Pour Philippe Toccanier, tout porte à croire que quelque chose de grave se tramait.
David Wagnieres
Une série de messages retrouvés sur le portable d'un jeune radicalisé d'Annemasse laisse à penser qu'un projet de double attentat à Lausanne et dans une église de Genève était à l'étude. L'homme est aujourd'hui incarcéré à Lyon.
«Cet homme-là est une bombe à retardement qui n'était pas loin du passage à l'acte» lâche Philippe Toccanier, le Procureur de la République de Thonon. Jeudi 21 septembre, salle numéro 1 du Tribunal de Thonon. Comparait Samia* une jeune femme qui vit à Meudon près de Paris. Elle est française d'origine algérienne. Le 13 août elle gare son véhicule de location non loin de la douane de Thonex-Vallard, près de Genève. Elle est voilée, a enfilé une longue robe noire. Elle dit à la cour qu'elle est venue fumer un joint tranquillement.
Intrigués, les douaniers français la contrôlent, trouvent sous le siège du passager et dans le coffre deux armes de catégorie D type Gomm Cogne non létales (appelées aussi Lady Pistol) dont le port est prohibé en France. Samia est conduite au commissariat. Deux téléphones portables sont saisis dont l'un appartient à Akim*, 28 ans, connu des services de police et inscrit au Fichier S. Il habite Annemasse, sa mère d'origine algérienne vit elle aussi dans cette commune, son père d'origine turque vit en Suisse.
Akim a déjà fait de la prison pour port d'armes, trafic de stupéfiants et il a tenté en 2015 de passer en Syrie via la Turquie. Il a été arrêté, extradé en France, emprisonné. Les messages lus sur son mobile via l'application Snapchat, adressés à un certain Aïmen, et les menaces sont éloquents : «On va se faire exploser à Lausanne et dans une église de Genève, on se revoit au Paradis, prends soin de ma femme, donne-moi la loi à dire pour prêter allégeance au Califat de Daesh». Par ailleurs, les enquêteurs ont découvert que Akim a été en contact en juin et juillet avec le Niçois Omar Diaby alias Omar Omsen, l'un des principaux recruteurs de djihadistes français qui avait annoncé son décès en Syrie en 2015 mais qui a accordé un entretien à Complément d'enquête sur France 2 en juin 2016.
«Un peu schizophrène, mais tellement gentil»
Akim devait lui aussi comparaître ce jeudi devant le Tribunal de Thonon. Détenu dans un hôpital pénitentiaire lyonnais, son état de santé (problèmes psychologiques) a été jugé incompatible avec un transport par un médecin. Akim a connu Samia en juillet dernier par le biais d'un ami commun marseillais «qui comme lui a vendu des parfums» dit-elle, mais tous deux n'ont échangé que via Snapchat. Il cherchait une épouse. Samia vit seule avec ses deux enfants de 2 et 4 ans. Elle est sans emploi et pratiquante. Sa bibliothèque est remplie de livres religieux.
Elle dit qu'elle pratique le vrai islam tolérant et généreux, aime à aider les gens dans la rue «et les malades dans la tête» et qu'elle a appris un peu la psychologie. Akim lui paraît une personne qui souffre, «un peu schizophrène, bipolaire mais tellement gentil». Elle le reçoit chez elle début août. Le 11 août, Akim, Samia avec ses deux enfants louent une voiture et vont à Annemasse pour voir la maman d'Akim. Le 12 août, tous deux se marient religieusement en dix minutes à Genève dans l'appartement d'Aïmen, un ami, «un frère» d'Akim.
«Ce n'est pas un imam, pas radicalisé, pas barbu, mais il connaît bien notre religion» a raconté à la barre Samia. «Pourquoi vous êtes-vous mariés si rapidement ?» a demandé le Président du Tribunal. «Devant Dieu, il ne faut pas de contact entre un homme et une femme s'ils ne sont pas mariés» a répondu Samia. Le samedi soir Akim dit qu'il ne se sent pas bien, il a un peu bu et fumé des joints. «Je rigole tout seul, ça ne va pas» lance-t-il. Il quitte la maison de sa mère, ne revient pas. Le dimanche midi, il entre dans une église d'Annemasse où une cérémonie de baptême a lieu. Il crie Allah Akbar et affirme qu'il est «Fiché S». «Croyez en Dieu car vous êtes en danger» hurle-t-il et crie à plusieurs reprises «Allah Akbar». Une personne appelle aussitôt la police et Akim est interpellé par des agents à l'extérieur de l'église.
Propos incohérents
Le lien avec Samia, appréhendée elle aussi, est vite établi. Il est inculpé pour port d'armes illégales, comparait le 17 août au Tribunal de Thonon où il crie encore Allah Akbar et tient des propos incohérents. Il est emprisonné à Bonneville puis à Lyon où une expertise psychiatrique a été commandée. Pour le Procureur Toccanier, le processus accéléré (rencontre rapide avec Samia, mariage encore plus rapide car il faut mourir marié, messages explicites, port d'armes mêmes non
létales) laisse à craindre que quelque chose de probablement grave pouvait se préparer.
L'enquête qui se poursuit et se déplacera probablement en Suisse devrait apporter prochainement de nouveaux éléments. L'épisode de l'église au cours duquel Akim s'est, dans une certaine mesure, sabordé, reste pour l'heure inexpliqué. Samia a été condamnée à six mois de prison avec un sursis de trois ans. Elle n'a plus le droit d'entrer en contact avec Akim, ni de se rendre à Annemasse. Une nouvelle comparution d'Akim devant le Tribunal de Thonon a été fixée au 12 octobre. Celle-ci dépendra encore une fois de son état mental.
«Mon fils est malade, il est un peu fou mais ce n'est pas un Daesh» a répété la mère de Akim, qui a accompagné sa belle-fille au Tribunal. Selon les spécialistes de la lutte antiterroriste, entre 15 et 20% des personnes radicalisées souffriraient de troubles psychiques. C'était notamment le cas de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, l'homme qui a lancé un camion dans la foule à Nice chez qui un médecin avait diagnostiqué un début de psychose douze ans plus tôt. C'était aussi celui d'Adel Kermiche, l'un des assassins du père Jacques Hamel dans son église, qui fut plusieurs fois hospitalisé dans une unité de soins psychiatriques.
*prénoms d'emprunt
Christian Lecomte