Abdelhamid Abaaoud était sur les radars des services secrets des pays occidentaux
bien avant les attentats du 13 novembre.
Une course contre la montre s'était engagée pour l'empêcher de nuire.
Six mois, jour pour jour, se sont écoulés depuis les attentats du 13 novembre. Le recul du temps permet aujourd'hui de mesurer la frontière ténue séparant la réussite de l'échec en matière de lutte antiterroriste.
Au cours de l'année 2015, Abdelhamid Abaaoud, Belgo-Marocain de 28 ans, a été identifié comme l'une des principales menaces visant l'Europe. De Raqqa, en Syrie, à Paris, la traque de ce chef opérationnel de Daech a mobilisé les services secrets d'une dizaine de pays européens, avec l'appui de la CIA américaine et, ponctuellement, du Mossad israélien. Le nom d'Abaaoud a d'ailleurs été régulièrement évoqué au sein d'un groupe d'enquête ultra-confidentiel sur les djihadistes en Syrie et en Irak, baptisé JIT Levant.
Selon nos informations, les signaux d'alerte obtenus à l'été sur son activisme décidèrent même François Hollande à modifier la stratégie militaire française. En septembre, l'armée de l'air bombardait son repaire de Deir ez-Zor, en Syrie, au nom de la « légitime défense ».
Pendant ce temps, le terroriste était déterminé à rentrer en Europe quitte à se jeter dans une rivière en Bulgarie ou à louer les services d'une call-girl belge pour se fondre dans la masse des touristes. Le 13 novembre, contre toute attente, Abaaoud se trouve à Paris à la tête de plusieurs commandos de tueurs. Malgré les moyens déployés, cette bataille clandestine a été perdue. Le terroriste a été manqué, de peu, à Athènes.
Des informations exclusives obtenues dans le monde du renseignement français et international, recoupées par les écoutes auxquelles nous avons eu accès, complétées par des documents judiciaires belges et français, permettent de dévoiler les secrets de cette course contre la montre, entre avancées et désillusions. Et, au-delà des polémiques, de comprendre les raisons d'un échec qui marquera durablement l'antiterrorisme européen.
2013 : des allers-retours entre la Syrie et la Belgique
Abdelhamid Abaaoud n'est encore qu'un djihadiste de second rang, un petit délinquant originaire du quartier de Molenbeek, à Bruxelles. Personne ne l'a vu quitter le pays, mais les services turcs ont retrouvé trace de son passage à Istanbul le 9 mars 2013. Abaaoud, narcissique et violent, se met en scène sur les réseaux sociaux, appelant les francophones à combattre Bachar al-Assad.
Un triste épisode lui vaut au début de l'année 2014 la une des médias belges, dans un contexte d'inquiétude grandissante face à la montée du péril djihadiste. Le combattant est rentré à Bruxelles pour « enlever » son petit frère Younes, un ado qu'il a conduit dans le chaos syrien. Syrie-Belgique-Belgique-Syrie : cet aller-retour réalisé sans être inquiété constitue une première faille, sans conséquences, dans les écrans radars européens.
Mars 2014 : premières alertes des services français
Syrie, mars 2014. La DGSE et la DGSI, les services extérieurs et intérieurs français, repèrent Abaaoud sur cette vidéo. Il apparaît au volant d’un pick-up tractant des cadavres. (D.R.)
La DGSE et la DGSI (services extérieurs et intérieurs français) repèrent le Belge sur une vidéo où on le voit hilare, tractant des cadavres derrière un pick-up. Il est identifié comme un cadre de la katibat (bataillon) Al-Battar. A ce jour, une soixantaine de ses combattants, dont certains originaires de Trappes (Yvelines), ont été identifiés. Abdelhamid Abaaoud refait parler de lui deux mois plus tard lorsque, pour la première fois, un djihadiste de retour du front irako-syrien réussit à frapper l'Europe. Le 24 mai, Mehdi Nemmouche attaque le Musée juif de Bruxelles (4 morts). Or, l'enquête prouve qu'Abaaoud était en relation téléphonique avec lui grâce à un numéro turc.
De Paris à Washington, les spécialistes de l'antiterrorisme comprennent que le jeune islamiste joue désormais dans la cour des grands. La menace se précise. Abaaoud est pisté jusqu'à sa nouvelle résidence Deir ez-Zor, dans l'est de la Syrie. Des renseignements font même état d'un déplacement en Irak.
Janvier 2015 : « Les enfants sont arrivés », tout bascule à Verviers
Verviers (Belgique), le 15 janvier 2015. Deux djihadistes meurent lors du démantèlement d’une cellule terroriste prête à passer à l’action. Les enquêteurs réussissent à identifier le cerveau de l’opération : Abaaoud.
(AP/Franck Augstein.)
Qui est le mystérieux Omar ? Il se trahit lui-même en téléphonant à son frère, Yassine, incarcéré à la prison d'Oudenaarde. Le 6 janvier 2015, la sûreté de l'Etat belge informe le parquet fédéral de l'identification formelle d'Abdelhamid Abaaoud. Les choses s'accélèrent avec le retour de deux djihadistes de Syrie. Le 15 janvier, ils sont cernés dans un appartement de Verviers puis tués lors de l'assaut lancé en urgence par les forces d'intervention. Un attentat imminent vient d'être déjoué.
Il faut remonter au plus vite jusqu'au cerveau de l'opération : Abaaoud, caché dans l'anonymat d'Athènes, une métropole de 3 millions d'habitants. Une tâche d'autant plus ardue que son portable a cessé d'émettre. Cependant, les recoupements téléphoniques réalisés avec l'appui de la CIA permettent de repérer ses deux planques, rue Asteropis et rue Chomatianou.
17 janvier 2015 : la DGSE intervient à Athènes
Février 2015. Dans une interview à « Dabiq », l’organe de propagande de Daech,
Abaaoud raconte comment il a échappé aux services secrets. (D.R.)
L'épisode est connu de quelques très rares initiés. Selon des sources concordantes, la DGSE dépêche une équipe pour retrouver sa trace. Ces spécialistes de la clandestinité le manquent de peu. Tout comme la police grecque, qui perquisitionne ses deux appartements, le 17 janvier, deux jours après l'assaut de Verviers. Mais, outre Abaaoud, absent, un autre suspect réussit à échapper à la justice dans des conditions rocambolesques. Ce dernier est arrêté mais, aussi incroyable que cela paraisse, il parvient à berner les enquêteurs grâce à des faux papiers syriens au nom de « Mohamed Mohamed ». Il est relâché ! Son identité véritable est aujourd'hui connue : il s'agit de Walid Hamam, djihadiste français originaire de Trappes, sous le coup d'un mandat d'arrêt européen.
Des trois comploteurs présumés d'Athènes, un seul, Omar Damache, se trouve aujourd'hui sous les verrous : il est actuellement jugé à Bruxelles. Au cours de la perquisition, outre l'ADN d'Abaaoud sur un mur, les enquêteurs mettent la main sur un élément capital : un ordinateur Toshiba, dans lequel figurent des plans d'attaque d'aéroport. Abaaoud n'est plus seulement le recruteur de ses débuts. Il fomente des attaques d'ampleur allant, selon certaines sources, chercher des volontaires jusqu'au Liban. Pour les services français, il représente « une menace pour l'Europe ».
Eté 2015 : alertes en série
L'ombre du chef opérationnel des commandos de Daech devient de plus en plus pesante. Plusieurs informateurs confient aux services occidentaux la montée en puissance du Belge, adoubé responsable des « opérations extérieures » de l'organisation. Preuve de son importance, dès février, il fanfaronne dans une interview à Dabiq, l'organe de propagande de l'organisation terroriste : « Allah a aveuglé leur vision et j'ai pu partir et rejoindre le Sham [Syrie], alors que j'étais pourchassé par tant d'agences de renseignement. »
A Paris, tous les signaux sont au rouge. Plusieurs témoignages concordants de djihadistes arrêtés viennent en effet confirmer la détermination d'Abaaoud. L'information la plus alarmante tombe le 13 août, lorsqu'un certain Reda H. raconte les coulisses des attaques en préparation. « Il m'a juste dit de choisir une cible facile, un concert par exemple, là où il y a du monde. Il m'a précisé que le mieux, après, c'était d'attendre les forces d'intervention sur place et de mourir en combattant avec des otages. » Scénario qui se concrétisera, trois mois plus tard, jour pour jour, au Bataclan. « Tout ce que je peux vous dire, c'est que cela va arriver très bientôt. Là-bas, c'était une véritable usine et ils cherchent vraiment à frapper en France ou en Europe », poursuit Reda H. Ce dernier raconte même comment les espions de Daech tentent d'échapper aux contrôles en évitant les vols directs. Ils font généralement escale en République tchèque. C'est le parcours que tente d'emprunter un proche d'Abaaoud, Tyler Vilus, en juillet 2015. Mais à Istanbul, celui-ci attire l'attention des policiers turcs, intrigués par le passeport suédois qu'il présente. Un faux. Lors de son arrestation, on trouve sur lui un numéro... Celui d'Abaaoud. Les services français voient aussi sa main derrière le projet d'attaque d'une église à Villejuif (Val-de-Marne), en avril, puis dans celle du Thalys Bruxelles-Paris, le 21 août. Le danger qu'il représente provoque un changement radical de la doctrine française.
Septembre 2015 : des frappes contre les sanctuaires d'Abaaoud
Le 27 septembre 2015. Des Rafale décollent pour bombarder Deirez-Zor (Syrie), le camp d’entraînement d’Abaaoud. Mais celui-ci aurait été à ce moment-là en Grèce. (Ecpad/Armée de l’air.)
Jusqu'alors, au sein du gouvernement, la ligne du Quai d'Orsay prévalait. Affaiblir militairement l'organisation terroriste en frappant ses bases en Syrie revenait, selon Laurent Fabius, à remettre en selle le régime honni d'Assad. Mais, au cours de l'été, François Hollande est avisé des desseins d'Abaaoud par les ministres de l'Intérieur et de la Défense. Cette fois, le président de la République annonce que la France agira, non plus seulement en Irak au sein de la coalition, mais de manière autonome en Syrie*. Le 27 septembre, les avions français visent le camp d'entraînement d'Abaaoud à Deir ez-Zor, sur l'Euphrate, et à Raqqa, son port d'attache. « Nous n'avons cependant jamais disposé de ses coordonnées GPS précises, seule condition pour le cibler lui », nuance une source gouvernementale.
« Nous frappons Daech en Syrie car cette organisation terroriste prépare les attentats vers la France depuis la Syrie depuis ces sanctuaires [...]. Nous agissons donc en légitime défense », déclare à l'époque le Premier ministre, Manuel Valls.
Abaaoud échappe à la fureur du ciel. En ce mois de septembre, il se trouve de nouveau en Grèce. Il a fait étape sur l'île de Leros, face aux côtes turques. C'est en tout cas l'information transmise par les services marocains à leurs homologues français après les attaques du 13 novembre. Comment Abaaoud est-il revenu dans l'espace Schengen ? Cela reste un mystère. Mais il est venu préparer l'arrivée des commandos de Daech infiltrés parmi les réfugiés. Les premiers tueurs rentrent en Europe le 20 septembre, d'autres le 3 octobre.
13 novembre 2015 : la tragédie de Paris
Paris (XIe), le 13 novembre. Les terroristes frappent notamment le Bataclan. Abaaoud sera abattu cinq jours plus tard, dans sa planque de Saint-Denis. (LP/Olivier Corsan.)
Le 13 novembre, Abaaoud conduit les attaques de Paris, avant d'être abattu par le Raid, dans sa planque de Saint-Denis, cinq jours plus tard. « Nous l'avions bien identifié, alors même qu'il ne s'agit pas d'un de nos ressortissants. Mais personne ne l'a vu sortir de Syrie ni entrer en Europe. Nous, pas plus que nos partenaires », reconnaissait, au lendemain de la tragédie, une source de haut niveau au sein du ministère de la Défense, marquée par cet « échec ». « Jamais les informations collectées auprès de sources humaines ou par des moyens techniques n'ont fait état d'un retour d'Abaaoud », se défend-on dans les milieux du contre-terrorisme européen.
* Voir, à ce propos, « les Guerres du président », de David Revault d'Allonnes (Seuil).
Un troublant incident dans un aéroport
Et si Abdelhamid Abaaoud avait profité d'une incroyable bévue ? Alors que le nom du terroriste figurait dans la liste des « foreign fighters » (combattants étrangers) depuis 2013, et que son arrestation était devenue l'obsession de nombreux services occidentaux, le Belgo-Marocain a été impliqué dans un incident, dans un pays européen, vraisemblablement la Grèce, qu'il cherchait à quitter.
C'est ce que laisse entendre une écoute téléphonique qui lui est attribuée, dévoilée lors du procès de la cellule de Verviers, actuellement jugée à Bruxelles (Belgique). Le 2 janvier 2015, peu après 20 heures, on y entend Abaaoud raconter à l'un de ses complices présumés comment il a été refoulé d'un aéroport, sans précision de lieu, ni de date. Avant d'ajouter : « Ils ont su que ce n'était pas moi (NDLR : sur ses papiers). »
Dans une interview au magazine de Daech, Abaaoud s'est vanté d'avoir été contrôlé par un officier qui, ne l'ayant pas reconnu, l'avait laissé libre. Par la suite, le terroriste avait même imaginé faire venir une call-girl pour jouer les faux touristes à l'aéroport et ainsi duper les contrôles.
La galaxie dhihadiste
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TIMOTHÉE BOUTRY
ÉRIC PELLETIER
THIBAULT RAISSE