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vendredi 15 mars 2019

Que peut faire l'Etat de droit Suisse contre les rapatriés de Daesh ?


(Service de renseignement de la Confédération)


Ils ont rejoint le règne de terreur du soi-disant Etat islamique (EI), et maintenant qu’il s’effondre, certains reviennent. Mais ce qui attend ici les sympathisants suisses de l’EI, ce ne sont pas des sanctions draconiennes, mais seulement des peines conditionnelles. Pourquoi? Parce qu’un Etat de droit ne peut pas appliquer des peines d’exception.

Après l'effondrement de l’EI en Syrie, des centaines de ses sympathisants retourneront en Europe. Dans la lutte contre les terroristes de l'EI, ce sont les combattants kurdes qui ont fait le plus de prisonniers. Dans le nord-est de la Syrie, ils détiennent environ un millier d'islamistes. Une vingtaine d'entre eux viennent de Suisse.

Comment la Suisse doit-elle gérer ces mercenaires de la terreur? Et quelle est l’idée directrice parmi les décideurs? Sécurité et punition ou Etat de droit et prévention?

Une dizaine de retours

Jusqu'à présent, on a connaissance du retour d'une dizaine de partisans de l'EI. Deux ont été condamnés à des peines de prison avec sursis en février. La plupart n’ont même pas été inculpés, ils se trouvent (encore) en liberté. «Les extrémistes se moquent de l’Etat de droit. C’est aussi ce qu’on a constaté lors du procès An’Nur», a déclaré le reporter de guerre Kurt Pelda lors d’une émission de la télévision alémanique SRF.

Kurt Pelda se réfère au jugement du tribunal de district de Winterthur, qui, en octobre 2018, a condamné huit des dix membres de l'ancienne mosquée An'Nur à des peines de 6 à 18 mois de prison avec sursis ou à des peines pécuniaires, notamment pour privation de liberté, contrainte et menaces. «Avec ce genre de sanctions et d’attendus de jugement, l’Etat de droit est une blague», a déclaré le journaliste, une opinion partagée par tous les participants présents au débat.

Parmi eux, une parlementaire. «Je suis tout à fait de cet avis», a indiqué Corina Eichenberger-Walther. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi ces sanctions étaient risibles, la parlementaire libérale-radicale (PLR / droite) a déclaré: «Je suis aussi d’avis qu’il faut durcir les sanctions. Le problème est que tout va toujours très lentement dans un Etat de droit». C’est la raison pour laquelle les lois sont toujours en retard sur la réalité. Pour la parlementaire, c’est le prix de la démocratie.

Quoi qu’il en soit, Corina Eichenberger-Walter a rappelé que la Suisse planche actuellement sur une loi qui prévoit des mesures de police préventives pour lutter contre le terrorisme. Cela comprend notamment de la surveillance, le port d’un bracelet électronique, des arrêts domiciliaires et des interdictions de contact dans un certain rayon.

Durant l’émission, l’avocat zurichois Christoph Bertisch a constaté lui aussi que les extrémistes se moquent d’un Etat de droit aux infractions pénales aussi minimes. Pour autant, il n’en fait pas un reproche à l’encontre du système suisse. Pourquoi? Parce que les règles doivent être scrupuleusement respectées dans un Etat de droit. Certes, les lois applicables aux terroristes de l’EI – en particulier la Loi sur le renseignement  ne sont pas assez dures, mais «dans un Etat de droit, on ne peut pas promulguer des mesures plus sévères uniquement pour ces gens», a-t-il expliqué.

Djihadistes suisses

Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) a enregistré 92 «voyageurs djihadistes venant de Suisse» qui ont été dans des zones de guerre depuis 2001 ou qui s'y trouvent encore. Parmi ces cas, 31 sont des citoyens suisses, dont 18 ont la double nationalité. De 2001 à aujourd'hui, 77 personnes se sont rendues en Syrie et en Irak. On sait que 16 personnes (13 confirmées) sont rentrées en Suisse. 31 personnes (25 confirmées) ont été tuées. Il n’existe pas d’informations vérifiées sur la localisation des autres.

Le SRC estime qu’une vingtaine de voyageurs djihadistes (hommes, femmes et enfants), citoyens suisses ou binationaux, résident actuellement dans la zone de conflit syro-irakienne.

Le SRC n’a pas indiqué aux médias s’il connaissait l’identité de ces personnes et leurs actions, ni s’il coopérait avec les services de renseignement étrangers.

Aide américaine

Après l'annonce par le président américain Donald Trump du retrait des troupes américaines d’ici avril, les Kurdes, livrés à eux-mêmes face à la Turquie, à l'Iran et au régime syrien, auront d'autres priorités que la garde des prisonniers. Les islamistes européens risquent donc d’être libérés et de rentrer d'une manière ou d'une autre dans leur pays d'origine.

Les appels que les Kurdes ont lancé à l’Europe pour qu’elle reprenne ses prisonniers sont jusqu’à présent restés sans écho. Donald Trump a également appelé sur Twitter les Européens à reprendre leurs partisans de l’EI. Le président américain a même proposé une aide au transport.

Offre de rapatriement des Etats-Unis

«La Suisse étudie des options pour le rapatriement actif des mineurs, si cela est nécessaire au bien-être de l'enfant.»

Parmi les options à disposition, une offre concrète d’assistance de la part des Etats-Unis a aussi été étudiée au cours des derniers mois, a indiqué à swissinfo.ch le ministère suisse des Affaires étrangères (DFAE).

«Comme d’autres partenaires européens, la Suisse n’étudie pas plus avant cette option, car les Etats-Unis prévoient le rapatriement de familles entières et également pour des raisons légales et financières.»

Pas les bienvenus

La Suisse n’est pas désireuse de rapatrier ses combattants de l'EI détenus au Proche-Orient. «Le Conseil fédéral ne veut pas de rapatriement actif d'adultes.» Un tel processus ne peut être réservé qu’aux mineurs, informe le gouvernement, qui suit la voie tracée par la nouvelle ministre de la Justice, Karin Keller-Sutter. Selon le Conseil fédéral, la protection et la sécurité de la Suisse priment sur les intérêts individuels. La Suisse préfère que les auteurs d’actes terroristes soient «jugés dans les Etats où ils ont été perpétrés, conformément aux normes internationales», a déclaré le gouvernement.

Une position qui laisse Kurt Pelda perplexe. «Une ministre de la Justice de Suisse ne peut prétendre de telles choses que parce qu’elle n’a absolument aucune idée de la situation sur le terrain», juge le journaliste. Pour ce spécialiste, les combattants de l’EI seront à un moment ou à un autre libérés et ils reviendront alors en Europe. La question est seulement de savoir si un retour ordonné est possible, afin que ces gens ne représentent plus un danger.

La position de la ministre de la Justice surprend aussi Carla del Ponte. «Il est impossible de tenir des procès sur place. En Syrie, il n’existe pas d’appareil judiciaire ni de garanties du respect du droit international», a estimé l’ancienne procureure en chef des Nations Unies.

Le Conseil fédéral est conscient du risque de voir ces personnes libérées. La Suisse prendra alors des mesures pour empêcher des entrées sans contrôle sur son territoire.

L’Europe ne veut pas les reprendre

La Suisse n'est pas le seul pays européen à vouloir garder éloignés ses «voyageurs motivés par le terrorisme».

Au Royaume-Uni, en France, en Belgique et en Allemagne, plusieurs centaines d’islamistes menacent de revenir des prisons kurdes. Leurs gouvernements préconisent également des poursuites et des procès sur les lieux où les actes ont été commis. A l'instar de la Suisse, ces pays cherchent aussi à retirer la nationalité au binationaux qui se sont battus pour l'EI. Cependant, de tels processus coûteraient beaucoup d’efforts et seraient très longs.

Pas de contacts en Syrie?

Depuis la fermeture de l'ambassade de Suisse à Damas en 2012, il n'y a plus de personnel consulaire accrédité en Syrie, précise le DFAE.

Le Service de renseignement de la Confédération n’indique pas si ses agents ont des contacts avec eux.

Dans ses conseils aux voyageurs, le DFAE déconseille les séjours de tout genre en Syrie et indique que la Suisse n’a pratiquement plus de moyens de porter assistance ou secours à ses ressortissants sur place.

Peter Siegenthaler