Des agents du SRC ont échangé des informations avec un riche Saoudien au sujet de deux Qataris accusés de soutien au terrorisme. L’affaire relie des exilés libyens en Suisse, une ONG genevoise et le salafiste bernois Nicolas Blancho.
Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) vient d’examiner durant des mois les connexions suisses d’islamistes basés au Qatar et accusés de soutien à Al-Qaida par plusieurs pays du Golfe, a appris Le Temps de sources bien informées.
L’un des personnages qui intéressent le service, Abdulrahman al-Nuaimi, est le cofondateur de l’ONG Alkarama, basée à Genève et vouée à la défense des droits de l’homme dans le monde arabe. Un second, Ali Abdullah al-Suwaidi, préside l'Internationaler Islamischer Rat, une organisation musulmane basée à Berne avec le salafiste Nicolas Blancho, responsable du très controversé Conseil central islamique suisse (CCIS).
Les deux hommes figurent sur une liste de soutiens supposés du terrorisme remise cet été au Qatar par une alliance de pays conservateurs du Golfe. Ces derniers accusent Doha de financer en sous-main des organisations islamistes, en particulier les Frères musulmans. Le Qatar a rejeté les accusations mais fait depuis l’objet d’un blocus de la part de ses voisins, Arabie saoudite et Emirats arabes unis en tête.
Le SRC ne s’exprime jamais sur ses activités opérationnelles et refuse tout commentaire sur ce cas. Mais son intérêt pour les islamistes liés au Qatar et leurs réseaux connexes a été confirmé au Temps par plusieurs interlocuteurs ayant eu des liens étroits avec le service.
Informateur saoudien
Ces derniers mois, des informations ont notamment été remises au SRC par la riche et influente famille Obaïd. Ces Saoudiens installés à Genève sont réputés proches de l’ancien roi Abdallah d’Arabie saoudite, décédé en 2015, et du prince Turki al-Faisal, ancien chef des services secrets du royaume. Historiquement liés à la famille royale, ils ont compté plusieurs ministres dans leurs rangs et acquis une immense fortune grâce notamment à des contrats publics passés avec l’Etat saoudien. Ils ont aussi représenté plusieurs sociétés suisses dans le royaume.
La famille a déjà rendu de discrets services à la diplomatie helvétique, exfiltrant notamment le fils d’un employé de l’ambassade de Suisse à Riyad accusé de trafic de cocaïne en 2014 (lire ci-dessous).
Rendez-vous secrets
Selon des personnes proches du dossier, un membre de la famille, Tarek Obaïd, a rencontré à plusieurs reprises des agents du SRC lors de rendez-vous secrets organisés dans des hôtels impersonnels et des locaux du service à Zurich et environs. L’affaire a été traitée au plus haut niveau du service de renseignement helvétique. Son directeur actuel par intérim, Paul Zinniker, s’est impliqué directement.
Tarek Obaïd. DR
Les informations échangées concernaient la liste d’islamistes dressée par l’Arabie saoudite et ses alliés. Mais aussi un groupe de militants libyens exilés en Suisse depuis les années 1990.
«Les Suisses essaient de savoir qui entre et sort de chez eux. Ils ont mis beaucoup de temps à comprendre»
Une source proche du dossier
Les noms d’une cinquantaine d’entre eux, pour la plupart proches des Frères musulmans mais dont quelques-uns ont été estampillés «djihadistes» par la Libye, ont été remis au SRC à cette occasion. Certains de ces militants seraient toujours actifs et en contact avec des membres de l’ancien Groupe islamique combattant libyen, désormais dissous mais autrefois considéré comme proche d’Al-Qaida.
L’intérêt du service pour les exilés islamistes libyens en Suisse remonte à une dizaine d’années au moins. Selon nos informations, le SRC continue de mener des opérations actives sur ce milieu réputé très méfiant et fermé.
Intellectuels de l’islamisme
On ne parle pas ici de djihadistes de bas étage ou de jeunes fanatisés devant leur ordinateur. Mais d’intellectuels de l’islamisme radical, bien connectés à l’international, y compris en direction de groupes armés. Le but du SRC, à travers ses contacts avec Tarek Obaïd, était d’identifier des acteurs de cette mouvance pouvant transiter par la Suisse ou l’utiliser comme lieu de réunion.
«Les Suisses essaient de savoir qui entre et sort de chez eux, commente une source proche du dossier. Ils ont mis beaucoup de temps pour comprendre que Nuaimi, notamment, était souvent en Suisse.»
Abdulrahman al-Nuaimi à Genève en 2010, lors de la remise du prix pour les droits de l'homme de la fondation Alkarama. DR
Le SRC a voulu savoir quelles informations ont mené à la désignation par les pays du Golfe des Qataris Nuaimi et Suwaidi comme soutiens du terrorisme. Abdulrahman al-Nuaimi est un ancien directeur de l’association caritative Eid al-Thani, qui finance notamment la construction de centaines de mosquées à travers le monde. Ali Abdullah al-Suwaidi est le dirigeant actuel de cette fondation.
Selon la liste des pays du Golfe, les deux Qataris auraient participé au financement de la branche d’Al-Qaida en Syrie, le Front Al-Nosra. Le Département du trésor américain avait désigné Abdulrahman al-Nuaimi comme «supporter d’Al-Qaida» et «terroriste global» en 2014 déjà.
En Suisse, Ali Abdullah al-Suwaidi préside trois organisations musulmanes dont le Conseil islamique international, basé à Berne. Son vice-président, Nicolas Blancho, est la figure de proue du Conseil central islamique suisse (CCIS), principale organisation salafiste du pays. Ni Nicolas Blancho ni Qaasim Illi, porte-parole du CCIS, n’ont répondu aux sollicitations du Temps concernant leurs liens avec Al-Suwaidi, la fondation Eid al-Thani ou le Qatar.
Nicolas Blancho. PETER KLAUNZER
Muhasini, le troisième homme
Quant à Ali Abdullah al-Suwaidi, il s’est défendu de tout soutien «conscient» au terrorisme: «En aucune circonstance notre fondation [Eid al-Thani, ndlr] ne soutiendrait financièrement ou autrement des organisations qui ont été désignées comme terroristes par le Qatar ou les Nations unies», ce qui comprend notamment le Front Al-Nosra en Syrie, a-t-il déclaré.
Il n’empêche. Le SRC est particulièrement intrigué par les liens supposés des deux Qataris avec un troisième homme, le flamboyant djihadiste saoudien Abdullah al-Muhasini. Ce chef spirituel du Front Al-Nosra figure aussi sur la liste de suppôts du terrorisme dressée par les pays du Golfe.
Abdullah al-Muhasini (voile blanc), chef spirituel du front al-Nosra. DR
Selon les informations remises au SRC, Muhasini serait lié aux Qataris Nuaimi et Suwaidi. Mais comment? Cela reste flou, même si le Trésor américain a déjà fait état de transferts financiers entre Nuaimi et le Front Al-Nosra. «L’épaisseur de ces liens reste à étayer», commente une source qui connaît bien le SRC.
Cet automne, le Ministère public de la Confédération a renvoyé en jugement trois membres du CCIS pour avoir diffusé une interview d’Abdullah al-Muhasini réalisée en Syrie en 2015. Le Front Al-Nosra a depuis changé de nom et officiellement rompu avec Al-Qaida.
n/a
Florent Collioud
Reste le cas singulier de l’ONG genevoise Alkarama. Cofondée par Abdulrahman al-Nuaimi depuis le Qatar, elle est depuis des années dans le collimateur des autres monarchies du Golfe, notamment des Emirats arabes unis. Sa présence en Suisse aurait d’ailleurs conduit à un sérieux coup de froid dans les relations entre Berne et les Emirats.
Réputation sulfureuse
Interrogé à ce sujet, le Département des affaires étrangères confirme qu’un de ses diplomates de haut rang, Wolfgang Amadeus Brülhart, n’a pas été reçu par le ministre des Affaires étrangères émirati lors d’un récent voyage à Abu Dhabi. Officiellement en raison d’un conflit d’agenda. La rencontre devrait avoir lieu en 2018. Pour le reste, les relations entre les deux pays seraient «intensives et bonnes» malgré des positions parfois «différentes».
Selon des informations remises au SRC par la famille Obaïd, le Qatar aurait encouragé l’ONG britannique islamiste CAGE et Alkarama à mener campagne contre l’intervention armée des Emirats dans la guerre civile au Yémen.
L’accusation n’est pas anodine, car CAGE a une réputation sulfureuse dans le monde du renseignement. Cofondée par d’anciens détenus de Guantanamo, elle a admis en 2015 avoir été consultée par l’islamiste Mohammed Emwazi avant que ce dernier ne devienne «Jihadi John», le sinistre égorgeur de l’Etat islamique en Syrie.
Dénigrement
Contacté par Le Temps, le directeur d’Alkarama, Mourad Dhina, indique connaître CAGE «au même titre que de nombreuses autres organisations de plaidoyer qui traitent des droits civils et politiques». Il dément en revanche avoir travaillé avec cette ONG sur le Yémen. Selon lui, l’accusation est «un coup fourré des Emirats», qui n’ont pas apprécié que son organisation dénonce des cas de violations des droits de l’homme dans ce pays choyé par les Occidentaux. Alkarama ferait même l’objet d’une «campagne de dénigrement systématique» de la part des Emirats et de l’Arabie saoudite, qui utilisent l’accusation de soutien au terrorisme pour accabler leurs ennemis intérieurs et extérieurs.
Rachid Mesli, directeur juridique de la fondation Alkarama. L'ONG se dit persécutée par les Emirats et l'Arabie saoudite. Eddy Mottaz
Mourad Dhina explique que son organisation a pris ses distances avec Abdulrahman al-Nuaimi depuis sa désignation comme financier du djihad par le Trésor américain en 2014. «Il n’est donc plus impliqué dans notre financement ou travail», écrit-il dans un courriel adressé au Temps.
Selon lui, Nuaimi n’est pas un islamiste radical, plutôt un opposant passionné à l’invasion américaine de l’Irak en 2003 – ce qui expliquerait que Washington ait une dent contre lui. Rachid Mesli, le directeur juridique d’Alkarama, le décrit comme «très militant», «plutôt révolutionnaire qu’islamiste» et ayant peut-être eu, par «naïveté», des contacts avec des «personnes suspectes» au cours de son long engagement politique.
Patriotisme
Au final, on ignore ce que le SRC a fait des informations remises sur ces divers sujets par Tarek Obaïd. Le service passe pour relativement inexpérimenté en matière de lutte contre l’islamisme radical. Ce qui peut expliquer son intérêt pour des sources bien introduites dans le Golfe, comme la famille Obaïd.
«C’est leur rôle de rencontrer des gens comme ça, c’est légitime», commente une personne qui connaît bien le service. Mais dans ce dossier, le SRC serait apparu divisé, entre certains agents déterminés à récolter des informations de manière offensive et une hiérarchie beaucoup plus prudente, complète une autre source.
Dernier mystère: pour quelles raisons la famille Obaïd a-t-elle parlé aux services secrets suisses? Par patriotisme helvétique – certains de ses membres possèdent le passeport à croix blanche? Par désir d’avancer l’agenda saoudien contre le Qatar? Ou par besoin de gagner la bonne volonté des autorités fédérales au moment où l’un de ses membres, Tarek Obaïd, est visé par l’enquête suisse sur le scandale financier 1MDB? Sa société Petrosaudi est accusée d’avoir prêté la main au siphonnage de 700 millions de dollars au profit du premier ministre malaisien et de son homme d’affaires favori, Jho Low.
Interrogé sur ces points, l’avocat genevois de la famille Obaïd, Jean-François Ducrest, s’est refusé à tout commentaire.
Riyad 2014: cocaïne à l’ambassade
Le scandale est demeuré inaperçu. En juin 2014, le fils d’un employé de l’ambassade de Suisse à Riyad est arrêté par les autorités saoudiennes pour trafic de cocaïne. En sa possession, l’équivalent de quelque 25 000 dollars de poudre blanche.
L’affaire est grave, car le trafic de drogue peut être passible de la peine de mort dans le royaume. Au minimum, le ressortissant suisse, qui dispose d’un passeport diplomatique, risque plusieurs années de prison.
Exfiltration
Mais l’affaire n’atteindra jamais la justice saoudienne. Informé de l’incident, le gouverneur de Riyad à l’époque, le prince Turki bin Abdallah, avertit son ami proche Tarek Obaïd. Ce dernier contacte l’ambassadeur helvétique en Arabie saoudite, Peter Reinhardt. Le ressortissant arrêté est ensuite discrètement évacué vers la Suisse. L’épisode ne fera l’objet d’aucune publicité jusqu’à aujourd’hui.
Contacté par Le Temps, le Département fédéral des affaires étrangères confirme l’affaire en ces termes: «Il y a bien eu un incident en 2014 auprès de notre représentation à Riyad. Cet incident [concernait] le fils d’un employé subalterne. Le DFAE a dénoncé l’affaire au Ministère public suisse compétent pour que les autorités judiciaires en Suisse se chargent d’instruire le dossier.» Le Département ne précise pas quelle suite la justice suisse a donnée à l’affaire.
Les Frères musulmans refont surface au Tessin
On l’a presque oublié en Suisse, mais le canton du Tessin et l’enclave italienne voisine de Campione ont servi jusqu’en 2001 de base arrière discrète à la branche internationale des Frères musulmans.
Matrice historique de l’islamisme, cette organisation politico-religieuse obsède notamment l’Arabie saoudite et Israël. Ces pays la voient comme une menace sournoise et tentaculaire, qui encourage la sédition et le terrorisme sous couvert d’un discours en apparence modéré. Le soutien du Qatar aux Frères est un motif majeur de la crise qui oppose le petit émirat à ses voisins depuis l’été dernier.
Leaders historiques
S’ils se sont faits très discrets ces dernières années, les réseaux historiques des Frères en Suisse n’ont pas entièrement disparu. On en retrouve des traces à Lugano chez une société de négoce de gaz et de pétrole, Lord Energy.
Son fondateur et directeur, Hazim Nada, est le fils du banquier de l’ombre des Frères, Youssef Nada. Le secrétaire de Lord Energy, Youssef Himmat, est le fils d’un proche associé de Youssef Nada. Un troisième homme, Omar Nasreddin, était employé de Lord Energy jusqu’à il y a un an. Son père est toujours considéré comme un homme d’affaires attitré des Frères musulmans.
Islamiste italien
Cette nouvelle génération a parfois gardé des activités militantes. Le secrétaire de Lord Energy, Youssef Himmat, est ainsi président de la Femyso (Forum des organisations de jeunesses musulmanes et étudiantes européennes), basée à Bruxelles et considérée comme proche des Frères musulmans. L’islamiste italien Davide Piccardo, lui aussi proche des Frères, utiliserait un numéro de portable suisse au nom de Lord Energy.
Contacté par Le Temps, le directeur de Lord Energy, Hazim Nada, ne dément pas ces informations, mais affirme que son entreprise n’a aucun lien avec les Frères.
«Je ne suis pas membre des Frères musulmans, je ne l’ai jamais été et je ne partage pas nombre de leurs vues», écrit-il dans un courriel. Ni lui ni sa société n’auraient d’orientation politique ou religieuse particulière. Ses employés fils, filles ou proches des Frères musulmans auraient été embauchés uniquement «sur la base de leurs capacités et de leur expérience». Et pas en raison de leur idéologie, ni pour servir de couverture à d’éventuelles activités politiques.
Selon Hazim Nada, il est naturel que des enfants ayant grandi ensemble dans le même milieu finissent par devenir collègues. Sans forcément partager les idées de leurs parents. Il conclut: «Notre business, c’est de faire de l’argent, pas d’apprendre aux gens qui prier ou comment structurer un gouvernement.»
Sylvain Besson