Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 25 mai 2017

Le djihadisme est une résistance à nos actes


Comprendre le pourquoi des attentats depuis plus de 20 ans 


Les terroristes islamistes ne nous frappent pas pour ce que nous sommes, mais pour ce que nous faisons ! 


Jacques Baud


Le terrorisme en Europe n'est pas une fatalité. Dans un livre très documenté et plein de révélations, Jacques Baud - qui est aussi l'auteur d'une encyclopédie du renseignement et des services secrets - dénonce sans détour la responsabilité des gouvernements occidentaux dans la vague d'attentats djihadistes qui ont frappé les Etats-Unis et l'Europe. Les djihadistes n'en veulent pas à ce que nous sommes, contrairement à ce que déclare le premier ministre français Manuel Valls. Ils «résistent» dans une guerre asymétrique aux interventions militaires des puissances qui tuent de façon illégitime et illégale des musulmans. Voilà pour la thèse principale du livre. Mais cette étude, pleine de renvois de bas de page et de QR code d'interviews vidéos des acteurs et de renvois à des sites officiels, nous livre bien d'autres «secrets».

« Le terrorisme est né d’une résistance contre les interventions militaires occidentales, presque toujours illégitimes »

Sans l’imposture des armes de destruction massive irakienne, et l’intervention américaine dans ce pays, l’Etat islamique n’existerait pas. C’est ce que répète Jacques Baud, colonel d’état-major général, et ancien des services secrets suisses, dans son dernier livre, « Terrorisme, mensonges politiques et stratégies fatales de l’Occident » (1).

Entre 2009 et 2014, les actions des drones américains au Pakistan, un pays qui n’est pourtant pas en guerre contre les Etats-Unis, ont tué 2 379 personnes, dont seules 84 ont été identifiées comme appartenant à Al-Qaïda ! Ce n’est pas un “complotiste“ anonyme qui l’écrit, mais un colonel de l’armée suisse, connu depuis une vingtaine d’années pour ses ouvrages sur le terrorisme et les services secrets. Il est notamment l’auteur d’une « Encyclopédie du Renseignement et des services secrets », qui fait autorité. Analysant les deux chiffres données, Jacques Baud constate : « En clair, 4 % seulement des victimes relèvent de la lutte contre le terrorisme, les 96 % restants sont au mieux des sympathisants inconnus et au pire des innocents ».

Il ajoute que les victimes innocentes ne sont jamais dédommagées. Washington n’adresse même pas d’excuses aux victimes. Les raisons ? Les Américains estiment que « les mâles en âge d’être combattants dans une zone de frappe sont des combattants, sauf si on peut démontrer explicitement de manière posthume qu’ils ne l’étaient pas ». En d’autres termes, Les Etats-Unis n’ont plus à prouver que vous êtes terroriste, c’est à vous (ou plutôt votre famille) de démontrer que vous ne l’êtes pas… après votre mort. L’ancien analyste des services de renseignement stratégique suisses revient sur Guantanamo, qui n’a toujours pas été fermé malgré les promesses du président Obama. Il rappelle au passage que le plus jeune prisonnier avait 13 ans, et le plus vieux, 89 ans.

Les prisonniers de Guantanamo, souvent innocents

« Après quinze ans de détention, les Américains n’osent plus libérer ces individus innocents, qui ont été torturés sans raison. Ils ont trop peur que ces personnes qui, à l’origine, n’étaient pas des terroristes, ne le soient devenus pour se venger de ce qu’ils ont subi », constate Jacques Baud. Selon un rapport confidentiel du département de la Défense, environ un prisonnier libéré sur sept a pris les armes contre les Américains. Plus grave encore : les 779 détentions à Guantanamo « semblent n’avoir prévenu aucune action terroriste » ! Car, souvent, ces malheureux avaient été livrés par des chasseurs de primes pakistanais contre paiement. Ils n’avaient souvent aucun lien avec Al-Qaïda.

Pour l’auteur de « Terrorisme, mensonges politiques et stratégies fatales de l’Occident », le terrorisme doit bien évidemment être combattu. Le problème, c’est que toute cette violence « a été provoquée par des gouvernements occidentaux en quête de succès extérieurs pour compenser leurs déboires en politique intérieure ». Pour le colonel de l’armée suisse, le terrorisme est né d’une résistance « contre les interventions militaires occidentales, presque toujours illégitimes et souvent illégales, oubliées ou camouflées par des mensonges ».

En 2011, Oussama Ben Laden était prisonnier quand on l'a exécuté

En Irak, après la chute de Saddam Hussein, Washington a soutenu inconditionnellement le gouvernement Maliki, pro-chiite, qui commettait des exactions contre les populations sunnites. Faut-il s’étonner si ces dernières, pour se protéger, aient été contraintes de se tourner vers les djihadistes ? D’autant que les militaires sunnites avaient été chassés de l’armée. Pour Jacques Baud, « il ne fait aucun doute que les Occidentaux sont à l’origine de l’émergence de l’EI ». Toutefois, il ne s’agit pas de machiavélisme, l’ancien des services secrets helvétiques penche davantage pour de la sottise, de l’aveuglement, des visions à court terme, une connaissance médiocre du contexte culturel.

Mais c’est surtout la fin de Ben Laden, racontée par l’ancien agent secret, qui risque de donner des boutons à la Maison Blanche : il s’agit d’une imposture. Le fondateur d’Al-Qaïda aurait été mis dès 2006 en résidence surveillée par les autorités pakistanaises à Abbottabad. Les Américains savaient qu’Oussama Ben Laden ne comptait plus dans l’organisation. D’ailleurs, les écrits retrouvés après sa mort l’attestent, il ne décidait plus de rien, n’étant même pas au courant des diverses initiatives prises par ses adeptes à travers le monde. C’est donc un prisonnier qu’un commando américain a exécuté en 2011. « L’opération des forces spéciales américaines n’a été qu’une mise en scène en vue de préparer la campagne présidentielle d’Obama – peu de bravoure, peu de courage… la simple exécution d’un homme déjà prisonnier », lâche Jacques Baud.


Bouleversement programmé et mensonges

Dans les premières pages, l'analyste révèle que le bouleversement du Moyen-Orient avait été programmé par Washington. Sept pays sont cités, dont trois ont voulu remettre en cause le règlement en pétrodollars de leur or noir. Jacques Baud y voit un des facteurs de conflit en défense des intérêts américains pour trois pays, dont l'Irak et la Libye. L'auteur cite ensuite plusieurs mensonges de Washington (dont celui des armes de destruction massive) pour entraîner ses alliés dans la guerre.

Mauvaise traduction involontaire ?

Sur l'Iran, Jacques Baud est persuadé que les Occidentaux auraient pu s'en faire des alliés, comme ils le furent après les attentats du 11 septembre et la guerre d'Afghanistan. Mais c'était sans compter avec l'administration Bush qui inscrivit l'Iran dans les pays de l'Axe du mal, et se faisant, donnait l'avantage aux durs du régime sur les réformateurs alors en place. Il ajoute que l'Iran n'a jamais voulu «rayer Israël de la carte», comme cela a été régulièrement répété. La traduction juste selon lui des mots de Khomeiny cité par Ahmadinejab était «le régime qui occupe Jérusalem doit être effacé de la page du temps». Bien sûr, le pouvoir iranien est antisioniste, mais il s'agissait en l'occurrence d'une mise en cause du gouvernement d'Israël, pas de l'existence du pays.

Péché originel

Jacques Baud revient aussi sur le «péché originel» de l'Occident au Moyen-Orient, à savoir, la guerre du Koweït. Pour l'auteur, Bagdad avait quelques raisons d'en vouloir au Koweït qui en dépassant de 40% sa production de pétrole, puisé dans des champs pétrolifères communs avec l'Irak, empêchait ce pays de rembourser sa dette à son voisin et ancienne province. Pour justifier une intervention internationale, au-delà du fait que l'Irak s'attaquait à un pays souverain, les mensonges n'ont pas manqué. Le plus mémorable est la mise à sac d'une maternité, totalement scénarisée avec comme témoin une jeune fille, Nayrah, dont on apprit par la suite qu'elle était la fille de l'ambassadeur du Koweït aux Etats-Unis et qu'elle n'était pas au Koweït à la date invoquée...

L'organisation d'Al Qaida, un fantôme

Pour démontrer que les frappes occidentales déclenchent et ne font que multiplier les candidats terroristes, Jacques Baud remonte aux missiles envoyés sur l'Afghanistan et le Soudan en 1998 par l'administration Clinton. Sur la base de renseignements douteux concernant des installations terroristes, les missiles Tomawak tuaient des dizaines de milliers de civils. Jacques Baud souligne que les attentats du 11 septembre, ne sont pas «tombés du ciel», mais affirme-t-il, étaient une réponse aux missiles de croisière de 1998 (ce que l'on a appris depuis, précise-t-il). Il raconte ensuite les occasions offertes par les Afghans d'arrêter Ben Laden, auxquelles Washington ne donnera pas suite, et l'absence à ce jour d'implication directe de Ben Laden dans ces attentats. L'auteur souligne plus loin qu'Al Qaida n'est pas l'organisation structurée que l'on décrit habituellement. Ce que les documents et lettres de Ben Laden collectés à Abbottabab démontreront, l'émir apparaissant déconnecté d'actions de groupes se revendiquant d'Al Qaida, qu'il condamnait parfois.

Le mensonge de BHL

Concernant la Libye, Jacques souligne également une falsification largement médiatisée par Bernard-Henri Levy (BHL), justifiant l'intervention en Libye. Selon l'analyste suisse et des déclarations de l'opposant Abdul Jalil, le massacre de février à Benghazi n'était pas le fait des forces de Kadhafi mais de mercenaires islamistes, alliés aux groupes soutenus par l'Occident.

Des modérés en Syrie?

Jacques Baud s'intéresse ensuite à la Syrie, où les manifestations d'un «printemps syrien», n'ont pas été «pacifiques au début», comme l'affirment les opposants exilés. Il cite plusieurs témoignages en appui avec comme toujours renvoi sur des documents filmés ou des rapports en bas de page. Il met aussi en cause son caractère spontané, soulignant le fait que les puissances sunnites de la région ont poussé aux révolutions arabes, après le bouleversement stratégique que fut le passage de l'Irak aux mains des chiites, suite à l'intervention américaine. Sans cependant dédouaner Bachar de ses crimes.

Concernant l'utilisation de chlore par le régime, elle n'aurait pas été confirmée par l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques qui a, en revanche, documenté l'usage de gaz moutarde par des groupes rebelles.

Il moque aussi la distinction théorique faite par les Occidentaux entre des groupes dits «modérés» et ceux islamistes radicaux de Syrie. Pure fiction. Il qualifie l'intervention occidentale d'illégale et sans vue stratégique, au contraire de l'intervention russe, légale (à la demande de Damas) et dont la portée stratégique est claire. L'ex-agent suisse doute enfin de la responsabilité syrienne dans l'assassinat du leader chrétien libanais Rafic Hariri et note que la conséquence de l'intervention occidentale fut d'abord l'abandon des chrétiens de Syrie, protégés par le régime d'Assad.

Opérations de dissuasion

A propos de Daech, l'analyse de Jacques Baud est là aussi intéressante: il pense que les méthodes de l'Etat islamique ont plus à voir avec «l'apport» des djihadistes de l'Emirat du Caucase (Tchétchénie et Daguestan) qu'à la participation d'anciens officiers de l'armée irakienne.

Enfin, pour les attentats de janvier et novembre à Paris, il les inscrit, à contrario de «la rhétorique officielle et de nombreux experts» comme des attentats ayant toutes les caractéristiques des «opérations de dissuasion, qui ont pour objectif déclaré de former les régimes (faibles) à stopper leur frappe» et à les pousser à une répression qui suscite les «vocations» de nouveaux combattants. Selon lui, l'objectif des djihadistes est bel et bien le retrait des Occidentaux du Moyen-Orient et non l'islamisation de l'autre côté de la Méditerranée, plus sûrement réalisée, mais pas nécessairement voulue, par une immigration musulmane.

Djihad ouvert et islamisation de la radicalité

Enfin, dans la polémique «radicalisation de l'islam» (Gilles Kepel) et islamisation de la radicalité (Olivier Roy), Jacques Baud penche pour le second (la religion n'étant à ses yeux «que l'équivalent d'un système d'exploitation informatique»). Il cite à l'appui de cette thèse l'étude du Dr Marc Sageman, sociologue, psychiatre et ex de la CIA qui a étudié 500 cas de djihadistes pour arriver à cette conclusion. Il indique en fin d'ouvrage que les djihadistes «autonomes» sont le fruit d'une source doctrinale et non d'une irruption de folie: celle du «djihad ouvert», théorisé par Al Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), une des «franchises» qui n'a jamais reçu l'approbation de Ben Laden. Cette doctrine est clairement celle d'une guerre assymétrique de résistance, indique Jacques Baud.

Erreur stratégique

De ce constat, l'auteur de «Terrorisme, mensonges politiques et stratégies fatales de l'Occident», tire la conclusion que les insuffisances d'analyse et de renseignements de nos gouvernements, le suivisme européen de la politique américaine à l'égard d'Israël et des pays arabes, les mensonges et manipulations justifiant les interventions armées, ont conduit «nonens volens» à alimenter le terrorisme et non à le réduire, à faire reculer les libertés démocratiques dans nos pays, dans une fuite en avant vertigineuse depuis trente ans.

Critique, radical, documenté, ce livre fournit une riche matière pour réfléchir sur la politique étrangère occidentale au Moyen-Orient et s'en faire une opinion.

«Terrorisme, mensonges politiques et stratégies fatales de l'Occident» par Jacques Baud, Editions du Rocher

Interview

Jacques Baud est colonel d’état-major général et ancien analyste des services suisses de renseignement stratégique. Spécialiste du renseignement et de la problématique du terrorisme, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur ces sujets et son dernier livre devrait faire couler beaucoup d’encre. En effet, il analyse le terrorisme djihadiste en mettant en lumière les responsabilités occidentales et il n’hésite pas à souligner que «les gouvernements américain, britannique et français ont été les principaux promoteurs du terrorisme islamiste». C’est un entretien exceptionnel et sans langue de bois que nous a consacré l’ancien responsable des services secrets suisses sur cette question qui préoccupe la planète.

Vous rappelez que le terrorisme djihadiste se situe hors de la logique cartésienne occidentale et il y a une leçon importante dans votre livre : nous ne gagnerons pas cette guerre tant que nous ne nous mettrons pas dans l’esprit des terroristes. Vous estimez que nos pays ont une grande faiblesse en matière de renseignement stratégique, parce que nous sommes incapables de comprendre le monde avec les yeux de l’adversaire, notamment sur la question du spirituel et de la temporalité…

Jacques Baud : C’est effectivement le problème que nous avons en Occident. Nous avions déjà ce problème avec le communisme et on en retrouve aujourd’hui des traces quand on confond encore l’empire soviétique, c’est-à-dire communiste, et la Russie, qui sont deux entités géographiquement semblables, mais culturellement très différentes. On a toujours cette tendance en Occident à réfléchir avec l’arrogance de celui qui a du succès. En Occident, on a réussi à définir des notions d’État de droit et de démocratie, or cela nous donne une sorte d’arrogance par rapport aux autres. Cela nous donne le droit de critiquer les autres et d’essayer de leur imposer une vision qui est celle qui nous semble juste. À certains égards, on retrouve ce même comportement avec les Américains, parce qu’ils ont défini la démocratie et le succès économique. On souffre de cela. Si le problème était un peu moins aigu quand il s’agissait de combattre le communisme, aujourd’hui, avec l’islam, on se retrouve vraiment dans un problème asymétrique : les erreurs que nous faisons engendrent toujours davantage de problèmes.

On dit souvent que lorsqu’un groupe gagne une guerre, celui qui était le terroriste devient le résistant, mais que tant qu’il n’a pas gagné la guerre, il reste un terroriste… Imaginons qu’un Irakien vienne déposer une bombe dans un grand magasin, on le présentera comme un terroriste, en occultant le fait qu’il a sans doute perdu son frère ou son cousin lorsqu’une bombe a été larguée dans une enseigne de Bagdad…

C’est exactement cela. Les revendications que l’on observe après chaque attentat, depuis vingt-cinq ans, ont toutes un point commun. Ces gens font ces attentats pour nous faire réfléchir sur nos propres actions dans leur pays. C’est encore plus frappant lorsqu’il y a des bombardements avec des drones. Nous allons bombarder, souvent au mépris du droit international, comme nous le faisons en Syrie – pays qui ne nous a jamais déclaré la guerre – en utilisant des moyens qui ne permettent finalement aucune riposte de leur part. Leur seul moyen de répondre, c’est en réalité d’utiliser, de leur point de vue, la même méthode que nous : le terroriste qui se suicide est le missile de croisière du pauvre. On retrouve aujourd’hui dans les écrits de l’État islamique la même explication : vous nous bombardez, nous n’avons pas les bombardiers mais nous avons des gens qui sont prêts à se sacrifier… Nous devons repenser notre action contre ces pays, car nos actions ne font que stimuler leurs propres actions. Il est très symptomatique de voir dans les vidéos de l’État islamique des séquences des bombardements coalisés en Irak ou en Syrie, avec des enfants qui sont dans des états terribles. Cela ne justifie pas l’attentat, mais cela veut dire que dans notre appréciation stratégique, on ignore volontairement l’impact que nous avons sur leur volonté de se battre.

Pendant plus de dix ans, les hôpitaux irakiens, en raison de l’embargo, n’ont pas pu soigner des nouveau-nés ou des femmes enceintes et ces images sont aujourd’hui dans l’esprit de tous les Irakiens, notamment ces anciens militaires de Saddam Hussein qui représentent maintenant Daech…

C’est exactement cela et j’évoque dans mon livre cette interview de Madeleine Albright, qui était à l’époque ambassadrice des États-Unis aux Nations Unies. On lui demande si l’embargo contre l’Irak justifie la mort de 500 000 enfants et elle répond assez froidement : « Oui, cela en vaut la peine… » On pense à l’émoi causé par les attentats en France en 2015 et en 2016, alors que nous avons imposé 500 000 victimes parmi les enfants irakiens, sans même sourciller… Tout cela, les Irakiens, mais aussi les Arabes qui se sentent solidaires et la communauté musulmane qui se sent souvent marginalisée en France, tous ces gens, ont une certaine compassion par rapport aux victimes de ces attentats. C’est là-dessus que nous devons travailler aujourd’hui pour atténuer les effets du terrorisme.

Vous expliquez que selon les théoriciens de l’État islamique, l’Occident a fait disparaître la zone grise, c’est-à-dire la zone de paix contractuelle entre les communautés musulmanes et non musulmanes, dite Dar-al-Ahd, et que, maintenant, tous les moyens sont bons pour renverser l’Occident et l’islamiser. Peut-on faire un parallèle avec l’affaire du burkini sur les plages, est-ce une manière pour l’islam de marquer son territoire ?

J’ai surtout le sentiment que c’est une affaire qui vient de nous. Depuis vingt-cinq ans, depuis le début de la guerre en Irak, on assiste à une polarisation des mentalités du côté islamique et du côté chrétien, avec un sentiment croissant dans les pays musulmans, mais aussi dans les populations musulmanes, cette idée que l’Occident s’en prend à l’islam en tant que religion. On a stimulé, à travers toutes nos actions militaires, un sentiment identitaire qui se manifeste par des habillements qui ne sont pas nécessairement dans l’islam. On parle toujours de la burqa, mais on ne la trouve qu’en Afghanistan et nulle part ailleurs…

Donc, ils veulent agir sur le plan psychologique…

Pas dans le sens où l’on veut bien le comprendre en France. En Grande-Bretagne, le port du niqab ou du tchador n’a jamais posé de problème, y compris dans les écoles. Le burkini, c’est un peu le même problème. Regardez la question des horaires séparés dans les piscines publiques : il est très intéressant de constater, alors que la polémique est montée après la demande des organisations musulmanes d’avoir des horaires séparés, que l’on n’a jamais fait la même polémique lorsque des organisations israélites, à la fin des années 70, ont demandé aussi la possibilité d’avoir des horaires séparés pour les hommes et les femmes. On a aujourd’hui, en France en particulier, une hypersensibilité à tout ce qui est musulman et le burkini en fait partie. Dans les piscines, il semble logique d’interdire le burkini ou tout autre survêtement pour des raisons d’hygiène. Mais pour le bord de mer, c’est différent… En Australie, il y a des mesures de prévention contre le cancer de la peau et beaucoup de gens sont incités à rester habillés sur la plage. Je ne dis pas que les musulmanes mettent le burkini dans cette finalité mais, au lieu d’essayer de le voir positivement, on le voit négativement. Ces voiles ne font pas partie de l’islam, mais de traditions que l’on retrouve dans toute la Méditerranée et il y a différentes manières d’appliquer cela. Aujourd’hui encore, dans le sud de l’Italie, en Espagne et en Grèce, on retrouve l’usage du foulard. Le fait de de ne pas porter un foulard pour une femme dans le sud de l’Italie était considéré comme étant un peu provocateur… On devrait voir cela avec un peu plus de recul chez nous. Je comprends les tensions liées à la présence d’une population importante qui vient d’une autre culture, mais on ne s’est jamais préoccupé d’elle durant ces cinquante dernières années et on découvre maintenant son importance au niveau démographique, culturel et sociétal ! On devrait se pencher sur le déficit des politiques d’intégration que nous avons eues pendant cinquante ans. Il y a, d’ailleurs, peu d’initiatives pour essayer de rectifier le tir. On se cantonne dans des politiques qui visent davantage à diviser qu’à rassembler. Il faut traiter cette question avec pragmatisme et faire en sorte d’éviter que le lien que nous n’avons jamais eu avant entre la politique extérieure et la politique intérieure ne débouche sur ce que l’on a observé depuis deux ans. En ignorant cette perméabilité entre politique extérieure et politique intérieure, on a créé, sans en identifier la portée, toutes les conditions pour le terrorisme : on aurait voulu créer du terrorisme en France, que l’on ne s’y serait pas pris différemment !

La plus grande responsabilité incombe aux États Unis : vous rappelez qu’ils ont perdu toutes les guerres de terrain et, malgré les attentats, la politique extérieure française n’a pas été remise en cause, puisque nous sommes toujours dans le déni…

C’est ce qui est désespérant dans ce constat ! On continue à présenter le terrorisme comme étant quelque chose de fatal, c’est-à-dire comme quelque chose d’inévitable qui tombe du ciel mais qui est dans l’ordre des choses… Les revendications régulières de l’État islamique rappellent que le terrorisme n’est que le résultat de stratégies mal appliquées dans tous ces pays. On sait aujourd’hui que la guerre, notamment en Irak et en Afghanistan, était basée sur des attendus qui étaient faux. On a utilisé des prétextes, on s’est engagé dans des conflits sans réellement savoir dans quoi on s’engageait et on paie le prix de ces guerres qui ont été faites sans stratégie. Les Américains sont des tacticiens, ils ont toujours gagné les guerres par la tactique, mais rarement au plan stratégique. Ils ont toujours utilisé des moyens très puissants sans être très subtils. Il y a aussi cette arrogance occidentale qui consiste à penser que nous avons la bonne approche et que les autres pensent mal. On a tendance à ignorer l’approche des autres et la manière dont ils comprennent les conflits. On finit par mettre des pansements sur des conflits, sans jamais les résoudre à la base.

L’homme clé reste Bachar el-Assad. Vous dites que «ce n’est pas l’homme barbare que l’on décrit habituellement… » Un député français qui l’a récemment rencontré m’a déclaré qu’il était très posé, très cultivé et, en plus, francophone : il a remarqué que le traducteur n’intervenait pas lorsque les parlementaires français parlaient et que Bachar el-Assad répondait directement en arabe…

C’est vrai, il a subi les effets de la mauvaise réputation de son père. Lui-même n’était pas un homme avide de pouvoir et guidé par l’ambition, il a été placé par la force des choses dans cette position de chef d’État. C’est quelqu’un qui est arrivé avec beaucoup d’idées de développement et d’amélioration de la société syrienne. C’est aussi un adepte des nouvelles technologies : en Syrie, malgré le conflit qui déchire le pays, le pouvoir n’a jamais déconnecté l’Internet, alors que dans beaucoup de pays on a déconnecté tout cela pour éviter que les gens puissent communiquer et s’informer. On a sans doute beaucoup trop écouté les Israéliens qui, pour des raisons évidentes, ont une dent contre les différents régimes qui les entourent. On a été mal inspiré de s’aligner trop nettement sur la position israélienne, car aujourd’hui on n’est plus en mesure de parler avec Bachar el-Assad. Le seul qui ait su manœuvrer, c’est évidemment Poutine, qui a conservé ce lien lui permettant d’obtenir une solution politique au conflit. L’Occident s’est placé dans une position de déni total par rapport au gouvernement syrien et je rappelle que le conflit est devenu un conflit à partir du moment où les Occidentaux l’ont militarisé en amenant des armes à une rébellion que l’on voyait encore dans le contexte des révolutions arabes. On a trop rapidement militarisé un conflit qui n’était pas mû par l’idée du développement de l’État de droit, mais qui visait surtout à lutter contre le pouvoir chiite en Syrie. Les vrais témoignages des premières manifestations, ceux des Occidentaux qui vivaient en Syrie, souvent des religieux, indiquaient que la position du gouvernement syrien était extrêmement modérée par rapport à ces manifestations. Quand il y a eu les attaques à l’arme chimique, on les a très rapidement attribuées à Bachar el-Assad, alors qu’aujourd’hui tout le monde a pu se rendre compte que ces attaques venaient des rebelles soutenus par les Occidentaux. On lui a collé l’image d’un dictateur impitoyable avec sa population. Evidemment, il est dans une guerre et je ne vais pas vous dire maintenant que l’armée syrienne s’est toujours comportée d’une manière exemplaire en respectant le droit de la guerre… Mais nous sommes dans des situations très complexes. Qui sommes-nous, en Occident, pour juger, alors que nous avons pratiqué la torture et que l’on bombarde des pays avec lesquels nous ne sommes pas en guerre ?

Un agriculteur dirait avec bon sens : tu te plains de ta récolte, mais regarde ce que tu as semé…

C’est exactement cela. C’est d’ailleurs le but de mon ouvrage : le terrorisme est une chose dramatique, mais nous avons créé cela et nous continuons à le stimuler. Ce que nous avons fait hier explique ce qui se passe aujourd’hui et ce que nous faisons aujourd’hui explique ce qui se passera demain. À un moment, il faudra réfléchir sur la manière dont on mène cette guerre et sur la manière dont on traite les populations arabes. On peut concevoir qu’elles considèrent que l’Occident mène une guerre à l’islam puisqu’en réalité, depuis vingt-cinq ans, nous n’avons fait que cela… Quand on a des populations musulmanes qui vivent au sein de notre société, on doit commencer à tenir compte de ces sensibilités différentes.

Il fallait y réfléchir il y a trente ans…

Oui et nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation qu’il faut gérer. Beaucoup de gens s’imaginent que le problème peut être mis à zéro du jour au lendemain et nous devons travailler avec cette situation pour essayer de réparer les choses ou au moins faire en sorte que cela n’évolue pas dans un sens plus dramatique.

Vous nous invitez à retrouver nos valeurs et notre spiritualité en expliquant que les musulmans reprochent d’abord à l’Occident l’abandon des pratiques religieuses et le renforcement de la laïcité. L’image de l’Occident, c’est pour l’instant des gens qui se lamentent en espérant que cela ne se reproduira pas…

Ce n’est pas de cette manière que l’on réglera le problème ! J’ai été chef des renseignements au Soudan et, à la suite de l’affaire des caricatures, j’ai dû aller négocier avec des islamistes qui avaient menacé la présence des Nations Unies. J’ai été en contact avec les islamistes et, lors de notre première rencontre, leur chef a fait une remarque un peu ironique sur les chrétiens. Je lui ai dit : « N’oublie pas que toi et moi avons le même Dieu ». Il a souri en me disant : «Tu as raison, assieds-toi et parle ». Nous avons eu une discussion extrêmement positive et cette simple remarque a changé complètement l’atmosphère…

Ils ont le sentiment que l’Occident n’a plus de Dieu…

C’est ce qu’ils détestent le plus et c’est ce que nous ne comprenons pas. Les islamistes ne nous reprochent pas d’être chrétiens : ils nous reprochent de ne pas avoir de Dieu. Nous sommes dans une société qui a dépassé le stade de la laïcité, nous sommes dans une société athée et c’est quelque chose qui, pour les musulmans, est un vrai problème. Quand on parle, par exemple, du rôle de la femme, on évoque évidemment la liberté de la femme et ils vous répondent que 80 % des pages sur Internet sont des pages pornographiques : « Est-ce de cette manière que vous concevez la dignité de la femme ? Nous la protégeons à notre manière. » Il y a une logique dans tout cela… Je ne suis pas un tenant des mesures moralistes sur ce qui se passe sur Internet, mais il y a une cohérence dans leur raisonnement, alors que nous avons tendance à avoir des contradictions qui sont inexplicables chez eux. La représentation de la femme sur Internet n’est pas l’expression d’une dignité à son égard et c’est une logique qui est finalement très difficile à combattre.
Olivier Bot