Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 13 novembre 2019

« L’affaire Boulin, c’est l’affaire de tous »


« Pour moi, l’affaire Robert Boulin a vraiment commencé en 2002, au domicile parisien d’un colosse. Chez Olivier Guichard, un baron du gaullisme. Ce jour-là, ce grand gaillard très impressionnant accepte de me recevoir pour me dire : “Mais bien sûr ! Robert Boulin a été assassiné, c’est un secret de Polichinelle !” Et il a ajouté : “Je ne sais pas jusqu’où vous pourrez aller…” En 2002, je commençais à peine à travailler sur l’affaire. Après ce rendez-vous, j’y ai consacré des heures et des heures d’enquête. Que je prenais souvent sur mon temps libre.

Ça a débouché sur plusieurs séries de reportages sur France Inter, sur un livre (Un homme à abattre, Fayard, 2007), une bande dessinée (Cher pays de notre enfance, Futuropolis, 2015), un documentaire… Cette affaire est un labyrinthe. Je ne voudrais pas donner l’impression d’être monomaniaque ; j’ai essayé de ne pas être happé même si je m’y replonge régulièrement. Quand on tire un fil, ça devient passionnant. Avec, aussi, le risque de s’y perdre, car chaque fil amène une nouvelle histoire.

Ce qui m’a vite fasciné, c’est que nous sommes à la fin des années 1970, à un moment de bascule, où on assiste à la mondialisation des marchés et où le politique perd du terrain sur le pouvoir économique. L’affaire Boulin, c’est une clé de compréhension d’une époque que j’ai qualifiée d’« années de plomb de la République française », durant lesquelles la violence politique ou syndicale était très présente. En 2003, j’avais eu l’impression d’être allé au bout… Puis j’ai tiré d’autres fils… De nouveaux témoignages…

Par exemple, la famille Boulin m’a raconté qu’un proche du RPR en lien avec l’administration américaine avait débarqué chez eux, quelques jours avant la mort du ministre. “C’est terrible, avait-il dit à la famille. J’ai été prévenu par la CIA. Robert va être assassiné !” J’ai réussi à recueillir son témoignage et à confirmer que la CIA détenait bien un dossier sur l’affaire. Il y a eu d’autres révélations de cet ordre. Et, en 2015, une nouvelle instruction est ouverte. Mais je ne me suis jamais pris pour un policier ou un juge d’instruction. J’ai plutôt eu envie d’y mettre de la raison, du labeur pour trouver des preuves. Et garder la bonne distance. Pour moi, ce n’est pas un combat comme cela peut l’être pour Fabienne Boulin, sa fille, et pour les confrères des années 1980 qui, eux, ont eu à subir des pressions.

Mon souci, c’est la volonté de comprendre et de transmettre. De savoir ce qu’il s’est réellement passé ce 30 octobre 1979. Cette lettre ouverte, dans laquelle nous demandons l’ouverture des archives des services de renseignement, c’est une interpellation citoyenne, car l’affaire Boulin, c’est l’affaire de tous. Ce n’est pas seulement une affaire judiciaire ou politique, c’est une affaire qui s’inscrit dans notre histoire contemporaine. Est-ce que l’État veut savoir la vérité ? Est-ce qu’il veut donner les moyens à la justice d’aller au bout ? »

Laurent Telo