mardi 2 juin 2020
Riyad cible un ex-haut responsable des services de renseignements du régime, réfugié au Canada
Selon Human Rights Watch, le prince Mohammed ben Salmane a fait arrêter à la mi-mars deux des enfants de Saad al-Jabri, une dizaine de jours après les avoir pressés d’intervenir auprès de leur père pour le convaincre de rentrer au pays. Ils n’ont pas été vus depuis.
Les enfants en question, Sarah et Omar, âgés de 20 et 21 ans, avaient tenté en vain de quitter l’Arabie saoudite il y a quelques années à la suite du départ précipité de leur père.
Mohammed ben Salmane venait alors de manœuvrer pour écarter son principal rival, le prince hériter Mohammed ben Nayef, dont Saad al-Jabri était un collaborateur de longue date au ministère de l’Intérieur.
Dans un communiqué diffusé il y a quelques jours, Human Rights Watch a dénoncé la détention des enfants de l’homme de 61 ans, qui, précise l’organisation, « vit en exil au Canada depuis 2017 ».
« Comment peut-on prétendre que le gouvernement saoudien est réformiste alors qu’il détient arbitrairement des enfants d’anciens responsables ? », a ajouté Michael Page, qui lie l’intensification des pressions sur Saad al-Jabri à l’arrestation récente en Arabie saoudite de Mohammed ben Nayef pour un présumé coup d’État.
Le Washington Post, dans une chronique parue il y a quelques jours, relève que M. al-Jabri avait joué un rôle-clé par le passé dans la lutte antiterroriste contre Al-Qaïda et entretenait des liens avec les représentants de services de renseignements de plusieurs pays occidentaux.
« Des otages »
Le journaliste David Ignatius a pu interviewer un autre fils de Saad al-Jabri vivant « avec lui » en Ontario, Khalid al-Jabri, qui dénonce la détention de son frère et de sa sœur en Arabie saoudite.
« Ce sont des otages. La rançon, c’est le retour de mon père », a confié le jeune homme, qui n’a pas répondu lundi aux messages de La Presse.
Le New York Times a aussi évoqué dans les derniers jours la traque saoudienne de Saad al-Jabri et sa présence au Canada, en laissant entendre qu’il avait décidé de ne pas se réfugier aux États-Unis en raison des liens existants entre Mohammed ben Salmane et l’administration du président Donald Trump.
Ils avaient notamment été mis en relief à la suite de l’exécution du journaliste Jamal Khashoggi en 2018 par un commando venant d’Arabie saoudite. Malgré les condamnations internationales à ce sujet, Washington avait refusé de dénoncer le rôle de Mohammed ben Salmane, qui nie toute responsabilité dans l’affaire.
Les responsabilités passées de Saad al-Jabri au sein des services de renseignements saoudiens signifient qu’il était un élément-clé de l’appareil répressif et qu’il connaît potentiellement nombre de secrets d’État, relève Thomas Juneau, spécialiste du pays rattaché à l’Université d’Ottawa.
Le chercheur note que la présence de M. al-Jabri au Canada, si elle est confirmée officiellement, peut aussi devenir une source d’embarras pour le gouvernement de Justin Trudeau.
Ottawa a annoncé en avril, sur fond de pandémie, qu’il autorisait la poursuite de la vente de véhicules blindés à l’Arabie saoudite après avoir modifié certaines clauses pour garantir qu’aucune violation des droits de la personne ne pourrait en résulter.
Il paraît difficile pour le gouvernement fédéral, affirme M. Juneau, « de vendre des armes » au pays moyen-oriental d’un côté tout en lui reprochant de l’autre de pourchasser un membre du régime tombé en disgrâce.
Le ministère des Affaires étrangères du Canada, évoquant des raisons de protection de la vie privée, dit ne pas pouvoir fournir de détails sur le statut de Saad al-Jabri au Canada. Dans un courriel envoyé lundi à La Presse, une porte-parole a précisé par ailleurs que le Ministère était « préoccupé » par la détention de deux de ses enfants en Arabie saoudite.
Ottawa et Riyad s’étaient retrouvés à couteaux tirés en 2018, officiellement en raison de tweets critiquant le bilan de Riyad en matière de droits de la personne.
Tout en précisant que c’est possible, Thomas Juneau note que rien ne permet de confirmer pour l’heure que le dossier de Saad al-Jabri a contribué à ces tensions.
« S’il n’était jamais arrivé au Canada, je pense que la même chose aurait pu se passer », souligne le chercheur, qui n’a jamais entendu parler du cas du ressortissant saoudien en menant des entrevues de recherche sur la crise de 2018.