Discrets depuis que le scandale Cambridge Analytica a éclaté, Robert Mercer et sa fille Rebekah ont pourtant joué un rôle on ne peut plus central.
Lors de la fête à thème qu'il donne chaque année dans son palais Owl's Nest (Nid de Hibou) de Long Island, près de New York, Robert Mercer apparaît costumé, comme le reste de sa famille et ses hôtes. En décembre 2016, un seul invité a été dispensé de déguisement : Donald Trump, tout juste élu président. Le milliardaire de la finance, lui, était déguisé en Mandrake le Magicien, connu pour ses talents d'hypnotiseur.
Ces derniers jours, Mercer a ressorti son costume de prestidigitateur. Pas un mot sur le scandale qui secoue Cambridge Analytica, l'entreprise spécialisée en communication stratégique et analyse de données accusée d'avoir illégalement acquis des données d'utilisateurs de Facebook.
Robert Mercer est pourtant l'un de ses principaux actionnaires. Mais il ne serait qu'un investisseur passif et n'a jamais siégé au conseil d'administration de la société, jure un riche donateur au site "Daily Beast". Quant à sa fille Rebekah, qui, elle, fait partie des administrateurs, "elle s'est toujours efforcée d'observer et de se plier à tous les mandats légaux et normes établies", ajoute cette source. Circulez, y a rien à voir ! Si les as de Cambridge Analytica ont fricoté avec les données de Facebook, les Mercer n'y sont vraiment pour rien. Mandrake n'aurait pas fait mieux.
Ultimatum à Trump
L'enquête n'en est qu'à ses débuts, en Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis, sur les responsabilités respectives dans ce qui est déjà un scandale politique majeur, et qui menace directement Facebook. Dernier à tomber : Alexander Nix, le PDG de la firme, suspendu avec "effet immédiat dans l'attente d'une enquête complète et indépendante". Mais deux choses ne font aucun doute : le rôle central des Mercer dans Cambridge Analytica, et leur rôle majeur dans la campagne de Donald Trump :
"Les Mercer ont posé les fondations de la révolution Trump. Il ne fait aucun doute que ce sont eux qui ont eu le plus gros impact parmi les donateurs de ces quatre dernières années, [les frères] Koch compris", confiait il y a un an Steve Bannon, l'ex-stratège de Trump, au "New Yorker".
Bannon est bien placé pour le savoir. En août 2016, Rebekah Mercer, "femme la plus puissante du Parti républicain" selon le site Politico, monte dans un hélicoptère, direction East Hampton. Elle a exigé un tête-à-tête d'une demi-heure avec Trump, dont la campagne est en train d'imploser. Le parti est sur le point de le lâcher, explique-t-elle au futur président. "Cela va mal", admet-il. "Non, cela ne va pas mal : c'est cuit". Un silence. "A moins de procéder à un changement". "Bekah" Mercer enjoint au candidat de virer Paul Manafort, son directeur de campagne. A la place ? "Faites venir Steve Bannon et Kellyanne Conway. Je leur ai parlé, ils sont d'accord." Quatre jours et un petit-déjeuner de Rebekah avec Jared et Ivanka Trump plus tard, son exigence est satisfaite.
Comment un milliardaire excentrique et libertaire a-t-il pu jouer un rôle aussi important dans la vie politique américaine? Histoire fascinante. L'Amérique ne manque pas de crésus en mal de hobbies se prenant soudain pour des génies politiques. Mercer lui-même a ses lubies : dans le sous-sol de sa mansion de Long Island, grande comme un demi-court de basketball, il a investi 2,7 millions de dollars dans un train miniature. Il a aussi un faible pour les armes à feu (impressionnante collection de mitrailleuses) et ses talents de joueur de poker sont reconnus.
L'amour des disques durs
Mais ses deux vraies passions sont ailleurs : les chiffres, et la politique. Né en Californie et élevé au Nouveau-Mexique, ce fils de scientifique s'est pris de passion dès l'âge de 10 ans pour les ordinateurs, écrivant des programmes avant même d'en posséder un. Passion de solitaire ? Mercer est fameusement taciturne en public, "il peut à peine vous regarder dans les yeux quand il vous parle", dit un proche. En 2010, il confie : "Je suis heureux de vivre ma vie sans dire quoi que ce soit à quiconque". Il a la réputation de préférer les chats aux humains.
Dans "More Money Than God", le livre de Sebastian Mallaby qui le décrit comme "un joueur de poker aux nerfs d'acier", Mercer confie n'avoir jamais fait de cauchemar. Mais quand il parle d'ordinateurs, il est ému aux larmes. Dans un rare discours de 2014, il décrit sa première expérience avec un ordinateur comme un coup de foudre. Il raconte son premier job dans un labo gouvernemental au Nouveau-Mexique : "J'aimais la solitude du labo informatique, le soir venu. J'aimais l'odeur de l'air conditionné, le son des disques durs en rotation et des imprimantes qui cliquetaient." David Magerman, un ancien collègue au hedge fun Renaissance, confie en 2017 à Jane Mayer, du "New Yorker" :
"Bob estime que les humains n'ont pas de valeur intrinsèque autre que l'argent qu'ils gagnent. Un chat a de la valeur, selon lui, parce qu'il procure du plaisir aux humains. Mais si quelqu'un vit aux crochets de l'aide sociale, il a une valeur négative. S'il gagne mille fois plus qu'un prof d'école, sa valeur est mille fois supérieure."
Cet amour des 1 et 0 lui vaut d'être embauché chez IBM, où il passe plusieurs décennies. Il rejoint une équipe de recherche sur la traduction des langues par ordinateur, où il applique son "approche data" (alimenter l'ordinateur avec une quantité énorme de traductions, plutôt que d'essayer de lui apprendre les règles de la linguistique). Mercer est tellement obsédé par son boulot qu'il prend six mois pour entrer, dans une base de données, tous les mots et définitions d'un dictionnaire espagnol-anglais. En 1993, il est embauché par Renaissance, un hedge fund adoptant lui aussi l'analyse quantitative, mais appliquée à la finance. Succès fulgurant, l'un des plus spectaculaires de toute l'histoire de Wall Street, et fortune dépassant le milliard de dollars pour Mercer, qui devient co-PDG de Renaissance en 2009 (il a passé la main en novembre dernier, à 71 ans).
Un libertaire d'extrême droite
Sa richesse lui permet de financer son autre passion : la politique. Autant l'homme de chiffres est admiré par ses pairs, autant l'idéologue semble avoir laissé son intelligence analytique au vestiaire. S'il fallait le mettre dans une case, on pourrait dire que Mercer est un milliardaire libertaire anarchiste d'extrême droite, et ce n'est pas un compliment.
Commençons par les zakouski : il est pour la peine de mort, a cofinancé une pub contre la construction d'une mosquée près de Ground Zero, a sponsorisé des groupes climato-sceptiques et d'autres hostiles à l'avortement, estime que la fameuse loi de 1964 sur les droits civiques a été une erreur majeure. Selon un employé de Renaissance, il a affirmé à plusieurs reprises que la condition des Noirs était meilleure avant le vote de cette loi. Une autre source l'a même entendu proclamer qu'il n'y avait pas de racistes blancs dans l'Amérique d'aujourd'hui, seulement des racistes noirs.
Mercer prône un retour à l'étalon-or. Inconditionnel de l'atome, on l'a entendu affirmer que les bombes d'Hiroshima et Nagasaki avaient amélioré la santé des Japonais à l'extérieur de la zone immédiate d'impact! Il s'est entiché (et a financé la campagne électorale) d'Arthur Robinson, un biochimiste-éleveur de moutons qui se réjouit du réchauffement climatique et a congelé des dizaines de milliers de fioles d'urine humaine, dans l'espoir d'allonger la vie. Ledit "scientifique" est un sceptique de l'évolution et un héros de la droite religieuse (ses 6 enfants ont reçu une éducation à domicile, loin du projet "socialiste" et "diabolique" des écoles publiques").
Last but not least, Mercer voue une haine obsessionnelle aux Clinton, allant jusqu'à défendre la théorie délirante selon laquelle ils ont été de mèche avec la CIA dans un vaste trafic de drogue, et fait assassiner plusieurs de leurs adversaires politiques.
Rebekah, la deuxième des trois filles Mercer, est plus loquace en public, et elle a fait des études brillantes à Stanford. Mais elle tout aussi folle furieuse, politiquement, que son papa. Très anti-avortement, elle a décidé que le moment était venu d'"empêcher l'Amérique de devenir comme l'Europe socialiste". Et avant même l'élection de Trump, elle s'est faite le chantre du fameux "muslim ban" (le décret migratoire interdisant aux ressortissants de pays musulmans l'entrée aux Etats-Unis).
Haine de l'establishment
Bref, les Mercer sont complètement à l'ouest. Qu'est-ce qui a pu les placer au centre du jeu politique ? C'est tout simple : une décision calamiteuse de la Cour suprême, en 2010, ouvrant grand les vannes de l'argent privé dans le financement de la vie politique. Les Mercer sont parmi les premiers à s'engouffrer dans la brèche, mais à leur façon : farouchement hostiles à l'establishment politique, ils se placent en-dehors et exigent de contrôler leurs dépenses (ils ont financé une centaine de campagnes individuelles). Et Bob n'oublie pas sa passion pour le "big data". Il veut appliquer à la politique les talents qu'il a déployés dans la finance.
Steve Bannon partage avec les Mercer leur haine de l'establishment, et c'est cette haine qui l'amène à s'intéresser, en 2012, aux travaux de Patrick Caddell, un ancien sondeur démocrate. Caddell a identifié dans ses recherches un très fort courant anti-élites dans l'opinion américaine, un ras-le-bol devant la mainmise des deux grands partis.
Le climat favorise l'émergence d'un outsider, d'un "candidat Smith" (en référence au film "Monsieur Smith au Sénat"). Bannon et les Mercer sont séduits par les trouvailles de Caddell et son "Projet candidat Smith". Ledit Smith n'a pas encore fait son apparition, et il faut d'abord inventer le cheval de Troie qui lui permettra de s'imposer. Ce sera Cambridge Analytica, filiale américaine d'une société britannique d'analyse de données ayant pignon sur rue, SCL Group.
Tout se joue à l'automne 2013. Dans l'appartement somptueux de Rebekah Mercer et son époux français, situé – cela ne s'invente pas – dans une tour Trump de l'Upper West Side, Bannon, les Mercer, Andrew Nix (PDG de SCL Group) et Chritopher Wylie (un analyste qui a été au cœur des révélations récentes) finalisent leur accord : Mercer financera la création de la filiale américaine de SCL, Cambridge Anlytica, à hauteur de 10 millions de dollars, dans l'espoir d'influencer les élections de mi-mandat de 2014. Robert Mercer, en particulier, semble subjugué par les plans du groupe pour récolter et analyser des données, se souviendra Wylie.
"Bannon tordait quelques bras"
Il en fait, en tout cas, son navire-amiral, sous la direction de Bannon, administrateur et, de juin 2014 à août 2016, vice-président de la firme. La fille Mercer, de son côté, s'assure que la société joue bien un rôle central :
"Rebekah Mercer, dont l'implication agressive dans les campagnes des politiciens qu'elle soutenait était rapidement devenue notoire, indiquait clairement qu'en retour de son soutien financier, elle exigeait que les campagnes engagent Cambridge Analytica pour travailler sur les données. Si nécessaire, Bannon tordait quelques bras pour faire passer le message", note Joshua Green dans 'Devil's Bargain', un livre sur le tandem Steve Bannon-Donald Trump.
La suite ? On la connaît : cette campagne de 2016 pour laquelle Cambridge Analytica s'est appuyé sur les données personnelles de 50 millions d'Américains, recueillies via Facebook et exploitées de façon illicite. Quelle a été leur importance réelle, quels protagonistes ont enfreint la loi et jusqu'à quel point ? Si le scandale Facebook ne fait que commencer, un autre s'affiche déjà avec une clarté aveuglante : l'influence politique incroyable qu'ont pu avoir un milliardaire déjanté et sa fille, et qui a peut-être permis d'élire un autre milliardaire déjanté. Robert Mercer peut se déguiser en Mandrake et raser les murs, il est bien au cœur du scandale Cambridge Analytica.
Philippe Boulet-Gercourt