité lorsque des indices évidents concernant Crypto AG lui ont été soumis en 2017 et qu’il a refusé de prendre possession de ces informations sous forme écrite. Par son attitude, il a notamment empêché que la direction politique du département ne puisse se pencher sur les aspects de la question qui la concernaient. Rétrospectivement, l’omission du premier directeur du SRC paraît d’autant plus grave que le SRC aurait encore pu, à cette époque, préparer sans urgence les décisions de conduite nécessaires et les appliquer d’entente avec la direction du département, voire avec le Conseil fédéral. » (p.29/30).
Le rapport ne précise pas les raisons qui ont poussé Markus Seiler à ne pas informer ses chefs. Voulait-il conserver les faveurs des Américains et continuer à être reçu au plus haut niveau par la CIA à Langley, ce qu’il appréciait particulièrement, ou n’a-t-il pas compris l’explosivité de l’information?
Dans une affaire aussi grave pour l’Etat et en fonction de ces carences tout aussi sérieuses que les Commissions ont fait ressortir dans leur rapport, au ton par ailleurs posé et mesuré, la question du maintien à son poste de la personne concernée est légitime et naturelle. Arrivé avec Ignazio Cassis le Secrétaire général a réussi en trois ans à étendre son royaume bien au-delà des seules compétences d’un Secrétaire général, exerçant une omniprésence, mal perçue à l’interne, dans pratiquement tous les domaines allant de la politique du personnel (transferts) aux dossiers politiques. Le Chef du Département lui aurait donné les clefs du département et celles de son bureau par la même occasion. C’est cette omnipotence qui est directement concernée par les révélations du rapport Crypto. On ne peut éviter de se demander en effet si des capacités de jugement qui l’ont amené, volontairement ou involontairement, à faire les mauvais choix dans ses anciennes fonctions, avec potentiellement de sérieuses conséquences pour les intérêts du pays, ne pourraient pas l’amener à récidiver dans un domaine aussi crucial que notre politique étrangère. La position qu’il occupe dans l’antichambre du ministre lui donne un pouvoir et une responsabilité considérable qui doivent aller de paire avec une loyauté totale vis-à-vis du pays. Il serait intéressant par exemple de savoir quel rôle il joue dans le refus têtu d’Ignazio Cassis de proposer au Conseil fédéral la signature du Traité d’interdiction des armes nucléaires de l’ONU (TIAN).
Il n’est pas dans les habitudes de la Suisse que les cadres supérieurs responsables de fautes sérieuses en payent le prix. Nous n’avons pas non plus la tradition du fusible ! Ce n’est donc pas par rapport au carences manifestées dans le passé que le Conseil fédéral devrait se poser la question du maintien à son poste du Secrétaire général du DFAE mais par rapport aux intérêts de politique étrangère d’aujourd’hui. La confiance est entière ou inexistante ! Le Secrétaire général mérite-il encore celle du Conseil fédéral ?
Pour le reste, c’est-à-dire la question de la violation grave de notre neutralité, il faudra sans doute attendre le jugement des historiens, puisque les responsables politiques d’autrefois ont perdu la mémoire et que ceux d’aujourd’hui préfèrent détourner la tête et se boucher le nez. Après tout, ce n’est pas de notre faute si ces appareils étaient « vulnérables ». Et d’ailleurs les pays victimes du « crime » ne semblent pas trop s’en plaindre ! Alors pourquoi agir si cela n’est pas nécessaire ? Tellement suisse en effet !
Georges Martin