Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 9 février 2016

Etats d’urgence


A force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel»: cette mise en garde émane du sociologue et philosophe Edgar Morin. A 94 ans, l’homme n’a rien perdu de sa pertinence. En ce début d’année 2016, nous voici plongés – plus encore qu’en période post 9/11 –  dans un monde d’urgences, d’états d’urgence et – ce n’est pas la même réalité –  d’urgences étatiques. Tel est le cas en France. C’est tout aussi d’actualité en Tunisie. Et aux Etats-Unis. Certes, en matière de lutte contre le terrorisme, urgence il y a. Mais Edgard Morin a intelligemment raison de nous rappeler à l’ordre: à ne pas y réfléchir à deux fois, nous oublions l’urgence de l’essentiel.

Les actes terroristes en France? L’état d’urgence est décrété deux heures tout juste après le début du massacre du 13 novembre. A peine promulgué par un Parlement convoqué à la hâte, le voilà reconduit pour trois mois. Fort probablement pour plus longtemps encore. Et il est question – déjà – d’en graver les grandes lignes dans la constitution du pays! Il ne saurait être question ici de mettre en doute le caractère d’urgence de certaines mesures, dès lors qu’il s’agit de sauver des dizaines, voire des centaines de vies humaines ou lorsqu’il importe de déjouer toute nouvelle tentative d’attentat.

Pour autant, l’essentiel n’est pas là. Au-delà des diverses dispositions prévues par cet état d’urgence, ne devrait-on pas agir prioritairement sur un moyen et long terme, et œuvrer par anticipation dans le sens d’une déradicalisation de ces jeunes hommes – et femmes – appelés à tomber dans les pièges d’un pseudo-islam, dénaturé, dévoyé, haineux et criminel? L’essentiel ne serait-il pas de travailler en profondeur dans les domaines sociaux et culturels, en sollicitant l’aide, la connaissance et la sagesse d’une large majorité de musulmans déterminés, pour leur part, à vivre leur foi pleinement et intelligemment?

La guerre en Syrie? En urgence d’Etat, il est décidé en très haut lieu de multiplier les opérations de bombardement (dont on ne voit aucune image) sur un maximum de cibles (dont on ne sait jamais rien). Tout en oubliant l’essentiel: à savoir que, par manque d’anticipation militaire, de vision diplomatique et de courage politique, on a incontestablement laissé se créer le «monstre» Daech.

A l’issue de plus de quatre années de folie meurtrière en Syrie (250  000 morts, plus de 10 millions de Syriens déplacés ou réfugiés), après avoir subi l’épreuve d’attentats terroristes planifiés au pays du «Cham» mais perpétrés en Europe ou en Afrique du Nord, on évoque, enfin, ce qui, dès le départ, aurait dû constituer l’essentiel d’une démarche politico-militaire intelligente et efficace: la création d’une authentique coalition, regroupant des forces complémentaires, tendues vers un but commun: faire cesser toute cette violence.

La question de l’immigration? Dans un climat d’état d’urgence, on a construit à la hâte des murs et déroulé des kilomètres de fils de fer barbelé le long de lignes frontières pourtant remarquablement effacées par le temps et les institutions européennes. Autant de nouvelles barrières dressées face à une vague d’immigration massive dont l’arrivée avait pourtant été clairement anticipée, annoncée et explicitée par nombre d’instances internationales aux rangs desquels l’Organisation internationale des migrations et le Haut-Commissariat pour les réfugiés de l’ONU. L’essentiel eût été d’analyser, en temps voulu, les causes premières de cette gigantesque vague d’immigration et d’en anticiper ses effets géopolitiques.

Les traces sanglantes du terrorisme, l’horreur de la guerre en Syrie et les drames de l’immigration massive, tels auront été les difficiles moments d’actualité de notre monde lors de l’année écoulée. Il conviendrait que 2016 apporte désormais des réponses à ce monde en plein questionnement. Des réponses et des mesures prises dans le cadre d’un Etat de droit et ne relevant donc pas de la seule dimension d’urgence. C’est là l’essentiel.

XAVIER COLIN