DGED, DGST, RG, DAG… Le Maroc dispose d’une vaste nébuleuse de services secrets. TelQuel donne des noms, précise les missions et révèle comment sont gérés les « dossiers chauds ».
Le 5 mars, Lâyoune a vécu une mini-révolution : 190 personnes ont manifesté devant l’hôtel qui abrite la délégation des Nations-Unies, tranquillement, sans heurt, en scandant des chants franchement hostiles à ce qu’on appelle « l’intégrité territoriale du royaume ».
L’expression « Sahara occidental » afleuri sur les banderoles de la plupart des manifestants, essentiellement des femmes et quelques lycéens. à l’origine de la manifestation, un problème social, voire culturel : un groupe de 25 femmes ont été embauchées, dans le cadre des programmes de la promotion sociale, pour effectuer des travaux dans un chantier de construction. Tollé chez le comité de la femme sahraouie, une ONG connue pour son activisme, qui crie à la discrimination et à « l’irrespect du statut de la femme ». L’association appelle à un sit-in, qui se transforme en manifestation pro-indépendantiste. Le tout sous le regard placide des forces de l’ordre.
La mini-révolution en question s’est produite quelques heures auparavant, chez les autorités de la ville. Après quelques hésitations (et des coups de fil à Rabat), les autorités de Laâyoune ont en effet décidé de ne pas interdire le sit-in, de déployer d’impressionnantes forces de sécurité mais avec des consignes strictes de « non-intervention sauf en cas d’extrême urgence ». En d’autres temps, la manifestation aurait été tout bonnement interdite ou se serait transformé en bastonnade.
Le même phénomène étrange s’est reproduit, toujours à Laâyoune, le 8 mars où une nouvelle manifestation a eu lieu, cette fois devant le siège de la prison civile, connue pour être l’une des plus surpeuplées du royaume (elle abrite en permanence une moyenne de 800 pensionnaires, alors qu’elle est censée en contenir la moitié). Les manifestants dénoncent le transfert récent d’une centaine de détenus, qualifiés de « prisonniers politiques », accusant les autorités de la ville d’œuvrer pour « éloigner les détenus de leurs familles ». Les milieux du renseignement à Laâyoune savent, pourtant, qu’il s’agit de prisonniers de droit commun et que les transferts en question sont pour la plupart volontaires et répondent au besoin de soulager le pénitencier. Une nouvelle prison est d’ailleurs prévue à Laâyoune pour abriter la population carcérale de la ville et de la région, le tout ayant été décidé suite aux derniers déplacements de représentants de l’IER, du CCDH et de personnalités de la société civile comme Assia El Ouadie. Tout cela n’a pas empêché le sit-in d’avoir lieu, de clamer des messages hautement politiques et de frôler, à tout moment, le dérapage.
Que s’est-il passé ? Réponse très simple : à Rabat, il a été décidé, comme nous l’explique cette source officieuse, « de laisser faire les manifestants, de connaître les raisons de leur colère, leur nombre… ». Le timing des deux manifestations, qui coïncidait avec la marche de Watanouna et la présence du collectif à Laâyoune, ne laisse guère de place au doute : c’est bien la réponse du berger à la bergère. Les loyalistes, ou nationalistes, ont marché à Rabat, les autres l’ont fait à Laâyoune.
Les nombreux services de renseignement marocains (voir organigramme), en choisissant de laisser faire, savent au moins à qui ils ont affaire. « Une manifestation non réprimée, ayant trait à un sujet chaud, est d’abord une précieuse source d’informations », tel semble être le message des responsables qui ont autorisé les deux manifestations de Laâyoune. On verra, dans les prochains jours, si cette surprenante décision entre dans le cadre d’une nouvelle stratégie du renseignement et de la sécurité (ce que les proches des deux principaux départements concernés, la DGST et la DGED, revendiquent) ou s’il ne s’agit que d’un simple « oubli » appelé à ne plus se répéter…
La DGST, la DGED et les autres
Au Maroc, ce n’est un secret pour personne, le renseignement est un métier qui a toujours été en pleine expansion. Dans le monde arabe et africain, le royaume fait partie des pays « développés » en la matière, et son expertise est d’ailleurs régulièrement sollicitée par les pays amis. Ce n’est pas un hasard mais un choix, celui de Hassan II qui décida, dès les années 60, de doter les services, tous les services, de moyens d’action (matériel, équipements, budgets) conséquents. Le secteur a encore gagné en puissance depuis le coup d’état de 1972 où le roi revêtit la tunique de chef suprême des armées, créa la DGST et la DGED, et centralisa une fois pour toutes les collectes de renseignements, d’où qu’ils viennent. La philosophie hassanienne est toujours appliquée aujourd’hui, même si les hommes ont changé et si les départements-clé ont subi un sérieux relifting. Si le roi est le réceptacle final de tous les renseignements, il lui arrive aussi de solliciter un département ou un autre d’une manière directe, sans respecter forcément la hiérarchie théorique. Comme on l’explique aujourd’hui encore dans l’entourage royal, « il s’agit là d’une manière de garder le contrôle sur tout le monde, et d’empêcher le monopole du renseignement par une même personne ».
Quatre noms se disputent aujourd’hui le devant de la scène, en matière de renseignement : Fouad Ali El Himma, Hamidou Laânigri, Yassine Mansouri et Ahmed Harari. Ces hommes sont à peu près, et malgré leurs titres très éloignés les uns des autres, constamment sur les mêmes dossiers. Mais ils ne sont pas les seuls. Le renseignement version gendarmerie, forces auxiliaires ou armée, leur échappent en bonne partie. D’où la fluctuation de la « bourse des valeurs » qui peut changer du tout au tout selon les rapports établis par les uns ou les autres, et le degré d’écoute dont bénéficie tel département au détriment de tel autre. Sur ce plan au moins, et comme nous l’ont confirmé plusieurs sources fiables, le changement intervenu à la tête de la DGED (Mansouri à la place de Harchi), les réaménagements qui touchent à l’Intérieur, à la DGSN et à leurs multiples filiales, ne changeront pas grand-chose à la donne : l’évolution du renseignement tient d’abord du conjoncturel, lié aux dossiers les plus chauds du moment.
Comme aux états-Unis, le terrorisme a obligé le Maroc à faire face à une nécessité vitale : celle de coordonner un tant soit peu les activités des deux grands services dédiés respectivement à l’intérieur et à l’extérieur du royaume. Si Bush a créé un nouveau département pour coiffer à la fois le FBI et la CIA, Mohammed VI a renforcé le statut de Laânigri et remplacé Harchi par Mansouri. La coordination se fera d’une manière informelle, au plus près du Palais royal.
A la DGST, comme à la DGED, l’actualité du jour est à l’assainissement interne. Ce mot d’ordre n’est pas une vaine expression. Des mouvements d’hommes ont été effectués et d’autres devraient suivre. Même Ahmed Harari, homme de Laânigri, n’est pas assuré de garder, longtemps encore, les rênes de la DGST. à la gendarmerie, à l’armée, les « services », en plus de leur mission classique de traquer le renseignement « national », s’occupent surtout, et de plus en plus, d’assainir leurs propres troupes. Les gendarmes qui nous surveillent sont surveillés par d’autres gendarmes, et les militaires du cinquième bureau (celui du renseignement interne) sont aussi bien équipés, sinon plus, que ceux du deuxième bureau. A ne pas négliger, en dehors de ces circuits, le rôle des services des forces auxiliaires, surtout utiles aux frontières terrestres, et celui des RG et des moqaddems, habituels ratisseurs de terrain tous azimuts et traqueurs de renseignements en vrac.
Priorité absolue au terrorisme
De son temps, et du fait de la paranoïa ambiante, Hassan II avait tenu à cloisonner et à verrouiller tous les services de renseignements, pour s’épargner les risques d’un nouveau coup d’état. En dehors des services existants, le roi se servait d’autres réseaux plus informels. Il faisait constamment appel au chef de sa protection rapprochée, Mohamed Médiouri devenu, dans les faits, un patron de renseignements-bis, mais aussi à son chambellan, devenu le filtre d’un autre genre de renseignements : les intrigues propres aux fonctionnement des différents palais. La tactique était peut-être discutable mais elle a porté ses fruits. Jamais plus, depuis 1972, le Maroc ne s’est réveillé sur l’annonce d’un coup d’état…
L’obsession du défunt roi pour le renseignement le poussait jusqu’à recevoir tous les patrons des grands services étrangers et à installer avec eux des relations personnelles nourries. Sur ce plan, même si la finalité du renseignement reste la même (la sécurité), les manières semblent évoluer. Mohammed VI n’est pas Hassan II, El Himma n’est pas Basri, Laânigri n’est pas Oufkir et Mansouri n’est pas Dlimi. Le royaume a changé son fusil d’épaule ; il ne combat plus des blanquistes, mais des terroristes réels ou potentiels, infiltrés à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire. Sa sécurité, et le travail de renseignement qui l’assoit, concernent aussi ses voisins du nord comme du sud (Europe, états-Unis, monde arabe) aux yeux desquels il représente un enjeu réel. Même s’ils ne sont pas les seuls, les services de la DGED et de la DGST représentent la vitrine du renseignement marocain. Leurs performances n’intéressent pas que le seul Maroc, mais aussi ses partenaires en Europe (Espagne et France notamment) et aux états-Unis.
Après l’arrivée du général Harchi, le 30 juillet 2001, qui a suivi de près l’intronisation de Mohammed VI, les activités de la DGED ont été pratiquement mises en veilleuse. En trois ans, et selon des confidences recueillies ici et là, la DGED va perdre cette capacité de produire des analyses politiques, sécuritaires et stratégiques à partir des informations recueillies grâce à un réseau impressionnant d’ »honorables correspondants ». Le général Harchi qui a dirigé notamment les opérations « Ouhoud » au Sahara en 1976-77 avait été choisi par le général Dlimi pour le seconder à la DGED, où il a aidé à mettre en place le fameux « Service Action », qui est l’équivalent d’un commando opérant loin des frontières marocaines.
Les trois années que le général Harchi a passées à la tête de la DGED ont été déterminantes pour le pousser vers la porte. Homme discret par nature, Harchi s’est vu reprocher, à mesure que les mois défilaient, la gestion de l’affaire de l’islamiste Qamareddine Kherbane (un des fondateurs du FIS algérien, expulsé du Maroc en septembre 2001, alors que son visa d’entrée était parfaitement légal) et le contrôle des réseaux islamistes en Europe et en Afghanistan. Des carences dont a largement profité un autre général, Hamidou Laânigri, nommé à la tête de la DST dès octobre 1999.
Pour rappel, Laânigri a travaillé sous les ordres de Harchi en pilotant notamment la direction du contre-espionnage au courant des années 80, avant de finir par s’approprier pratiquement les prérogatives de la DGED, n’hésitant pas à piétiner les plates-bandes de ce service d’espionnage en s’acoquinant étroitement avec les services américains. On le verra ainsi gérer le dossier du terrorisme à partir de Témara, traiter l’affaire des Marocains afghans à Kaboul, suivre à la trace le prince Moulay Hicham ou encore prendre en charge le dossier des Sahraouis contestataires. Même s’il ne dirige plus directement la DGST, Laânigri reste le véritable patron du renseignement intérieur dont il surveille les services de près (une première pour un directeur de la Sûreté nationale).
Au sein de l’armée, le renseignement, comme on l’a vu, est du ressort de deux départements : le deuxième et le cinquième bureaux. Le premier est piloté par le colonel major Hamdane qui a gagné ses galons au cours de la première guerre du Golfe, le second est dirigé par le général Belbachir. En matière de coordination entre militaires et civils, il arrive qu’un « comité interarmée du renseignement » réunisse les chefs des deuxième et cinquième bureaux militaires, de la gendarmerie, et des représentants de la DGED. Le renseignement militaire en temps de paix comprend à la fois le renseignement de documentation (exemple : base de données sur une armée étrangère), le renseignement de situation et le renseignement de sécurité sur la protection des FAR contre toutes les intrusions venant de l’extérieur. C’est pour cela qu’après le vol des armes dans la caserne de Taza par un militaire proche des salafistes, en 2003, le cinquième bureau a mis sur pied une cellule chargée du suivi d’éventuels courants islamistes à l’intérieur même de l’armée.
Karim Boukhari
Abdellatif El Azizi