Les ports francs et entrepôts de Genève savent entretenir leur réputation. En mai dernier, il s'agissait d'un sarcophage romain venant de Turquie. En juillet, d'une poterie précolombienne, antérieure à l'empire inca, restituée au Pérou. En novembre, d'un relief en granit dérobé dans les ruines d'un temple situé dans le delta du Nil.
Cette fois, le Ministère public genevois annonce avoir confisqué neuf biens culturels provenant de Palmyre, en Syrie, notamment deux bas-reliefs funéraires, du Yémen, et de Libye. Dans son communiqué, l'État de Genève déclare que ces biens ont été pillés et que leur disparition ou leur destruction « représenterait une perte irrémédiable tant pour les patrimoines nationaux des États d'origine que pour le patrimoine mondial ».
Ces immenses bâtiments, posés route de Lancy à Genève, ont longtemps été présentés comme un trou noir, une zone de non-droit, où disparaissaient des milliers d'œuvres d'art, des millions de bouteilles de vin, des tonnes d'or, des sacs de diamants et des trésors archéologiques. Sans être démenti, le Neue Zürcher Zeitung am Sonntag de Zurich avance le chiffre de 100 milliards de francs suisses de marchandises déposées dans cette zone douanière d'exception. Mais, en fait, personne n'en sait rien. En effet, si les transitaires sont effectivement contrôlés par les douanes, il en va tout autrement des particuliers. N'importe qui peut louer un local et remplir lui-même sa déclaration. Un sarcophage égyptien contenant une momie sera vaguement répertorié comme un « objet ancien », hérité d'un grand-père.
Des sociétés-écrans
La direction des ports francs – c'est-à-dire l'État de Genève – se retrouve ainsi comme le propriétaire d'un immeuble ignorant que certains de ses locataires se livrent au trafic de drogue. De plus, les ports francs ne sont pas tenus d'exiger l'identité du véritable bénéficiaire d'un Modigliani ou d'une tête d'Aphrodite datant de l'hellénisation de l'Afrique du Nord. Ceux-ci se cachent la plupart du temps derrière des sociétés-écrans. Contrairement aux banques, la dizaine de ports francs et les 245 entrepôts douaniers ouverts de la Confédération échappent à la loi sur le blanchiment d'argent (LBA).
En juin dernier, David Hiler, le président des ports francs de Genève (et ancien ministre des Finances du canton), annonçait la mise en place d'un contrôle systématique des pièces archéologiques à leur arrivée. Toutefois, il reconnaissait que cela « n'allait pas empêcher que d'autres affaires éclatent », en raison du laxisme des décennies précédentes. Ces confiscations successives laissent penser que le canton de Genève et les douanes n'entendent plus fermer complètement les yeux. En revanche, les autres ports francs de Suisse n'annoncent jamais de saisies…
« Circulez, il n'y a rien à voir »
L'organisation État islamique n'y est pour rien dans le vol de ces trois objets à Palmyre. En effet, les deux bas-reliefs funéraires et la tête de prêtre coiffé de sa tiare sont arrivés dans les ports francs de Genève entre 2009 et 2010, avant le début de la guerre qui ensanglante la Syrie. De plus, ces biens culturels pillés ne sont pas arrivés directement en Suisse, ils ont fait un stop par le Qatar ou les Émirats arabes unis. Alors que le site de Palmyre est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco, le régime syrien ne faisait apparemment pas grand cas d'un des foyers culturels majeurs du monde antique.
Le 25 novembre dernier, Le Point et un journaliste du canton du Tessin avaient eu l'autorisation, accordée avec parcimonie, de pénétrer dans les ports francs et entrepôts de Genève. Il a fallu décliner notre identité, ouvrir nos sacoches. Il nous a été interdit de prendre des photos. Tout cela pour arpenter, pendant une bonne demi-heure, des couloirs lugubres. Ouvrir une porte ? Admirer des œuvres d'art ? Impossible, c'est privé. Et, surtout, il a fallu écouter à plusieurs reprises le même refrain : contrairement à la légende, ce port franc n'est absolument pas une zone de non-droit. Les fraudeurs n'auraient aucun intérêt à y louer des locaux. Bref, tout y est clean. À se demander pourquoi autant de clients se cachent derrière des sociétés immatriculées au Panama, au Costa Rica ou aux îles Vierges.
IAN HAMEL