Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

lundi 26 septembre 2016

La fonte des glaces menace Camp Century, base nucléaire secrète de l'armée américaine


Dissimulé depuis six décennies sous les glaces de l'Arctique




Projet "Iceworm" ("ver de glace") : sous ce sinistre nom de code, l'un des plus grands secrets militaires de la Guerre froide. L'objectif : forer la calotte glaciaire du Groenland dans le but de mettre le territoire soviétique à portée des missiles américains. Un but officieux que l'US Army s'était alors bien gardé de révéler à son allié danois, Etat souverain sur l'île gelée.

En 1959, le Corps des ingénieurs de l'armée américaine (Usace) creuse "Camp Century", à 200 kilomètres à l'est de la base aérienne américaine de Thulé. Officiellement, il s'agit d'établir des laboratoires de recherche sur l'Arctique. Une vaste couverture : des tunnels sont percés pour accueillir les laboratoires, un hôpital, un cinéma et une église, le tout alimenté par un petit réacteur nucléaire. Mais l'état-major américain a en tête une idée bien plus prosaïque : y creuser un gigantesque réseau de galeries - 4.000 km - capable de stocker 600 missiles balistiques tournés vers l'URSS.



Les travaux sont lancés mais ne seront guère concluants. Au fil des années, les ingénieurs observent que la glace, plus instable que prévue, menace de broyer les tunnels. Le projet est totalement abandonné en 1967. Le réacteur nucléaire est extrait... Mais les déchets, eux, demeurent. Et, alors que la fonte des glaces s'accélère d'année en année dans l'Arctique, la neige fondue ruisselle désormais sur les vestiges du camp déserté, avec le risque de déverser dans l'océan eaux usées, polychlorobiphényles (PCB) et résidus radioactifs.

"Personne ne pensait que [la base] ferait surface [...] mais le monde a changé", explique à l'AFP William Colgan, glaciologue à l'université canadienne de York.

A ce rythme, la base devrait être peu à peu mise au jour à partir de 2090, quand ses architectes espéraient qu'elle repose dans la cryosphère "pour l'éternité", selon une étude publiée sous sa direction dans le journal "Geophysical Research Letters".


Un réacteur nucléaire fournit l'alimentation électrique des tunnels
 (Deep13th Nuclear Waste Info / CC by 3.0)


En fouillant dans les archives, les chercheurs ont en effet découvert que les Américains ont laissé sur place 200.000 litres de fuel et 240.000 litres d'eaux usées, sans compter l'enceinte de confinement du réacteur nucléaire mobile.

Qui paiera le prix - forcément exorbitant - de la récupération de ces tonnes de déchets à plus de 30 mètres de profondeur ? L'exécutif groenlandais, aujourd'hui largement autonome, se dit "préoccupé" par la situation et souhaite établir les responsabilités de la catastrophe à venir. L'accord signé en 1951 entre les Etats-Unis et le Danemark ne faisait pas mention de missiles... Mais aucune règle internationale n'oblige non plus les deux pays à payer pour dépolluer l'ancienne base militaire.

Tension diplomatique d'un genre nouveau

A la lecture de l'étude, le Pentagone a assuré "reconnaître la réalité du changement climatique et les risques qu'il pose" dans cette affaire. Les Etats-Unis vont "continuer à œuvrer avec le gouvernement danois et les autorités groenlandaises pour régler les questions de sécurité communes", a indiqué le département de la Défense. Copenhague, elle, a laconiquement indiqué qu'elle allait "examiner" le dossier "en dialogue étroit" avec le Groenland.

L'affaire "Camp Century" constitue "un motif entièrement nouveau de tensions politiques résultant du changement climatique" et pourrait établir un précédent, pour le pire ou le meilleur, estiment les chercheurs de l'étude. "Quand on a regardé les simulations climatiques pour voir ce qui allait se passer, certains scénarios ont prédit que la glace allait fondre d'ici 75 ans, ce qui signifie que les produits seront dispersés", explique William Colgan.

"Personne n'a imaginé que le climat changerait à tel point que l'exposition du site serait inévitable".
Le Groenland a de nouveau battu des records de chaleur au printemps et à l'été, avec une fonte de la calotte glaciaire un mois plus précoce que lors des précédentes années les plus chaudes. La glace y a fondu deux fois plus vite entre 2003 et 2010 que durant toute la durée du XXe siècle, pointait la revue "Nature" en décembre dernier.


Qui va nettoyer ?

Cinquante-six ans après la construction, Camp Century est devenu une menace écologique. Si les Américains ont récupéré le réacteur nucléaire, ils ont laissé sur place les déchets qu'il produisait. En fouillant dans les archives, les chercheurs découvrent que 200 000 litres de fuel et 240 000 litres d'eau usée ainsi que l'enceinte de confinement du réacteur nucléaire mobile n'ont, eux, pas été rapatriés. Face à ce risque, des voix exigent une grande opération de nettoyage, mais aucun pays ne se porte volontaire, ne serait-ce que pour la financer. Ni les États-Unis, propriétaires de la base, ni le royaume du Danemark, dont le Groenland fait partie intégrante.
Traité de défense du Groenland

Camp Century est devenu un boulet diplomatique pour les États-Unis. Le traité de défense du Groenland signé en 1951 entre le royaume du Danemark et les États-Unis ne prévoyait pas l'accueil de ces missiles. Le Pentagone a promis de « continuer à oeuvrer avec le gouvernement danois et les autorités groenlandaises pour régler les questions de sécurité communes », assurant « reconnaître la réalité du changement climatique et les risques qu'il pose ». De son côté, le ministre des Affaires étrangères de la province, Vittus Qujaukitsoq, s'est dit « préoccupé » par cette menace écologique.
À l'AFP, Kristian Hvidtfelt Nielsen, chercheur en histoire des sciences à l'université d'Aarhus au Danemark, estime que, « d'un point de vue moral, le Danemark et les États-Unis ont tous deux le devoir de nettoyer. Ce sont les Américains qui ont construit la base et ce sont les Danois qui leur ont donné l'autorisation de le faire ».

L'ancienne base américaine Bluie East Two et ses déchets abandonnés


Timothée Vilars