Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 30 août 2016

Où a fui Dupont de Ligonnès ?



Xavier Dupont de Ligonnès aime sa stature de pater familias ; l'idée de protéger les siens et de tout faire pour eux compte parmi les grands desseins de son existence.

Est-ce toujours le cas en cet été 2010 ? Sûrement. C'est le souvenir que conserve l'ami et l'hôte Mathieu. Les éclats de rire, la famille à l'unisson, la gaieté plus bruyante sous le soleil, les plongeons et les jeux de piscine qui pourraient durer une éternité. Les départs pour la plage sont interminables et brouillons, les barbecues préparés dans l'enthousiasme, l'ambiance générale excellente. Les enfants se reposent, Agnès et Xavier aussi. Il est comme d'habitude, jovial, mais en aparté il se plaint discrètement auprès de Mathieu d'être très fatigué d'aller chaque mois au charbon pour assurer le quotidien. Et puis il y a ces angoisses de l'avenir, ou plutôt du lendemain, et même du lendemain matin, qui le taraudent. Quelle perspective de changement ? Rien en vue visiblement. Comment Xavier n'est-il pas tombé en dépression ? Voilà une véritable question.

Peut-être que sa structure intellectuelle, sa nature faite d'optimisme et de détermination, son tempérament de « raisonneur » lui ont évité de déprimer : faire les comptes à l'envi, aligner les chiffres à perte de vue, calculer les coûts, remplir des colonnes, multiplier les opérations. Pour serrer au maximum le budget depuis des années et des années. Des « budgétisations » qui donnent un peu le vertige. Un devoir d'inventaire permanent, lancinant. Obsessionnel ? Le coût d'un enfant sur douze à quinze ans ? Arthur : 100 600 euros, Thomas : 80 800 euros, Anne : 63 000 euros, Benoît : 38 300 euros. Et le coût des parents sur la même période ?

Nous coûtons grosso modo la même chose, soit environ 221 650 € chacun, ce qui est normal et sain.

Au mois, le chef de famille évalue les dépenses des six membres entre 8 000 et 10 000 euros. Maison (1 200 euros), argent de poche pour la famille (300 euros), voitures (700 euros), loisirs/activités (300 euros), scolarités (300 euros), cantines (88 euros), habillement (150 euros), nourriture (1 000 euros), frais de santé non remboursés (100 euros), lessive-vaisselle et frais de maison divers (200 euros), eau-EDF (180 euros), impôts (60 euros), budgétisation vacances annuelles (200 euros). La seule solution, s'inviter chez les uns les autres pour des vacances à moindre frais.

En fin de semaine, ils repartent tous en Bourgogne dans la famille d'Agnès. La plupart du temps, Xavier les conduit à bon port, avant de s'éclipser pour affaires.

Quelques jours plus tard, ouvrant son ordinateur, l'ami Mathieu manque de tomber de sa chaise. Il n'y a que deux destinataires, l'autre ami de trente ans, Dominique, qui vit à Nantes, et lui-même. Ce qu'il lit est glaçant. Les mots d'un désespéré, le testament d'un homme à bout. Le plus troublant, c'est le grand écart entre la souffrance exprimée, la violence des solutions envisagées et le ton presque détaché, la façon très « cartésienne » d'exposer les difficultés, un peu comme une conférence qu'il aurait pu intituler : « Famille Ligonnès, enjeux et perspectives ». Avec un sous-titre à l'encre invisible : « absence de... »

Le corps du mail :

« Ma situation est plus que précaire et je préfère prendre des précautions au cas où... et vous donner des instructions à l'avance.

Si ça tourne mal, je n'ai que deux solutions :

– me foutre en l'air avec ma voiture (assurance : 600 000 € pour Agnès pour élever les enfants)
– foutre le feu à la baraque quand tout le monde dort (plus aucun problème pour personne)

Je m'en suis sorti en juin dernier grâce à Mathilde, en janvier dernier grâce à Dominique et une amie d'Agnès, et hier grâce à Bertram (ami de Corinne)

Les nouvelles lois concernant la sécurité dans les hôtels rendent l'activité de la rdc et de Selref quasiment impossible, et si le partenariat agapa/rdc ne vois pas le jour pour une raison X ou Y... c'est la fin des haricots : personne ne pourra me fournir 8 000 € par mois... !!!

En un seul mois, je suis à la rue et ma famille meurt de faim !

Je serai donc fin août – début septembre, au pied du mur avec une décision définitive à prendre : suicide seul ou suicide collectif...

Mais bien sûr, il ne s'agit que de précautions : ne vous affolez pas !!

J'ai bon espoir de m'en sortir avec la synergie agapa/rdc (voir pièce jointe)

Gardez ce document (dispositions.doc) et n'en parlez à personne.

Je compte sur vous.

Xav

(ps : je suis très sérieux, lucide, et sous l'emprise d'aucune drogue ni d'aucun alcool) »

La pièce jointe « Dispositions.doc » :

« Ma famille dépend exclusivement de moi et de ma capacité à aller, chaque jour, chercher sur le terrain de quoi la faire survivre.

Au vu des difficultés économiques actuelles, je préfère prendre des dispositions claires en cas d'accident (mortel ou non)

En conséquence :
1) Au cas où j'aurais un accident me rendant handicapé ou dans un état comateux... je souhaite que l'on mette fin à mes jours, d'une façon ou d'une autre, et de préférence sans risquer d'encourir les foudres de la justice française... afin que mon épouse puisse toucher la retraite de veuve qui lui revient.
2) Au cas où j'aurais un accident mortel au volant de mon véhicule, je souhaite que toutes les formalités soient effectuées par mes amis cités ci-dessus afin que mon épouse puisse toucher la prime d'assurance prévue dans ce cas (600 000 €)
3) Sur cette somme, je souhaite que la somme de 50 000 € soit versée à Mathilde, à qui je dois cette somme, sans que mon épouse n'en soit avertie.
4) En cas d'accident domestique (comme un incendie provoquant la mort de toute la famille), je souhaite que mes véhicules reviennent en priorité à Dominique à qui je dois en permanence une somme fluctuante... Il saura partager le produit de la vente de ces véhicules avec d'autres amis qui me dépannent ponctuellement et dont il connaît les noms.
5) Je souhaite enfin que, même après enquête de police, on ne puisse jamais laisser croire à mes parents, frères et sœurs, que ces accidents ont été volontairement provoqués par moi (même si les preuves sont formelles).

Fait à Nantes...
Xavier de Ligonnès



Stupeur partagée et sidération chez les deux meilleurs amis ! Comment Xav a-t-il pu tenir ainsi, comment a-t-il pu toujours prendre sur lui sans craquer jusqu'à ce jour ? Quelle estime de soi saccagée ! Quelles souffrances endurées.

Mathieu et Domi s'appellent, s'inquiètent, bondissent sur leur téléphone pour vérifier que Xav n'a pas fait une connerie. Ou ne s'apprête pas au pire. Mais non, le voilà qui dédramatise, parle de « doutes » sur sa situation financière, évoque des « réflexions » et d' « éventuelles solutions ». Surtout les amis ne doivent pas s'inquiéter ; les angoisses, c'est pour lui, plaisante-t-il. Le bord du gouffre n'est pas pour demain. Rassurés, les deux amis de trente ans raccrochent – ils ont dû exagérer en imaginant la possibilité d'une tragédie. Une tragédie familiale. Non, Xav a tellement de ressources !

Et puis son rêve de jeunesse n'était-il pas de faire fortune afin de mettre sa famille en sécurité et de la rendre heureuse ?

D'ailleurs comment un homme bien né, avec des valeurs morales aussi hautes et solides, honnête et droit, pourrait-il s'en prendre à ceux qu'il aime le plus, son épouse qu'il aime quand bien même il se montre parfois brutal, et ses enfants qu'il chérit ? Cette famille pour laquelle il fait tant et tout depuis tant d'années ? Un tel paradoxe serait inconcevable : tout faire pour maintenir la tête hors de l'eau et les apparences d'une vie de notables, tout en faisant le bonheur de chacun des membres de la famille, et décider un beau jour de printemps qu'il faut que tout le monde disparaisse. Pfuitt ! Comme par un tour de magie. Noire.

Fausse alerte, donc.

« Je suis fin août, début septembre au pied du mur avec une décision définitive à prendre : suicide seul ou collectif... » Un peu moins d'un an avant le drame de la tuerie de Nantes, en juillet 2010, Xavier Dupont de Ligonnès envoie un mail à ses deux meilleurs amis. En pièce jointe, un document détaillant les dispositions à prendre en cas d'accident. « En cas d'incendie provoquant la mort de toute la famille », écrit-il entres autres idées morbides afin « qu'on ne puisse jamais laisser croire à mes parents, frères et sœurs [qu'ils] ont été volontairement provoqués par moi (même si les preuves sont formelles) ».

Ce courrier glaçant fait partie des nombreux écrits que Xavier Dupont de Ligonnès laisse derrière lui. Certains adressés à sa maîtresse qu'il supplie presque de lui prêter de l'argent, d'autres à son fils aîné à qui il donne une leçon de vie, des lettres à sa femme Agnès où il transpire son nombrilisme, sa perversion et son phallocentrisme. Des documents authentiques et de nouveaux témoignages que la journaliste Anne-Sophie Martin rassemble dans Le Disparu (éditions Ring), une enquête qui reconstitue de façon romanesque les raisons du passage à l'acte et la fuite probable de ce gendre a priori idéal.

Faire textoter les morts

Ce matin du 4 avril 2011, vers 10 heures, Agnès et trois de leurs quatre enfants ont probablement déjà perdu la vie quand son employeur, ainsi que les établissements scolaires de Benoît, Anne et Arthur reçoivent un coup de téléphone de Xavier. Sa femme, sa fille et ses fils seront absents pour cause de gastro-entérite, de maladies diverses et d'accident de scooter pour l'aîné. Quelques jours plus tard, le directeur du lycée de ce dernier reçoit un étrange courrier signé du père : « Ayant été muté de toute urgence en Australie [...] avec mon épouse et mes enfants, je vous informe qu'Arthur ne se rendra plus en cours. » Quelques heures plus tard, Thomas absent à cet instant connaîtra le même sort que le reste de la famille.

Morts, les enfants de Ligonnès envoient des SMS à leurs amis, inquiets de leur silence. Qui les écrit ? Est-ce Xavier qui, imagine la journaliste, est « penché sur une table où sont posés cinq téléphones portables [...] en saisit un, consulte les messages entrants, pianote, le repose. Se saisit d'un autre et recommence » ? Une scène qui aurait duré toute la semaine du 4 avril dans laquelle Xavier Dupont de Ligonnès « écrit à la place des autres, à la place des morts ».
Vers l'Argentine ?

La carabine 22 long-rifle trouvé chez son père, les leçons au club de tirs, les conseils demandés aux chasseurs pour savoir comment transporter du gibier « sans mettre du sang partout, Ligonnès a tout préparé. Consciencieusement. Un plan macabre organisé dans sa cave. Un lieu sordide, chaotique, sous terre – tout un symbole – où il passe une grande partie de son temps à gérer ses sociétés en faillite. En 2010, il ne déclare que 4 000 euros de revenus annuels. C'est la banqueroute.

Sa situation est-elle à ce point désespérée pour qu'il pense au suicide ? Non, sa mère et sa sœur en sont convaincues. C'est aussi la théorie du livre d'Anne-Sophie Martin. Xavier Dupont de Ligonnès s'en est allé très loin. La dernière image connue du père de famille a été prise par une caméra de surveillance, dix jours après le quintuple assassinat, à Roquebrune-sur-Argens dans le Var. Pour l'auteur, le sud de la France n'est qu'un lieu de départ duquel Ligonnès embarque sur un bateau voguant vers l'Argentine.

Personne ne pourra me retrouver 

Fuir sans un sou, Xavier Dupont de Ligonnès en est capable. « Le Disparu », comme elle le surnomme, « peut vivre à peu de frais, passer entre les gouttes comme un quidam non repérable, et qui est tout à fait débrouillard. Ses aventures américaines et son quotidien français ont démontré sa capacité d'adaptation et son acharnement à toujours rebondir ». Xavier a siphonné ses proches. D'abord son ancienne maîtresse à qui il emprunte 25 000 euros en 2009. Un an plus tard, il profite de l'hospitalisation de son père pour piquer 12 700 euros dans son épargne. Ce larcin est « une trahison » pour le père Ligonnès, « indigne » de cette famille si bien rangée en apparences.

Il y a aussi cet étrange courrier d'adieux aux échos prémonitoires envoyé début avril à son ancienne maîtresse. « Personne ne pourra me retrouver. » Fini la famille Dupont de Ligonnès, il n'y a plus que « moi ». Une sentence autocentrée plutôt étrange pour celui qu'on présente comme un bon père de famille – un « papa poule », écrit Anne-Sophie Martin – qui se vante à plusieurs reprises de la faire vivre, de la sauver. La journaliste concocte à Ligonnès une évasion à la John List, cet Américain – lui aussi fauché – qui tue les membres de sa famille en 1971 et qui ne sera retrouvé que dix-huit ans plus tard. Il s'appelle Robert Clark, s'est remarié et mène une vie sans histoire.

Le narcissique Xavier Dupont de Ligonnès a réussi son coup. Quels souvenirs reste-t-il d'Agnès, Arthur, Thomas, Benoît et Anne si ce n'est celui d'avoir été tué par l'un des plus grands disparus de l'histoire ? Sans que l'on sache s'il s'est suicidé, s'il a fui en Argentine, en Australie comme il a pu le prétendre, ou même si – tout compte fait – il a été réellement exfiltré par le gouvernement américain, il ne restera de cette affaire que le nom de Xavier Dupont de Ligonnès dans ce drame familial.