vendredi 8 février 2019
Les étranges relations d'affaires d'Alexandre Benalla avec Iskander Makhmoudov
L'enquête de Mediapart sur Alexandre Benalla a mis au jour des éléments à l'appui d'un «dossier russe», qui pourrait s'avérer très gênant pour l'Elysée. L'ex-chargé de mission apparaît très proche d'un milliardaire russe. Ironie du sort ?
Une enquête au long cours de Mediapart a mis au jour, dès décembre dernier, un lien, assez direct, entre un sulfureux homme d'affaires russe, Iskander Makhmoudov, d'une part, et d'autre part Alexandre Benalla et Vincent Crase, tous deux mis en cause pour les violences filmées lors de la manifestation du 1er mai 2018. De quoi est-il question ?
Contrat entre Vincent Crase et le magnat russe Iskander Makhmoudov
Ex-gendarme réserviste, ex-salarié d'En Marche!, où Alexandre Benalla l'avait recommandé, Vincent Crase est promu en novembre 2017 comme réserviste de l'Elysée auprès du commandement militaire de la Présidence, là aussi sur recommandation d'Alexandre Benalla. Les deux hommes entretiennent une relation de confiance, Vincent Crase ayant formé le jeune Alexandre Benalla, alors âgé de 18 ans, lors d'une préparation militaire en 2009.
En décembre dernier, Mediapart révélait l'existence d'un versement de 294 000 euros, le 28 juin 2018, depuis un compte appartenant à Iskander Makhmoudov vers la société de conciergerie de Vincent Crase, dénommée Mars. Une partie des fonds a, selon Mediapart, transité via une société de sécurité privée, du nom de Velours, dont Alexandre Benalla a été conseiller entre 2013 et 2015. Le contrat avait pour objet la protection de biens immobiliers du magnat russe, dont Forbes estime la fortune à 6,7 milliards de dollars. L'affaire de la vidéo du 1er mai allait mettre un terme au contrat, renouvelable par trimestre. «J'ai signé ce contrat le 6 juin 2018 alors que j'ai quitté le palais de l'Elysée le 4 mai», s'est défendu Vincent Crase lors de sa dernière audition en date par la commission d'enquête sénatoriale, le 21 janvier dernier, affirmant en outre que les négociations elles-mêmes pour ce contrat avaient aussi commencé «après» son départ.
Devant la même commission, ce même 21 janvier, Alexandre Benalla a martelé, sous serment, qu'il n'avait jamais contribué ni à la négociation, ni à la conclusion du contrat entre Mars et Iskander Makhmoudov. Une thèse fragilisée par la publication, le 31 janvier dernier, dans des conditions que Mediapart n'a pas précisées, d'enregistrements audio de Vincent Crase et Alexandre Benalla.
Thèse également mise à mal par une photo, prise en août 2018 à Fleurac, dans le château périgourdin de Vincent Miclet, discret homme d'affaires ayant fait fortune dans l’agro-alimentaire en Angola. On y voit Alexandre Benalla jouer au baby-foot avec le représentant d'Iskander Makhmoudov en France, Jean-Louis Haguenauer.
Iskander Makhmoudov, un «proche» de Vladimir Poutine ?
Sur la foi de l’enquête de Mediapart, le lien circulaire entre Vincent Crase, Alexandre Benalla, Jean-Louis Haguenauer et Iskander Makhmoudov semble bel et bien avéré. L'affaire se révèle même toujours plus tentaculaire. Ce 6 février, Libération publiait de nouvelles révélations liant le sommet de l'Etat français au magnat russe. Selon le quotidien, Chokri Wakrim, compagnon du chef de la sécurité de Matignon, Marie-Elodie Poitout, serait également impliqué dans ce contrat.
Mais le milliardaire russe Iskander Makhmoudov reste un quasi parfait inconnu pour les médias en France. A titre d'exemple, la dernière apparition notable de l'intéressé dans les colonnes du quotidien Le Monde remonte à 2014, sur un tout autre sujet (les Jeux olympiques).
En 2005, l'AFP affirmait déjà qu'Iskander Makhmoudov était «l'une des figures les moins connues du grand public parmi les milliardaires russes». C'est encore largement le cas aujourd'hui. Dans un article du 1er février dernier, France Info croit savoir que le magnat est un «industriel russe proche de Vladimir Poutine», sans pour autant donner sa source.
La formulation retenue est en fait celle de Mediapart, reprise aussi par l'AFP, et qui, sur ce point, ne s'embarrasse pas de nuances. «Proche de Vladimir Poutine et à la tête d’un empire industriel, Iskander Makhmudov est aussi soupçonné par plusieurs magistrats européens d’accointances avec l’un des pires groupes criminels moscovites», écrit ainsi Mediapart dans un dossier consacré à la «panique pour un contrat russe».
Pour autant, l'exposé est un peu rapide. On retrouve effectivement une occurrence de la thèse d'une proximité entre le président russe et Iskander Makhmoudov dans un article publié en février 2018 sur le site The Insider.
Le média, fondé par un opposant à Vladimir Poutine, Roman Dobrokhotov, est notamment en lien avec le très antirusse Bellingcat, mis à contribution, entre autres, dans l'affaire Skripal. «Vladimir Poutine a signé un décret attribuant [à Iskander Makhmoudov] la médaille de second degré de l'Ordre du mérite pour services à la patrie», peut-on lire sur son site. Une anecdote qui est loin de suffire à prouver une quelconque proximité entre les deux hommes : le fait que Lance Armstrong, Maurice Papon, John Galliano ou Bachar el-Assad aient reçu la légion d'honneur n'a pas pour autant fait d'eux des «proches» d'un quelconque président français.
Ironie : sur fond de diabolisation de Moscou, régulièrement pointé du doigt par Emmanuel Macron pour ses supposées ingérences dans la vie politique française, une éventuelle connexion entre Alexandre Benalla et la Russie serait plus qu'embarrassante pour l'Elysée.
Surfacturations de contrat?
A la tête de la «Société minière et métallurgique de l'Oural» (UGMK), M. Makhmoudov est présenté par la justice espagnole, avec laquelle il a eu maille à partir, comme faisant partie de l'organisation criminelle russe Izmailovskaïa.
Le 21 janvier, M. Crase avait affirmé devant le Sénat avoir travaillé pour cet oligarque russe une fois parti de l'Elysée, et sans l'aide d'Alexandre Benalla, mis en examen comme lui pour des violences sur des manifestants le 1er mai 2018.
Mais selon Mediapart, les discussions autour du contrat ont commencé «dès l'hiver 2017» et «se sont accélérées en juin» 2018.
Alexandre Benalla «a rencontré à plusieurs reprises le représentant de l'oligarque en France, l'homme d'affaires Jean-Louis Haguenauer», écrit le site.
«On peut imaginer des éventuelles surfacturations de contrat qui peuvent cacher plus que des prestations de sécurité», a commenté auprès de l'AFP le journaliste Fabrice Arfi, co-responsable des enquêtes de Mediapart. «La dissimulation par Benalla de son implication laisse aussi planer le soupçon».
Les avocats de M. Benalla et de M. Makhmoudov étaient injoignables jeudi soir pour commenter ces informations.
La responsable du GSPM démissionne
Ce contrat a été évoqué dans une conversation entre M. Benalla et M. Crase enregistrée le 26 juillet et dont des extraits ont été publiés le 31 janvier par Mediapart.
Les deux hommes envisageaient alors de mettre en place un nouveau montage financier pour le contrat.
«Une discrète société, France Close Protection , voit le jour le 16 octobre», affirme Mediapart, précisant qu'elle est dirigée par «un ancien militaire qui travaillait sur le contrat pour Velours». Elle aurait employé M. Benalla à partir de novembre.
La révélation de cet enregistrement a suscité un nouveau rebondissement dans l'affaire, aboutissant à la démission jeudi de la cheffe du groupe de sécurité du Premier ministre (GSPM), Marie-Elodie Poitout, afin d'«écarter toute polémique».
Après la publication des extraits sonores par Mediapart, des journalistes ont en effet tenté de vérifier auprès de Matignon des rumeurs selon lesquelles cette conversation avait été enregistrée au domicile de cette dernière.
Dans une lettre datée du 1er février et obtenue par l'AFP, les services du Premier ministre expliquaient au Parquet de Paris avoir questionné la cheffe du GSPM sur cette rencontre.
Celle-ci a alors expliqué avoir rencontré M. Benalla fin juillet, avec son compagnon Chokri Wakrim, à leur domicile, mais assuré ne pas connaître M. Crase.
Suspendu «à titre conservatoire»
Selon une source proche du dossier, c'est sur la base de ce courrier que le parquet a ouvert une enquête et tenté lundi de perquisitionner les locaux de Mediapart, pour se faire remettre les enregistrements, une initiative vivement dénoncée par le site d'information, plusieurs médias et l'opposition comme une atteinte au secret des sources des journalistes.
Matignon n'a donné «aucune instruction» au parquet de Paris au sujet de cet enregistrement révélé par Mediapart, a assuré le premier ministre Edouard Philippe dans une interview à «Paris-Normandie» à paraître vendredi.
Suspendu «à titre conservatoire» mercredi, le sergent-chef Chokri Wakrim, compagnon de Mme Poitout, aurait été «sollicité par Alexandre Benalla pour travailler sur le fameux contrat russe» selon Libération. Il a déjà été entendu par la Direction du renseignement et de la Sécurité de la Défense (DRSD), a précisé une source bien informée à l'AFP, confirmant des informations du magazine Valeurs actuelles.