Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 2 octobre 2019

Comment la peur du communisme a fait trembler les Suisses


Relique de la Guerre Froide: en 1999, la police fédérale a trouvé une malle pleine de matériel du KGB, 
les services secrets soviétiques, dans un bois près de Berne
(Keystone)


En Suisse, la Guerre Froide s’est déroulée dans la tête des gens. On avait peur du communisme des Soviets et on se méfiait de qui ne se s’en distanciait pas assez nettement. L’ennemi pouvait être chez le voisin et y distiller son poison.

Novembre 1956: les chars soviétiques entrent en Hongrie, pour étouffer dans l’œuf les réformes démocratiques. Des centaines de milliers de personnes s’enfuient – dont beaucoup en Suisse. Les réfugiés hongrois sont accueillis avec une chaleur comme on n’en a jamais vu dans ce pays, ni pendant la Seconde Guerre mondiale, ni après. C’est que les Hongrois ne sont pas simplement des personnes dans la détresse, ils et elles sont d’abord des frères et des sœurs en lutte contre le communisme.

Mais en même temps, la colère contre ceux que l’on soupçonne d’être de connivence avec le communisme expansionniste de l’URSS devient terrible. Le Parti communiste suisse, ou Parti du travail (PdT), se voit traité injurieusement de «parti de l’étranger» et ses membres sont désignés comme ennemis de l’intérieur. On en vient à des attaques contre leurs magasins. Certains militants sont licenciés, d’autres même directement agressés.


On le voyait à peine, mais l'ennemi était quand même là. 
La malle du KGB contenait notamment cet émetteur-récepteur.
(Keystone)


La danse tribale

Avec sa politique étrangère agressive, l’Union soviétique a certainement suscité un ressentiment anticommuniste. Et le PdT n’était pas précisément champion pour se distancer du socialisme violent version stalinienne – ce qui lui fera finalement perdre tout son poids politique après la Seconde Guerre mondiale. Mais l’anticommunisme en Suisse dépasse à cette époque la critique démocratique. Il y a quelque chose de sectaire, au point que l’écrivain Friedrich Dürrenmatt décrit cet anticommunisme de la Guerre Froide comme «la danse tribale de la Suisse».

Et on la danse pour l’opinion publique mondiale: après 1945, la Suisse est isolée – sa neutralité pendant la Guerre est suspecte aux yeux des puissances victorieuses. La Suisse officielle se positionne donc ostensiblement dans le camp du «monde libre». Et l’incitation à la révolte contre le communisme offre aussi une occasion de ne pas avoir à revenir sur le rôle du pays pendant le conflit qui vient de s’achever. «Comme nous n’étions pas des héros de guerre, nous voulions maintenant être au moins les héros de la Guerre Froide», note encore Dürrenmatt.

Berne, décembre 1956: dans le cadre de l'action "ne jamais oublier", 
des étudiants donnent un cours dans la rue sur la fabrication de cocktaile Moltov.
(Schürch © StAAG/RBA1-11-23_3)



Lavage de cerveau – la peur de la guerre psychologique

Le communisme peut alors être perçu comme quelque chose de satanique que l’on doit extirper de la tête des gens parce que l’ennemi communiste n’est jamais vraiment visible. Même si Moscou et la Sibérie sont des lieux géographiques bien réels, l’ennemi reste une sorte de Belzébuth, pas vraiment tangible et par conséquent omniprésent et omnipotent.

Un scénario répandu veut alors que les Russes disposent de techniques sophistiquées pour pénétrer dans le cerveau ou dans l’âme des gens pour annihiler leur volonté et leurs capacités de résistance. La très populaire revue «Schweizer Illustrierte» raconte ainsi en 1956 l’histoire de six dissidents soviétiques ayant perdu toute volonté à cause d’une drogue qu’on leur a injecté. Il aura suffi de leur donner l’ordre de se jeter par la fenêtre pour qu’ils obéissent sans hésitation. Conclusion de l’article: «Là où les Russes mènent le jeu, rien n’est trop effrayant pour que cela ne puisse pas arriver!»

Dans le livre remis à chaque membre de la Protection civile, on décrit ainsi le communiste: «Au milieu de la paix, l'ennemi travaille sans relâche pour semer la méfiance et la discorde. Il le fait imperceptiblement, sous une forme apparemment inoffensive, avec des piqûres d'épingles perfides auxquelles nous finissons par succomber si nous ne sommes pas vigilants».
(zvg)


Garder la population en éveil – et bien la surveiller

Différentes organisations se donnent pour tâche de protéger la population contre l’«endormissement» par la propagande subtile des Soviétiques. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, des groupes qui s’étaient engagés dans la mobilisation morale contre le fascisme trouvent dans l’anticommunisme un nouveau terrain d’action. Aux premiers rangs de ce combat, on trouve le Service suisse d'information, fondé en 1947 comme organisation civile succédant à la section Armée et Foyer, démobilisée à la fin de la Guerre. Lors de conférences et de colloques, souvent financés par l’État, ses membres s’efforcent d’expliquer les dangers du communisme dans tout le pays.

Au début des années 1960, le journaliste Jean-Rudolf von Salis parle de psychose anticommuniste: «Il y a des gens qui voient dans une inoffensive coopérative de consommation un nid de conspirateurs bolchéviques». Dans ce contexte, ceux qui expriment une voix critique sont vus comme de potentiels «fouineurs» qui cherchent à miner les structures de l’État par des réseaux secrets. Les pacifistes ne cherchent qu’à saper la puissance de l’armée suisse et n’importe quel article de journal est susceptible d’affaiblir le moral des troupes dans la lutte contre le mal. Tout ce qui est à gauche du centre politique est suspecté de vouloir affaiblir la volonté de défense du pays. De cette manière, l’anticommunisme est aussi un moyen pratique de marginaliser la critique de l’État, de l’armée et de la patrie.

"La Suisse dort, l'ennemi attaque". Caricature de 1956.
(Nebelspalter / e-periodica.ch)


Cette diabolisation du communisme et de tout ce qui a l’air de lui ressembler mène aussi à un travers précisément typique des régimes de l’Est: la surveillance totale. Ce n’est qu’à la fin de la Guerre Froide que le public va réaliser le zèle que les services secrets et la police ont déployé à surveiller et à documenter les moindres actions de supposés «ennemis intérieurs». En 1989, le scandale des fiches révèle que les faits et gestes de 700'000 personnes ont été scrupuleusement consignés. Et pas seulement des communistes, mais de tous ceux qui avaient un regard critique sur la société majoritaire: activistes de gauche de toutes obédiences, écologistes, alternatifs, militants pour le tiers-monde, féministes…

Même la chute du bloc de l’Est n’a pas vraiment fait disparaître l’anticommunisme. Les organisations comme Pro Libertate, fondée en 1956, ont essayé de se repositionner dans un monde qui a perdu son principal épouvantail. Au lieu de menace communiste, on parle de défense de l’identité. Le risque n’est plus celui d’une révolution mondiale, mais d’une mainmise des organisations transnationales comme l’ONU ou l’UE. Et l’ennemi n’est plus à Moscou, mais à Bruxelles.

David Eugster