Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 7 septembre 2016

Elena Vavilova, l'espionne russe qui a passé vingt ans dans la peau d'une Américaine


Tim et Alex, aujourd’hui âgés de 28 et 24 ans, s’en souviennent peut-être: leur maman leur préparait souvent de grosses ravioles fourrées à la viande. «Ce soir, on mange italien: des raviolis!» disait-elle à la grande joie de son mari. En fait, ce n’étaient pas exactement des raviolis mais des pelmenis sibériens, mais ça les deux garçons, nés au Canada et vivant dans la périphérie de Boston, ne devaient pas le savoir. Tout comme le fait que leurs parents ne s’appelaient pas Tracey et Donald, mais Elena et Andreï, qu’ils n’étaient pas Américains mais Russes – originaires de Tomsk, plus précisément, dans la lointaine Sibérie –, et qu’ils travaillaient pour le KGB.

Les pelmenis, sous le couvert de raviolis italiens donc, étaient l’une des rares entorses aux règles de conspiration d’airain que s’étaient imposées les deux agents clandestins pour pouvoir passer pour une famille d’Américains sans histoires. Lui consultant, elle agent immobilier; leur seule fantaisie consistait à parler l’anglais avec un léger accent français, héritage de leur période de «rodage» au Canada, pays de transit, avant leur installation aux Etats-Unis au début des années 1990.

C’est le genre d’anecdote que l’on trouve dans le livre d’Elena Vavilova, La femme qui savait garder des secrets, récemment publié à Moscou dans la prestigieuse maison d’édition Eksmo. C’est un curieux roman à clé (écrit avec l’aide d’un apprenti écrivain, Andreï Bronnikov, lui aussi appartenant à la galaxie du renseignement russe) qui lève un coin du voile qui enveloppe l’activité des fameux «illégaux» soviétiques puis russes, ces agents clandestins ne bénéficiant d’aucune immunité diplomatique. Ils étaient envoyés se fondre dans la population locale sous le couvert d’une fausse identité et d’une «légende» – une histoire de vie, dans le jargon de l’espionnage – élaborée avec soin pendant des années, voire des décennies.

Démasqués en 2010

Elena Vavilova (alias «Tracey Lee Ann Foley») et son mari Andreï Bezroukov («Donald Howard Heathfield») ont aujourd’hui le rang de colonel au SVR, le service de renseignement à l’étranger de la Fédération de Russie, héritier de la prestigieuse Première direction principale du KGB.

Yelena Vavilova le 21 mai 2019.
Vladimir Gerdo\TASS via Getty Images


Ils ont été démasqués par le FBI en 2010, lors de l’opération intitulée «Ghost Stories», avant d’être échangés, avec une dizaine d’autres agents russes, contre des personnes accusées d’espionnage au profit de l’Occident par Moscou – dont le tristement célèbre Sergueï Skripal, victime avec sa fille d’une tentative d’empoisonnement au Royaume-Uni en 2018. A leur retour à Moscou, ils ont été reçus et décorés en grande pompe par Vladimir Poutine pour «services rendus à la patrie», puis recasés à des postes bien rémunérés dans des entreprises d’Etat.

Des deux, c’est plutôt Andreï Bezroukov, qui donne aussi des cours au prestigieux Institut d’Etat de relations internationales de Moscou, la pépinière des futurs diplomates (et espions) russes, qui faisait quelques apparitions devant les médias pour commenter l’actualité internationale. Elena, elle, s’était fait oublier – jusqu’à ce «coming out» sous forme de roman. «J’ai surtout voulu montrer ce que c’est d’être une femme dans cette profession», dit-elle dans l’un des nombreux articles que lui consacre la presse russe.

Clause spéciale

Mais pourquoi ne pas avoir écrit des Mémoires, comme tous les anciens espions? Pourquoi se cacher derrière la fiction? «Pour des raisons opérationnelles, bien évidemment», poursuit-elle. Dans ce corps de métier, surtout en Russie, il n’y a pas de «ex». Et pour une raison aussi beaucoup plus prosaïque, révèle-t-elle. Avant de les libérer, en 2010, le FBI leur avait fait signer une clause spéciale stipulant que si les deux espions venaient à publier ou à scénariser leur histoire, tous leurs droits d’auteur devraient être reversés au Trésor américain.

Entre-temps, quelqu’un d’autre s’en est emparé: le scénariste et producteur Joe Weisberg, lui-même ancien officier de la CIA, auteur de la célèbre série The Americans de 2013 qui a tenu en haleine pendant six saisons des millions de téléspectateurs à travers le monde. Andreï et Elena y sont représentés par les acteurs Matthew Rhys et Keri Russell. Qu’en pensent-ils? «A l’exception du sexe, des déguisements et des assassinats, ça rend assez bien la réalité humaine de notre travail», ont avoué les deux époux.

«Nous n’étions pas des James Bond»

Dans le livre de Vavilova, il n’y a donc pas des scènes de sexe ni de liquidations d’opposants. En échange, on y lit le récit de quelques missions plus ou moins vraies (mais profondément ennuyeuses), le dévouement sans faille du couple à ses supérieurs, y compris lors des années «très compliquées» qui suivirent l’effondrement de l’URSS lorsque l’argent vint à manquer et que les ordres du «Centre» ne brillaient pas par leur intelligence. «Nous n’étions pas des James Bond. Notre travail était monotone, et pas toujours très intéressant.»

En fait, et malgré les efforts d’Elena Vavilova, il ressort que le seul exploit du couple a consisté à s’établir et à s’intégrer dans la société occidentale sans attirer l’attention des autorités. L’auteure consacre aussi beaucoup de pages à celui qui serait l’homme qui les aurait trahis, à savoir Alexandre Poteev, un ancien des forces spéciales du KGB en Afghanistan, devenu le patron de la «section S», chargée des opérations clandestines en Amérique du Nord. Cet officier, qui a fait défection en 2010, a été depuis donné pour mort avant de disparaître dans la nature. Mais c’est bien lui qui aurait «balancé» tout son réseau aux Américains en échange de l’asile pour lui et sa famille.

Les pages les plus intéressantes – et les plus vraisemblables parce que empreintes d’une nostalgie sincère – restent néanmoins celles de la «grande époque». A savoir lorsque l’URSS était bien debout et qu’un officier du KGB de Tomsk a eu cette idée un peu folle: recruter un jeune couple d’étudiants sibériens avant de les envoyer à Moscou, où d’autres maîtres espions effaceront leur passé pour en faire l’embryon d’une famille américaine lambda, sans histoires mais avec un grand avenir.

Alexandre Lévy