L’armée suisse a senti le vent du boulet, elle qui n’avait pas essuyé le feu depuis le Sonderbund, la guerre civile, en 1847. L’acceptation en rase-mottes, le 27 septembre, du crédit de 6 milliards pour l’achat d’avions de combat aura été un sérieux signal, surtout en Suisse romande, pour une remise en question du rôle de l’armée et l’orientation de la politique fédérale de sécurité. Le refus d’acquérir le Gripen suédois en 2014 résultait en partie des doutes sur les performances de l’appareil choisi. L’affaire Crypto, cette société de cryptage infiltrée par les services secrets allemands et américains, a également instillé la méfiance sur la capacité de la Suisse à préserver le dogme de la neutralité et le principe sacré de l’indépendance en matière de sécurité. On verra enfin ce dimanche, avec le résultat de l’initiative «Pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre» quelle influence le mouvement pacifiste et les nouvelles exigences éthiques auront gagnée cette dernière décennie.
C’est dire que le Conseil fédéral aura à marcher sur des œufs dans l’acquisition du futur avion de combat, au début de l’an prochain. Entre les appareils américains F-35 et Super Hornet et les chasseurs européens Rafale de Dassault et Typhoon d’Eurofighter, il s’agit moins du choix des performances et du prix que de l’orientation stratégique de la politique de sécurité. Opter pour le parapluie américain, qui va continuer à s’effilocher même sous la nouvelle administration de Joe Biden, ou une Europe qui ne parvient pas à définir une stratégie commune. Malgré les carences européennes, et sans compter l’enjeu des relations bilatérales avec l’UE, l’évolution géopolitique et celle des menaces ne laissent guère de choix. Affaiblissement du système multilatéral et de l’ordre libéral international, conflits au Caucase, en Méditerranée, aux frontières russes de l’Europe, cyberattaques, accroissement des activités de renseignement, attaques terroristes, afflux de réfugiés déstabilisant des démocraties fragiles: la Suisse n’échappe pas à cette réalité, sa sécurité passe par la sécurité collective et la solidarité du continent européen. L’affaire des otages suisses en Libye nous l’a fait cruellement ressentir. La crise sanitaire nous y confronte chaque jour.
Le dernier rapport de politique de sécurité peut bien réaffirmer que «la quête de l’indépendance doit absolument rester un but à atteindre», la vérité, c’est que l’on ne se sauve jamais seul. Certes, neutralité oblige, l’appartenance à une alliance comme l’OTAN ou des obligations réciproques d’assistance militaire sont interdites à la Suisse. Cette semaine, deux décisions du Conseil fédéral indiquent une approche plus transnationale de sa stratégie. D’une part, un accroissement des contributions à la promotion militaire de la paix avec un engagement plus ciblé sur l’Afrique et notamment l’idée d’un contingent de soldats à disposition de l’ONU. D’autre part, un accord avec l’OTAN dans le domaine des systèmes de communication et d’information militaires. Mais le principal obstacle à une orientation radicalement européenne de la politique de sécurité reste la résistance du parlement et l’absence de soutien populaire. Le choix du futur avion de combat en dira long sur la capacité du gouvernement à définir sa politique étrangère et de sécurité et vers quel objectif il se dirige: l’Europe ou l’illusion de l’indépendance.
Yves Petignat