Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 24 juillet 2016

Chef du renseignement militaire suisse, Jean-Philippe Gaudin a accordé une interview exclusive à Sept.info


C'est un homme de l’ombre. L’un de ceux qui parlent peu et fuient habituellement les lumières des caméras. Durant huit ans, Jean-Philippe Gaudin a dirigé le Service de renseignement de l’armée suisse, le pendant militaire du Service de renseignement de la Confédération (SRC). Huit ans à moderniser une organisation dont l’effectif est classé secret défense. Huit ans pour la faire entrer dans la communauté des services européens. Huit ans aussi pour la reconstruire après différents scandales. Celui des fiches notamment, cette surveillance systématique et illégale des Suisses durant la guerre froide. Ou l’affaire Bellasi, du nom de ce comptable du service qui avait détourné plus de 8,5 millions de francs.

Le 31 décembre 2015, le brigadier Jean-Philippe Gaudin a fermé définitivement la porte de son bureau, un petit 30 m2 perdu dans l’un des étages ultrasécurisés du Pentagone de l’armée suisse, à deux pas du stade du Wankdorf, dans la banlieue de Berne. Il a remis les clefs à son successeur, le brigadier Alain Vuitel, et pris la direction de Paris pour endosser un nouvel uniforme. Celui d’attaché de défense à la place du divisionnaire Jean-François Corminbœuf, parti à la retraite.


Avant de nous intéresser à votre bilan à la tête du Service de renseignement de l’armée suisse, penchons-nous un instant sur les attentats du 13 novembre 2015 qui ont ensanglanté Paris. Qu’est-ce qui se passe pour un chef du renseignement quand on apprend une telle nouvelle?

Tout d’abord, j’ai été alerté par le Centre de renseignement de l’armée puis, conformément aux procédures, nous avons mis en place une cellule de crise, qui a été sur le pont 24 heures sur 24 durant plusieurs jours, afin de collecter les informations, les analyser et de les transmettre au chef de l’armée. J’ai aussi participé à de multiples séances avec les autres services de sécurité de la Confédération comme les gardes-frontières, la police fédérale ou le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Il est très important d’échanger toutes les informations obtenues par nos différents réseaux civils et militaires.

Pourtant, en Suisse, c’est le Service de renseignement de la Confédération, le SRC, qui évalue la menace terroriste, pas le service de renseignement de l’armée.

C’est absolument correct. Mais même si la responsabilité de la coordination est entre les mains du SRC, tous les organes de sécurité helvétiques sont concernés. Je vous rappelle aussi que l’armée reste la réserve stratégique du pays. Elle a la capacité de réagir rapidement, avec de nombreux moyens en hommes et en matériel. L’armée, c’est aussi 300 hommes déployés dans une vingtaine de pays. Nous assurons leur protection. Raison pour laquelle, quelques jours après les attentats, je me suis rendu à Bruxelles, au quartier général de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord), pour rencontrer mes homologues européens et de l’organisation nord-atlantique. Ensemble, nous avons essayé d’analyser cette nouvelle forme de terrorisme. Malheureusement, il n’y a pas énormément de solutions.

Que voulez-vous dire par «pas énormément de solutions»?

Tout d’abord, reposons le contexte. A l’époque de la confrontation idéologique entre l’Est et l’Ouest, nous pensions connaître avec précision les capacités militaires de l’URSS. Or depuis la fin de la guerre froide, la façon dont des conflits sont menés n’a cessé d’évoluer. Actuellement, la menace potentielle est plus variée, plus compliquée et plus imprévisible. L’effacement de la guerre classique laisse le champ libre aux acteurs irréguliers et non étatiques. Ils sont fugaces, éphémères, difficilement identifiables, très motivés, en général bien équipés et ne respectent en aucun cas les conventions internationales.

Mais vous ne répondez pas à la question…

J’y viens. Nous sommes à court de solutions parce que les armées européennes ont massivement baissé la garde et ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Il faudra du temps et des investissements massifs pour qu’elles retrouvent un niveau acceptable sur une planète qui s’arme à vitesse grand V. S’il y a une leçon à retenir des guerres asymétriques du début du XXIe siècle, c’est que la qualité des matériels ainsi que la technologie militaire ne remplacent pas la quantité. C’est très important de le comprendre! Même pour la Suisse.

Nous reviendrons sur le cas suisse plus tard. Si je vous comprends bien, vous parlez d’une Europe militaire exsangue. Vous n’exagérez pas un brin, non?

Non. Il y a 20 ans, nous nous sommes dits que c’était fini. Qu’il n’y aurait plus jamais de conflits en Europe. La guerre, c’était pour les autres, pour l’Afrique, l’Afghanistan, Israël, mais pas pour nous. Nous étions bien dans notre bulle artificielle de sécurité. Ça pouvait aussi se comprendre. Avec la disparition de l’URSS et de son armée rouge, l’adversaire concret avait disparu. La menace militaire était lointaine, les experts nous prédisaient une paix quasi éternelle et qu’il fallait chercher la menace la plus concrète sur nos libertés dans les déficits budgétaires des nations et la montée du chômage. Ce que les nombreuses manifestations très violentes en Grèce, en Espagne ou en Grande-Bretagne sont venues corroborer.

Le brigadier Jean-Philippe Gaudin, ex-chef du renseignement militaire suisse: «L’Europe est en guerre aujourd’hui. Notre voisin, la France, l’est.»


Et…

Nous avions tort. L’Europe est en guerre aujourd’hui. Notre voisin, la France, l’est. C’était déjà le cas avant le 13 novembre. Elle combattait en Syrie et en Irak. Ses troupes sont engagées au Mali, en Centrafrique et dans le Sahel. Mais depuis, le terrorisme a touché le cœur de l’Hexagone, Paris, deux fois dans la même année. Alors, vous pouvez appeler cela comme vous voulez, pour moi, c’est la guerre.

Admettons. Mais quel est le rapport entre le terrorisme, la guerre et les budgets militaires revus à la baisse? Est-ce qu’on ne mélange pas tout finalement?

Prenez l’Etat islamique, désigné par l’acronyme arabe Daech. Ce n’est pas seulement une organisation terroriste. C’est aussi un Etat qui bat sa propre monnaie, prélève des impôts et possède une armée structurée. Il faut donc lutter contre les djihadistes comme on lutte contre un Etat, même s’il n’a aucune reconnaissance internationale. Or Daech utilise aussi l’arme du terrorisme qui, elle, doit être combattue par les services de renseignement et les forces de sécurités intérieures et extérieures. C’est ce que je vous disais: le monde est devenu plus complexe. Et le seul moyen de prévenir le danger, c’est d’augmenter les budgets de la sécurité, militaires et civils, de revisiter nos lois, de les adapter aux menaces actuelles, surtout dans le domaine du renseignement, de donner plus de compétence à la recherche de renseignements, à la surveillance des réseaux terroristes et criminels.

Bref, vous prêchez pour un Etat policier!

Non. Il ne faut pas donner un blanc-seing aux services. Même s’ils devaient disposer de davantage de moyens à l’avenir, je ne me fais aucun souci, nous avons les organes de surveillance nécessaires pour les contrôler.

Votre analyse des attentats contre Paris en janvier 2015 était pour le moins décalée. A l’époque, vous m’aviez expliqué que les terroristes qui avaient massacré les journalistes de Charlie Hebdo étaient des amateurs. C’est toujours votre point de vue après les attaques du 13 novembre qui ont coûté la vie à 130 personnes et ont fait des centaines de blessés?

Jusqu’à aujourd’hui, nous avons eu beaucoup de chance. L’attaque manquée contre les passagers du train Thalys en Belgique et les attentats contre Charlie Hebdo ont été menés par des amateurs. Avec le 13 novembre, nous avons changé de ligue. Nous sommes passés de la deuxième division à la première. Nous n’avons plus affaire à des illuminés ou à des individus en mission divine. Cette fois-ci, c’était une opération bien préparée, coordonnée et conduite de manière militaire. Prenez ce qui s’est passé au Bataclan. Les trois tireurs se sont relayés. Quand l’un ou l’autre rechargeait, les deux autres tiraient. Ils avaient l’expérience du combat. Il faut s’y connaître pour agir de la sorte. Il faut avoir été instruit aux armes automatiques, mais surtout, je le répète, c’est la planification, la coordination et la conduite de l’action qui sont nouvelles. Tout comme l’action des kamikazes. Les attentats du 13 novembre nous ont fait entrer dans une nouvelle ère du terrorisme. Notre société, notre monde ont changé.

N’empêche, les terroristes ont échoué au Stade de France.

Effectivement, les terroristes n’ont pas pu pénétrer dans l’enceinte. Le fait que les explosifs étaient probablement reliés à une minuterie prouve cependant que nous n’avons plus affaire à des amateurs. La première bombe devait provoquer les premiers morts et blessés, ainsi que la panique dans la foule. La seconde, dix minutes plus tard, aurait dû massacrer les gens qui sortaient du stade et la dernière, dix minutes plus tard encore, atteindre les secours.

Et la Suisse dans ce monde en changement, est-elle une cible?

La Suisse peut être une cible avec ses organisations internationales et sa place financière. Nous sommes cependant moins attrayants. L’impact d’une attaque ne serait pas aussi important qu’en France, qui est une puissance nucléaire mondiale et qui mène des interventions à l’étranger, notamment au Mali contre les islamistes ou en Syrie et en Irak. Paris est aussi un symbole de la liberté.

Les Français vous ont-ils contacté pour solliciter votre aide après le 13 novembre?

Naturellement, les Français ont demandé des informations à tous leurs partenaires, les services suisses compris.

A quel sujet?

Je ne peux vous en dire plus. Ces informations sont naturellement classifiées.

Revenons sur les attentats de Paris. S’il arrivait la même situation à Berne, combien d’hommes l’armée suisse peut-elle mettre à disposition de la nation?

En première ligne, il y aurait toujours les polices cantonales. Quant à l’armée, elle peut mettre dans la balance ses policiers militaires, ses forces spéciales, ses soldats en service long, ses troupes en cours de répétition et un bataillon de piquet. En gros, 800 à 1’000 soldats pourraient être mobilisés 24 heures sur 24, sept jours sur sept durant quelque temps.

800 à 1’000 hommes, c’est peu.

S’il fallait plus de moyens, nous devrions effectuer une mobilisation partielle de l’armée, soit 35’000 soldats. Le problème serait alors de tenir sur le long terme. L’armée de masse a disparu. Nous n’avons plus 600’000 hommes comme à la fin de la guerre froide. Il faut parfois le rappeler aux autorités politiques.

Des autorités politiques qui mettent souvent en avant le risque que font peser les jeunes islamistes qui reviennent d’Irak ou de Syrie. De votre point de vue, ces ex-combattants représentent-ils une menace pour notre pays?

Moins qu’on le dit.

Vraiment?

Selon le dernier décompte du SRC, 73 résidents suisses sont partis faire le djihad, dont neuf auraient trouvé la mort sur place. Un peu plus d’une dizaine sont de retour. Ce n’est donc pas un problème majeur à cause de leur nombre et aussi parce que la Suisse a beaucoup fait dans le domaine de l’intégration. Nous avons moins de population désœuvrée qu’en France, en Belgique ou ailleurs en Europe. Ceci explique cela. Il ne faut pas se voiler la face pour autant. Beaucoup de ces jeunes Européens qui vont revenir du djihad sont des bombes à retardement. Ils resteront une menace pour nous, notamment parce qu’ils sont déstabilisés psychologiquement.

En parlant de déstabilisation, que pouvez-vous dire de la migration actuelle en provenance du Moyen-Orient?

Le problème, ce n’est pas la migration, c’est le rythme de l’intégration de ces gens dans nos sociétés. La grande majorité d’entre eux ne rentrera jamais dans leurs pays et si cette intégration ne se fait pas suffisamment rapidement, la frustration va s’installer et ces populations vont devenir un véritable vivier pour les recruteurs du djihad, du terrorisme, de l’extrémisme et de la criminalité.

Est-ce que la migration n’est pas finalement une forme d’expansion du conflit irako-syrien vers l’Europe? Une sorte d’arme que Bachar el-Assad utilise contre ses ennemis?

La migration forcée a toujours été une arme. Mais Bachar el-Assad n’est pas le seul à l’utiliser. L’Etat islamique pousse des populations entières hors de son territoire. Le but, c’est de déstabiliser l’Europe, de créer des dissensions à l’intérieur des pays de l’UE. La Turquie joue également un rôle important dans cette problématique. Elle ne peut plus supporter le poids de cette migration seule, alors elle met sous pression l’Europe, afin que celle-ci l’aide financièrement à accueillir les réfugiés.


Le brigadier Jean-Philippe Gaudin, ex-chef du renseignement militaire suisse: «Le seul moyen de lutter contre l’Etat islamique est d’intervenir avec une grande coalition internationale.»



Il se dit aussi que l’intervention russe pousse des populations à quitter la Syrie?

Admettons que cela n’arrange pas les choses. Mais ce qui inquiète plus les services de renseignement occidentaux, c’est le retour de nombreux djihadistes à cause des frappes russes dont l’objectif est de désenclaver Damas et de soutenir l’armée syrienne, au plus bas après quatre ans de guerre. Sans les Russes, on aurait probablement eu droit à une Libye bis. Contrairement aux frappes de la coalition, celles de Moscou font très mal à l’armée islamique. Elles ont aussi plus de succès parce qu’elles peuvent compter sur l’armée syrienne qui est au sol. Cela dit, les Russes y sont pour soutenir leurs propres intérêts, notamment leurs installations militaires, comme le port militaire de Tartous. Assad est leur allié de toujours, mais de mon point de vue leur deuxième priorité. Ils veulent d’abord se débarrasser de l’armée islamique. Ils sont également de l’avis que c’est au peuple syrien de décider qui doit les gouverner.

Comment vaincre l’Etat islamique?

Le seul moyen de lutter contre l’Etat islamique est d’intervenir avec une grande coalition internationale. Cette intervention doit être politique, économique afin de couper les ressources financières de l’EI et enfin militaire, avec une intervention au sol pour détruire cette armée sponsorisée par des tiers et construite sur les cendres de l’administration et de l’armée de Saddam Hussein.

Qui doit y aller?

Soyons clairs, personne n’a franchement envie de retourner sur place. Surtout pas les Européens. De toute manière, quel pays du Vieux Continent a les capacités de se déployer désormais? Les armées de l’Union européenne ne sont plus aptes à faire autre chose que des actions très limitées. Les seuls capables de s’investir seraient les Etats-Unis, mais ils viennent d’en sortir et je les vois mal y retourner.

Et les pays arabes?

Je ne compterais pas trop sur eux. Regardez l’Arabie saoudite avec ses 81 milliards de dollars par an d’investissements militaires. Elle est empêtrée dans le bourbier yéménite. Quant à la «nouvelle» armée irakienne, équipée à coups de millions de dollars par les Américains, elle a abandonné des milliers de chars, de camions et jeeps aux djihadistes à Mossoul, après à peine quelques heures de combat.

Bref, personne ne veut mourir pour sauver l’Irak ou la Syrie du péril islamiste?

Personne. Or, si la Syrie tombe, l’EI sera aux portes de l’Europe. Le danger est réel… L’armée islamique est bien organisée. Ses soldats sont bien formés, motivés. Ils savent se battre au milieu des populations. Leurs dépôts d’armes sont dans les écoles, les hôpitaux. Ils utilisent les civils comme boucliers.

Un combat perdu d’avance?

Non! Premièrement, je l’ai déjà dit, la lutte contre Daech se gagnera d’abord au niveau politique en formant une grande coalition internationale et surtout avec tous les acteurs de la région. Les grandes nations devront laisser de côté leurs intérêts respectifs. Deuxièmement, il faudra rapidement penser à l’après-Daech, à la reconstruction de la Syrie et de l’Irak dont les grandes villes principales sont aujourd’hui détruites à plus de 70%. Nous devons apprendre à ne pas seulement gagner les guerres, mais également à gagner la paix!

Le monde change. Tout comme la guerre, devenue hybride comme vous nous l’avez expliqué dans la première partie de notre entretien. Quels sont les enseignements pour l’armée suisse?

Je me suis beaucoup engagé ces dernières années afin de convaincre l’armée que les risques, dangers et menaces avaient changé. Aujourd’hui, notre milice a évolué. Ses dirigeants ont compris que si un jour nous devons nous battre, ce sera en milieu urbain. Les grandes batailles de chars, c’est terminé. Cela implique de changer la doctrine d’engagement. Nous aurons toujours besoin d’une artillerie, mais plus légère, plus petite, plus mobile, plus précise. Bref, il faut se préparer aux conflits futurs non plus à ceux que nous savons faire. Ensuite, il s’agira de prendre en compte les nouvelles sphères d’opération que sont les domaines cyber et la guerre de l’information.

Et pourtant la dernière réforme de l’armée, son programme de développement (DEVA), a été recalée au Parlement cet automne.

Le Parlement a dit non au financement, pas à la réforme proprement dite. L’Union démocratique du centre (UDC) voulait inscrire le budget annuel de l’armée, soit cinq milliards de francs, dans la loi. Les autres partis ont refusé. Or, le DEVA va dans la bonne direction. Il nous faut une armée plus petite, mais robuste, prête rapidement à l’engagement, totalement équipée et bien instruite.

Et la «montée en puissance», ce concept qui consiste à rééquiper l’armée en très peu de temps pour parer à la menace?

Cette idée qui veut qu’on ait toujours le temps de se mettre à niveau dans un laps de temps de 10 à 15 ans est une erreur stratégique. Comme je le disais, ils sont nombreux les grands penseurs qui nous affirmaient qu’il n’y aurait plus de guerre en Europe. Or où se trouve l’Ukraine? En Europe, non? Personne n’a vu arriver ce conflit. En quelques mois, la situation s’est dégradée aux frontières est et sud du continent. Alors, 10 à 15 ans pour se remettre à niveau… La mondialisation a créé de l’injustice, des frustrations, de la pauvreté, de l’inégalité. Depuis, le monde explose. Prenez les révolutions arabes. On nous a dit qu’on n’avait rien vu venir. C’est faux. Quand on a des populations aussi jeunes qui n’ont pas de travail, pas d’avenir et qui vivent dans la précarité, nous savions que cela allait dégénérer. La seule chose que nous ne savions pas, c’est quand.

Un échec pour les services de renseignement?

Oui et non. L’officier de renseignement est comme le vulcanologue. Il se trouve au pied de son volcan. Il a des indices, des signes de la nature, le comportement des animaux, ses appareils de mesures… Mais il ne pourra jamais vous dire que demain matin à 8 h 25, la montagne va entrer en éruption.

Le poste du chef du renseignement militaire est un poste unique et forcement exposé. Il faut beaucoup de courage pour dire certaines vérités, qui ne sont parfois pas politiquement correctes.

Jean-Philippe Gaudin: «Le poste du chef du renseignement militaire est un poste unique et forcement exposé. Il faut beaucoup de courage pour dire certaines vérités, qui ne sont parfois pas politiquement correctes.»


Concrètement, que risque actuellement la Suisse?

A votre place, je me demanderais plutôt quels sont les risques, les dangers et menaces contre l’Europe plutôt que de me limiter à la Suisse. Parce ce que ce qui met en péril l’Europe, menace la Suisse. En premier lieu, je citerais le terrorisme et les attaques cyber. Ces dernières sont immédiates. Nous constatons que des pays testent quotidiennement nos capacités de défense dans ce domaine.

Lesquels?

Je ne peux pas aller dans les détails. Ce que je peux vous dire c’est que certaines nations et organisations évaluent nos capacités de défense. La Suisse a pris conscience de cet état de fait et la défense s’organise. Cela vaut aussi pour l’armée. Raison pour laquelle nous avons désormais une division cyber dans les rangs du service de renseignement militaire. Le chef de l’armée nous a alloué un budget pour engager du personnel complémentaire afin de faire face à cette nouvelle situation.

Et militairement? Beaucoup parlent de la Russie…

Même si la Russie réagit de manière surprenante, je ne crois pas qu’elle veuille envahir l’Europe. En revanche, elle entend redevenir une grande puissance militaire mondiale. Elle y travaille, investit massivement dans cet objectif, mais il lui reste beaucoup de travail. Car c’est essentiellement une armée de conscrits et une bonne partie de l’armée de terre russe n’est pas équipée de manière moderne. Sans compter que l’armée russe est répartie sur l’ensemble de son immense territoire national.

Pourtant en Ukraine, les Russes ont prouvé leur savoir-faire…

La Russie est de retour. Elle l’a montré en Crimée. Elle l’a également démontré en Syrie. Elle y a transporté des troupes et du matériel en un temps record. Ses frappes contre l’EI sont aussi très efficaces. Cela dit, ne nous trompons de lecture de la situation. Au Proche-Orient, les Russes protègent ce qui semble être leurs intérêts économiques et politiques. De mon point de vue, Moscou ne veut pas envahir le reste de l’Ukraine et l’Europe, mais elle en aurait le potentiel.

Vous venez de dire que «ce qui menace l’Europe menace la Suisse». Est-ce que notre pays peut encore se défendre seul?

Non, il n’est plus possible de se défendre seul. En cas de menace avérée, nous devrons coopérer avec nos voisins. La défense de la Suisse ne se joue pas à nos frontières, mais à celles de l’Europe.

Tout cela plaide pour une entrée de la Suisse dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN)?

Non! Je l’ai dit, nous ne pouvons pas nous défendre seuls, mais cela ne veut pas dire qu’il faut intégrer une organisation comme l’OTAN ou la défense européenne. Intégration qui devrait de toute manière être politique en premier lieu. Actuellement, nous sommes l’un des membres du Partenariat pour la paix de l’OTAN. Nous avons de nombreux accords bilatéraux avec nos voisins dans les domaines de l’instruction et des engagements. Reste que, pour être crédible, la Suisse devra amener sa contribution à l’ensemble. Nous ne pouvons en aucun cas nous reposer sur l’effort de défense des autres, que ce soit dans le domaine aérien ou terrestre.

Un discours que comprennent les autorités nationales?

Elles ont compris que les risques et les dangers ont changé. Elles ont compris le principe des guerres hybrides. Elles ont compris que l’armée doit se transformer par rapport aux nouvelles menaces. Dans la commission de gestion ou dans les commissions de sécurité des Chambres fédérales, j’ai toujours eu des oreilles attentives, des hommes et femmes politiques très intéressés et qui posaient souvent les bonnes questions. Malheureusement, lorsque cela remonte dans les partis, parfois les résultats changent pour des questions philosophiques.

A quoi sert actuellement le Service de renseignement de l’armée suisse?

Dans un environnement international marqué par de grandes incertitudes, il faut connaître et anticiper. Ce sont nos deux missions principales. Le renseignement éclaire la décision autant qu’il précède, appuie et suit l’action. Nous sommes là pour permettre aux autorités politiques, militaires ou diplomatiques de disposer d’une autonomie d’appréciation, de décision et d’action au bon moment. C’est d’autant plus important qu’en Occident, nous avons de moins en moins de forces sécuritaires. En conséquence, elles devront être engagées au bon moment et au bon endroit. Il faut donc connaître l’adversaire, son milieu, sa manière de penser, sa doctrine. Qu’il soit économique, politique ou militaire.

Parce que l’armée suisse a des ennemis…

Comme je l’ai dit, la guerre n’est pas morte à Versailles en 1919, pas plus qu’elle n’est morte à San Francisco en 1945 ou avec la chute du mur de Berlin. Au contraire, elle se répand et se renforce un peu partout dans le monde. S’assoupir dans notre bulle artificielle de sécurité, c’est se préparer à des réveils difficiles lorsque demain ou plus tard, de manière imprévisible, les guerres reviendront aux frontières de l’Europe, donc de la Suisse. Le service de renseignement militaire doit aussi faire évoluer notre armée. Nous devons comprendre les nouvelles expressions de la guerre.

Vous avez un exemple?

En 2010, j’ai informé l’une des commissions de politique de sécurité du Parlement au sujet de la montée en puissance de l’armée russe. Il y a plus de cinq ans, Poutine investissait beaucoup d’argent dans son appareil militaire.

Un message écouté par les autorités politiques et militaires helvétiques?

Partiellement. Si certains ont été attentifs, d’autres m’ont dit que je n’avais rien compris, que la guerre froide était terminée. On m’a souvent reproché de jouer les Cassandre, d’être celui qui alarme un peu vite.

Pourtant c’est votre job, non?

Vous avez raison. C’est mon rôle d’anticiper, avec le risque de se tromper. Le renseignement n’est pas une science exacte. C’est de l’analyse. Prenez les révolutions arabes. En 2012, j’ai dit qu’il fallait être prudent, que ces mouvements allaient prendre du temps, que ce n’était pas parce qu’une dictature tombait que la démocratie allait s’installer avec effet immédiat. J’ai signalé aussi que des effets migratoires étaient probables en raison du chaos qui allait envahir ces pays. En outre, les hommes détestent quatre choses: la guerre, les problèmes économiques, la faim et la misère. Tous ces ingrédients étaient réunis pour engendrer une vraie crise migratoire qui allait durer. Dans ce cas également, j’ai été très critiqué. Le poste du chef du renseignement militaire est un poste unique et forcément exposé. Il faut beaucoup de courage pour dire certaines vérités, qui ne sont parfois pas politiquement correctes. Une chose est certaine, j’ai toujours privilégié l’intérêt de l’armée et de notre pays, même si ce n’était pas très apprécié ou très populaire. Comme je le dis souvent, je peux me raser sans problème tous les matins devant ma glace.

Qui vous informe?

Nous avons de nombreuses sources. Les services de renseignement étrangers, nos écoutes de la guerre électronique, nos images produites par notre centre d’imagerie, les très nombreuses sources ouvertes et naturellement notre personnel à l’étranger, notamment nos attachés militaires, nos forces spéciales lorsqu’elles sont déployées ou encore nos cellules de renseignement lorsque nous avons de grands contingents comme au Kosovo. Nous recevons également des informations des autres services de l’Administration fédérale, du SRC, des gardes-frontières, du DFAE…

Et pas de James Bond?

(Sourire) Pas en ce qui concerne le renseignement militaire. Les 007, c’est une affaire des renseignements civils. Eux ont besoin d’agir de manière plus discrète. Nous, avec nos uniformes, c’est plus compliqué. De toute manière, en Suisse nous ne possédons pas de service d’actions clandestines comme d’autres grandes nations.

Pas de gadget non plus?

Non. En revanche, nous disposons d’outils technologiques de premier plan, notamment deux centres d’imagerie satellitaire et d’écoute électronique.

Vous travaillez avec des services partenaires étrangers, dont la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie… Ils vous informent. En gros, c’est le principe du donnant-donnant. Vous leur fournissez des informations et des analyses. Eux font de même. Mais comment rester neutre dans ces conditions?

La liste des services partenaires est approuvée une fois par année par le Conseil fédéral. Cette liste est classifiée secrète et vous comprendrez que je n’en parle pas. Concernant la collaboration avec des services étrangers, elle n’a rien de contradictoire. Nous travaillons surtout de manière bilatérale. Mais attention, il n’en faut pas beaucoup, mais des bons. Il faut donc bien les choisir. Certains nous informent sur ce qui se passe dans l’est de l’Europe, d’autres dans le sud, d’autres sur l’Afrique… Ce qui est important, c’est la variété.

Permettez-moi d’insister sur la question de la neutralité tant vantée par les nationalistes de l’UDC qui est tout de même le premier parti de Suisse?

Ce n’est pas contradictoire. Coopérer ne veut pas dire que nous sommes alignés couverts sur nos partenaires. Bien au contraire. Ce n’est pas parce que nous sommes membres de la communauté du renseignement de l’OTAN que nous prenons toutes les informations de cette organisation pour argent comptant. Comme nation neutre, il est important de ne pas se laisser instrumentaliser par les partenaires et d’être dans un camp plutôt qu’un autre. En outre, si nous voulons rester indépendants, nous avons besoin de nos propres compétences, de nos propres sources et ressources. Sinon, nous devrions nous contenter, comme certains pays, des informations de l’OTAN, informations pilotées par les grandes nations. Dans ce cas, nous ne serions plus capables de réaliser nos propres analyses et de contrôler la pertinence des informations reçues. De toute manière, ce n’est pas viable pour un pays comme la Suisse de vivre aux dépens des autres.

Donc les services partenaires peuvent vous berner. Vous avez un exemple?

Un jour, nous avons reçu des images satellitaires trompeuses. Elles montraient des soi-disant positions russes en Ukraine qui se trouvaient en fait en Biélorussie. Si je n’avais pas eu mon propre service d’analyse, j’aurais été berné. Cela aurait eu une influence directe sur la politique suisse dans la région. Sur la crise en Ukraine, le conflit ou la guerre – appelez-le comme vous le voulez –, il faut les deux pensées. Pas seulement occidentale, mais aussi russe. Nous devons faire la différence entre la propagande et la réalité. Si nous n’avons pas notre image de la situation, nous sommes dépendants. Dans ce milieu, nous n’avons pas d’amis, nous n’avons que des intérêts. Quand nous avons tous les mêmes intérêts, nous travaillons ensemble.

Sur quoi ces temps-ci?

Le terrorisme, par exemple. En revanche, les avis sont très différents sur la Syrie, ou sur les menaces actuelles contre l’Europe. Pour les pays de l’Est, c’est la Russie qui est le danger principal. Pour les pays du Sud, c’est la migration incontrôlée qui les inquiète.

Comment le service de renseignement a-t-il évolué sous votre règne?

Quand je suis arrivé en poste en 2008, les choses étaient, disons, plus tranquilles. Il y avait une nation dominante, les Etats-Unis, et quelques moyennes puissances. Le monde était plutôt en train de se désarmer. La situation à la frontière de l’Europe était calme malgré la guerre en Afghanistan et en Irak. Depuis, il y a eu la crise financière, les printemps arabes, la guerre en Syrie et en Irak, le conflit en Ukraine, le terrorisme sur le territoire européen, deux guerres entre Israël et les Palestiniens… La Russie, de nombreux pays en Asie et au Moyen-Orient ont massivement investi dans l’armement. Quant à mon service, il a suivi la courbe. Nous avons gagné en personnel, en matériel de pointe…

Vraiment?

Oui, ces dernières années j’ai triplé mon personnel et, grâce à la milice, je peux assurer un service 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et 365 jours par an. C’est une force, notre milice. Sans elle, j’aurais dû engager entre 50 et 70 professionnels. Totalement hors de prix.

Vous avez aussi de nouvelles compétences?

Effectivement. Nous avons fait l’acquisition d’un centre d’imagerie, perle du service. Nous sommes montés en puissance dans le domaine de l’analyse, du renseignement intégré (coopération à l’étranger avec les services partenaires et collaboration en Suisse avec les autres administrations fédérales et cantonales), de l’informatique, dans le domaine cyber et de la contre-ingérence.

La contre-ingérence?

Il s’agit de la protection de nos soldats en Suisse ou à l’étranger qui pourraient être manipulés ou mis en danger par des services de renseignement extérieurs ou des mouvements extrémistes, religieux ou non ou criminels. Nous faisons beaucoup de prévention, notamment contre le djihadisme. Nous sommes également actifs dans le domaine de la surveillance de nos infrastructures critiques et du maintien du secret.

Comment?

Nous pouvons notamment nous appuyer sur les polices cantonales, les services du personnel de l’armée ou les services partenaires à l’étranger. Nous essayons aussi d’évaluer le risque de radicalisation des jeunes lors de leur recrutement.


Le brigadier Jean-Philippe Gaudin, ex-chef du renseignement militaire suisse: «Nous ne pouvons pas nous défendre seuls, mais cela ne veut pas dire qu’il faut intégrer une organisation comme l’OTAN ou la défense européenne.»

Combien de jeunes sont-ils ainsi mis sous surveillance active?

Un petit nombre.

Que risquent-ils?

Certains n’ont par exemple plus d’armes à la maison. D’autres ont été licenciés de l’armée.

Est-ce que la nouvelle loi sur le renseignement en gestation en Suisse va donner aux services plus de marge de manœuvre dans ce domaine, comme dans la sécurité en général?

Pour commencer, les services de renseignement ne peuvent être bâtis que sur des bases juridiques fortes. C’est la première chose que j’ai faite quand je suis arrivé à mon poste. J’ai analysé ces bases à ma disposition. On a mis ensuite deux ans pour les faire évoluer. Cette décision du Parlement m’a donné des compétences plus claires. De manière générale, les politiciens m’ont toujours appuyé. Ils m’ont fait confiance à gauche comme à droite. Quant à la nouvelle loi, c’est une adaptation qui permettra avant tout au SRC de faire son travail avec des moyens plus performants tout en restant sous le contrôle étroit du pouvoir politique. Pour nous, cela ne changera pas grand-chose. Nous continuerons, grâce à nos grandes oreilles, à écouter ce qui se passe dans nos zones d’opérations. Nous avons des moyens qui suffisent à nos besoins. Mais, nous ne sommes pas la NSA (Agence nationale de la sécurité des Etats-Unis). Je ne dois pas écouter ce qui se passe en Amérique du Sud ou au Japon, par exemple. Ma mission est d’apporter de la sécurité aux soldats suisses. Nous avons de petits moyens, mais costauds.

Dans le contexte actuel, les attentats vous simplifient-ils la vie, si je puis dire?

Oui, dans la mesure où la catastrophe est mobilisatrice. Malheureusement. Cela dit, il y a des différences entre les pays. La loi française sur le renseignement donne des pouvoirs conséquents aux services. Chez nous, cela reste encore très limité. Le Service de renseignement de la Confédération aura un peu plus de marge de manœuvre, notamment pour des écoutes.

Les services de renseignement étrangers pourront-ils continuer à tout faire en Suisse?

Bien sûr que non, même si tout le monde espionne tout le monde. Chaque Etat protège ses intérêts. Les Etats-Unis leurs citoyens et leur économie grâce aux écoutes de la NSA. Si vous ne voulez pas comprendre cela, c’est que quelque chose vous échappe…

Donc la Suisse est bien un nid d’espions…

Je pense que le terme est un peu fort. Mais oui, il y a de nombreuses activités de renseignement en Suisse. Notre pays compte sur son territoire de très nombreuses organisations internationales, alors forcément, cela attire l’espionnage.

Et la souveraineté nationale? On la foule aux pieds?

L’espionnage sur le territoire est interdit. Le SRC porte la responsabilité dans ce domaine et il fait avec les moyens du bord. Il fixe des priorités et parfois remet à l’ordre certains services.

Vous avez dirigé durant huit ans le Service de renseignement de l’armée suisse sans scandale. Un record, non?

Effectivement, je ne me suis pas fait mettre à la porte… (Sourire) Plus sérieusement, j’ai passé huit ans à construire et à consolider. Je suis fier de mon service et de mon personnel. Vous savez le renseignement, c’est d’abord une histoire d’hommes et de femmes. Je transmets un outil opérationnel à mon successeur, le brigadier Alain Vuitel. Il tient la route. Il est moderne. Le travail a été énorme, mais très enrichissant et passionnant. Le renseignement est d’ailleurs fait pour des personnes passionnées.

Vous travaillez à Paris désormais. Pour mieux revenir à Berne comme chef de l’armée?

Mon objectif était de devenir le chef du Service de renseignement militaire. J’ai vécu huit années très intenses et passionnantes. J’ai eu l’occasion de connaître des gens extraordinaires, des fonctionnaires, des politiques ou des militaires, que ce soit à l’étranger et en Suisse. Certains sont même aujourd’hui des amis. Enfin, je suis fier d’avoir été nommé à Paris comme attaché de défense et je suis fier que le chef d’Etat-Major des armées françaises m’ait nommé doyen des attachés en France. Quant à la suite de ma carrière, je ne me pose pas de questions. Je suis très ouvert et je suis à la disposition de l’armée et de mon pays. Paris, ce n’est pas Pékin. Trois heures de TGV et je suis de retour en Suisse.


PATRICK VALLÉLIAN
PHOTOS : Pierre-Yves Massot