Médaille militaire, Croix de guerre, Chevalier de la Légion d’honneur,
Albert Roche finit la guerre couvert de décorations.
À Réauville, le gamin Albert était réputé farceur. Enfant de chœur, il avait délacé la chaussure du curé dans l’idée de le voir dégringoler pendant l’office. Plus tard pendant la guerre, la légende veut qu’à la faveur d’une permission, il ait abandonné ses camarades en virée pour aller forcer la porte de Clemenceau. Le Tigre ébloui par ses décorations et aussi son culot sans bornes lui aurait offert un étui à cigarettes. Peut-être celui qu’il utilisa ensuite pour protéger sa boussole et qui porte encore les traces d’un impact de balle.
Une mission secrète à la veille de la Seconde Guerre mondiale ?
Cet étui de cuir fait partie des maigres souvenirs que ses petites filles Magali et Marie-Pierre conservent dans leur maison du Pontet près d’Avignon. Avec quelques photos, des coupures de presse, les décorations et des imprimés militaires. Tout le reste, surtout ses lettres écrites au front, est parti en fumée en 1944 sous les bombardements alliés.
L’arrière-petit-fils Tommy a décidé de mieux faire connaissance avec l’aïeul héroïque. Et aussi d’élucider sa part de mystère : « Il parlait l’allemand, l’anglais et l’arabe, mais où avait-il appris ces langues? » s’interroge Magali. Et pourquoi quelques jours avant sa mort aurait-il dit à sa femme : « C’est certainement le dernier gâteau qu’on mange ensemble ». De là à imaginer qu’une mission secrète lui aurait été confiée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il n’y a qu’un pas que rien ne permet de franchir.
Albert Roche avait sa part d’ombre, mais il connut aussi de rares moments dans la lumière. En 1920, il est l’un des sept combattants qui désignent le Soldat Inconnu et l’escortent jusqu’à l’Arc de Triomphe. Il est aussi de la maigre délégation française invitée à la table du roi Georges V d’Angleterre lors des obsèques du maréchal Lord French.
À Paris, il y a des places Dalida et Claude-François, un jardin Mandela… Nos élites aiment bien honorer les artistes, les grands noms étrangers, mais rarement nos héros sans grade.
Albert est de ceux-là. Petit et chétif, il fut considéré comme inapte au combat lors de la grande mobilisation, mais malgré cela, il s’engagea volontairement en 1914, il a 17 ans. À Réauville, son père paysan veut le garder aux champs. Le gamin rêve de champ d’honneur. Pour se faire enrôler, il triche sur son âge. Et pour monter en première ligne, il se fait la belle en espérant qu’on lui applique la punition qui pend au nez des déserteurs : la ligne de front.
D’incroyables histoires de bravoure jalonneront ses quatre années de front, pendant lesquelles il capturera 1.180 soldats allemands, sera blessé à 9 reprises, à chaque fois, il refuse d’être envoyé à l’arrière pour y être soigné. Un jour il s’opère lui-même pour s’extraire une balle dans la maxillaire inférieure. Il apprendra l’anglais, l’allemand et l’arabe auprès de ses compagnons de tranchée. Eh oui, il fut un temps, pas si lointain, où Français de souche et musulmans se battaient côte à côte pour la sauvegarde de la France éternelle.
Affecté au 30e bataillon de Chasseurs à pied en octobre 1914 puis au 27e bataillon en juillet 1915, il peut laisser libre cours à son courage et à son inconscience. Tête brûlée, il se porte volontaire pour les missions jugées perdues d’avance. En Alsace, un blockhaus allemand bourré de mitrailleuses barre la route aux attaques françaises. Roche convainc ses supérieurs : la nuit, les Allemands allument un poêle pour se réchauffer. Il suffit de jeter des grenades dans le tuyau pour en être débarrassé. Mission accomplie : Roche revient avec huit prisonniers et les mitrailleuses de l’ennemi.
À Sudel, toute sa section a été fauchée. Un soldat normalement constitué aurait fui ou se serait rendu. Roche braque aux créneaux les fusils de ses camarades morts et court de l’un à l’autre pour tirer. Imaginant la tranchée solidement tenue, les Allemands battent en retraite.
Un de ses plus improbables faits d’armes fut lors d’une mission de reconnaissance, où il sera capturé avec son lieutenant qui venait de prendre une balle. Pendant son interrogatoire, il réussira à tuer ses geôliers, à prendre leurs armes, à capturer 40 Allemands et, au passage, à récupérer son lieutenant pour rentrer avec lui sur le dos.
Au chemin des Dames, son capitaine gît blessé entre les lignes. Roche rampe six heures à l’aller et quatre heures dans l’autre sens pour le récupérer. De retour, il s’endort dans un trou de guetteur. Une patrouille le découvre et pense avoir affaire à un déserteur. Cette fois-ci, c’est le peloton d’exécution qui l’attend. In extremis, un courrier arrive porteur d’un message de son capitaine revenu à lui : il le propose pour la médaille militaire…
Alors qu’il ne reçut jamais la moindre médaille durant la guerre, lorsque le maréchal Foch apprit son histoire (il était une légende dans les tranchées), il lui décerna tous les honneurs et le titre de premier soldat de France.
En novembre 1918, à Strasbourg, devant la foule des grands jours, Foch apparaît au balcon de la mairie avec Albert Roche à ses côtés : «Alsaciens je vous présente votre libérateur. C’est le premier soldat de France». Premier soldat et toujours 2e classe.
Lorsqu’il rentra chez lui en 1925, après avoir notamment rencontré le roi d’Angleterre, il deviendra d’abord cantonnier avant d’être affecté à la brigade des pompiers locaux. Il trouvera l’amour et découvrira le bonheur d’être père, une vie simple pour un homme d’exception.
Il mourra à l’aube de la débâcle, en 1939, à l’âge de 44 ans, fauché à la descente du bus par la voiture de l’ancien président de la Troisième République Émile Loubet.
Les amateurs de comics reconnaîtront sans doute l’histoire de Captain America, figure mythique de la culture américaine. Normal : de l’autre côté de l’Atlantique, ils se sont inspirés de son histoire pour créer le symbole de l’Amérique combative et patriote ; chez nous, il est un illustre inconnu.
Albert Séverin Roche, homme dont il est difficile d’imaginer condition plus modeste, héros d’entre les héros, n’a pas une rue en France à son nom, juste un petit buste en bronze dans son village natal.
« Il a fallu sept ans pour qu’il ait une plaque à Sorgues » fulmine Jean-Louis Roux, le président des sous-officiers de réserve vauclusiens. « Surtout, ses chefs étaient jaloux » soupçonnent ses petites-filles.
Les médias utilisent fréquemment le mot « courage » pour qualifier nos politiciens. « Christiane Taubira : forte et courageuse », titrait Marie-Claire. Je les emmerde ! Le courage, le vrai, a un nom.
Un nom que nos politicards cherchent à nous faire oublier pour ne pas souffrir de la comparaison.
À l’heure où la France a plus que jamais besoin de ses soldats pour la protéger, il serait temps que son peuple les honore et aillent chercher, dans son histoire, le véritable sens des mots.
100 ans après, le temps est venu de tourner la page. Ou plutôt de commencer à l’écrire…
TF121