Le chef du Service du renseignement militaire suisse, le Brigadier Jean-Philippe Gaudin
lors de la conférence du 30 août 2013 organisée par la Société jurassienne des officiers (© SJO)
Environ 180 officiers et soldats servent chaque année dans le Renseignement militaire (RM). Le Département de la défense refuse toutefois de divulguer l'effectif total pour des raisons de sécurité.
Faire preuve d'une transparence complète permettrait aux ennemis potentiels de tirer des conclusions sur la force de frappe de l'armée suisse. Les effectifs du Renseignement militaire sont inférieurs à ceux du Service de renseignement de la Confédération (SRC), précise malgré tout le Département de la défense (DDPS), revenant sur une information de l'hebdomadaire alémanique Schweiz am Sonntag.
Le Renseignement militaire se distingue du Service de renseignement de la Confédération qui ne traite que les données en Suisse. [Martin Ruetschi - DR]
Situation à l'étranger
Le SRC dénombre 272 postes en équivalent plein temps. Berne finance en outre 84 agents à 100% répartis au sein des polices cantonales, auxquelles le Conseil fédéral a décidé d'ajouter 20 postes.
Le SRC et le Renseignement militaire ont des tâches et attributions différentes. Le premier service peut relever des données personnelles en Suisse, ce qui est interdit au second. Le Renseignement militaire s'occupe uniquement de la situation à l'étranger.
Interview du chef du Renseignement Militaire Suisse
Le Brigadier (général de brigade) Jean-Philippe Gaudin, chef du Service de renseignement militaire de l’armée suisse, était l’hôte de la Société jurassienne des officiers dans le cadre d’une conférence intitulée L’état de la menace et l’obligation de servir dans les autres pays cette conférence fera l’objet d’un prochain article.
Le Brigadier Gaudin nous a reçu quelques jours plus tôt dans son bureau de Berne pour une interview exclusive. Nous tenons à lui exprimer encore toute notre gratitude pour son aimable accueil et le temps qu’il nous a consacré pour répondre à nos questions.
Mon Brigadier, pouvez-vous nous décrire brièvement votre parcours professionnel et votre carrière militaire?
Après des études commerciales, j’ai travaillé durant trois ans à l’office du tourisme de Montreux et, dans ce cadre, j’ai été le régisseur de nombreuses manifestations culturelles, notamment le Festival de Jazz. Parallèlement, je menais ma carrière d’officier de milice. C’est en 1987 que j’ai décidé de devenir militaire professionnel. J’ai donc suivi les cours de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich et j’ai ensuite passé sept ans comme officier instructeur dans les écoles de recrues de Schwytz et de Drognens. J’ai alors été affecté à l’école d’officiers des Troupes légères et mécanisées à Thoune. Après quelques mois de collaboration dans le groupe de travail Armée XXI, en 2000, j’ai été nommé à la tête de l’unité suisse engagée en Bosnie-Herzégovine. Une fois revenu en Suisse, j’ai occupé diverses fonctions dans la formation supérieure des cadres de l’armée à Lucerne, avant de suivre, en 2003, les cours du Collège de défense de l’OTAN à Rome. A mon retour en Suisse, j’ai commencé à travailler au Service de renseignement militaire que je dirige depuis 2008.
Quelle est l’organisation des services de renseignement en Suisse? Quelles sont plus particulièrement la place, l’organisation et les missions du Service de renseignement militaire que vous dirigez?
En Suisse, il y a deux services de renseignement au niveau fédéral. Le premier est le Service de Renseignement de la Confédération (SRC). Il est issu de la fusion, effectuée en 2010, des anciens Service de Renseignement Stratégique (SRC) et Service d’Analyse et de Prévention (SAP). Dirigé par Markus Seiler, le SRC s’occupe du renseignement stratégique et politique. Il est directement subordonné au chef du Département de la Défense, de la Protection de la Population et des Sports (DDPS) mais travaille également pour les autres "ministères" de la Confédération. Il s’occupe plus particulièrement du renseignement lié au terrorisme, à la criminalité organisée, aux menaces "cyber", au contre-espionnage…
Le second service est le Service de renseignement militaire, qui est plus petit, et dont je suis le chef. Ce service dépend du chef de l’armée qui en est le responsable et qui détermine les missions de base. Organiquement, il appartient à l’Etat-major de conduite de l’armée. Juridiquement, le service est régi par l’article 99 de la loi militaire et par l’ordonnance sur le renseignement de l'armée. Il existe également des organes de contrôle pour surveiller nos activités. Le plus haut de ces organes est la Commission de gestion du Parlement. A titre personnel, je trouve que ce contrôle est très important et même très positif. Le chef du service est ainsi encadré et protégé dans ses activités.
Quant aux missions, le Service de renseignement militaire en a trois: la recherche du renseignement opérationnel en vue de protéger les troupes engagées en Suisse ou à l’étranger; le suivi des forces armées étrangères (évolution des doctrines et des armements) dans le but de préparer l’armée suisse pour le futur; enfin, l’analyse des derniers conflits afin d’en tirer des enseignements pour notre armée.
A l’heure actuelle, peut-on encore faire une différence nette entre renseignement "civil"/"politique" et renseignement "militaire"? Dans ce cadre, quelles sont vos relations avec le Service de Renseignement de la Confédération?
Tout d’abord, je peux vous dire que les relations entre les deux services sont actuellement très bonnes. Cela n’a cependant pas toujours été le cas par le passé, car les coopérations entre administrations différentes sont parfois difficiles. Actuellement, plusieurs éléments facilitent nos relations, notamment le manque de ressources qui nous oblige à coopérer davantage. De plus, comme vous le dites, il y a le fait que la distinction entre renseignement "politique"/"stratégique" et renseignement d'intérêt militaire n’est pas toujours très nette. Il existe une zone d’intersection entre les intérêts respectifs des deux services de renseignement. Cela est particulièrement vrai dans le cas d’engagements de personnels militaires à l’étranger, comme en Libye actuellement, ou dans le domaine "cyber".
Plusieurs pays européens, notamment la France, ont participé ces dernières années à des opérations extérieures d’envergure, comme en Afghanistan, en Libye et au Mali. Quels enseignements militaires un pays comme la Suisse peut-il tirer de ces opérations?
Les enseignements que nous pouvons tirer de ces opérations sont nombreux. Tout d’abord, il y a l’importance déterminante du renseignement qui représente un élément-clef du concept que les Français ont appelé "connaissance et anticipation" dans leur Livre blanc de 2010. Cette fonction, qui concerne les échelons stratégique, opératif et tactique, doit permettre l’engagement des moyens à bon escient, au bon moment et au bon endroit. Cela est devenu absolument fondamental en raison de la diminution des crédits et, par conséquent, des moyens à disposition des armées.
Le deuxième enseignement à retenir concerne les forces spéciales. De nos jours, celles-ci sont indispensables et elles constituent le fer de lance des armées. Les forces spéciales ne peuvent cependant agir que si l’on dispose d’un renseignement de qualité, à la collecte duquel elles participent par ailleurs. Il y a donc une véritable synergie entre le renseignement et les forces spéciales. Notons toutefois que ces dernières ne constituent pas l’alpha et l’oméga des forces armées. Les forces spéciales ont besoin des forces conventionnelles et ne sauraient les remplacer. En effet, les forces conventionnelles sont seules capables de tenir le terrain. Il y a une complémentarité entre les deux.
Une autre leçon à retenir est la nécessité de disposer de moyens de combat lourds qui restent indispensables pour lutter contre tout adversaire, qu’il soit régulier ou irrégulier. Par exemple, la France au Mali a déployé des véhicules blindés et de l’artillerie. Même si ces moyens ne sont plus engagés en masse, une armée doit en disposer en quantité suffisante et en adapter la doctrine d’emploi.
Enfin, mentionnons encore de manière plus brève le fait que les combats futurs se dérouleront en zone urbaine, que la guerre de l’information et la maîtrise de la communication avec les média font désormais aussi partie intégrante des opérations militaires et que les moyens de transmissions des forces armées doivent être rapides et sécurisés car les actions sont à la fois rapides et permanentes.
Dans ces opérations, les drones et les forces spéciales ont joué un rôle fondamental en matière de renseignement. Pouvez-vous nous parler des moyens actuellement à disposition dans l’armée suisse?
Les drones ne représentent qu’une partie, certes importante, de l’ensemble des capteurs dont nous disposons aujourd’hui. Ceux-ci peuvent se diviser en trois grandes catégories. Il y a tout d’abord ce que l’on nomme l’IMINT (IMagery INTelligence), c’est-à-dire tout ce qui est lié à la recherche de renseignement par l’image. Il s’agit d’un domaine fondamental qui exploite les informations provenant de photos réalisées au moyen de satellites ou de drones par exemple. En ce qui concerne plus spécifiquement les drones, la Suisse dispose actuellement du système ADS 95 Ranger dont la conception remonte à la fin des années 1980. Divers types de drones sont actuellement en cours d’évaluation, dont un (projet ADS 15) destiné à remplacer le Ranger. Je peux encore ajouter que nous disposons, au Service de renseignement militaire, d’un centre d’imagerie qui est opérationnel depuis deux ans maintenant.
En ce qui concerne le domaine SIGINT (SIGnals INTelligence), c’est-à-dire le renseignement par écoute électromagnétique, la Suisse est très bien équipée. C’est même dans celui-ci qu’elle dispose des meilleurs moyens techniques.
Enfin, il y a le domaine HUMINT (HUMan INTelligence) qui recouvre tout le renseignement humain et qui est de la plus haute importance sur le champ de bataille. Les informations proviennent notamment des parachutistes et des forces spéciales.
Ces trois domaines ne sont pas isolés les uns par rapport aux autres. Il y a une fusion de l’information en provenance de ces trois sources, ainsi qu’un contrôle par l’HUMINT. C’est le seul moyen d’éviter les dégâts collatéraux.
J’aimerais encore souligner un point très important: un service de renseignement ne s’improvise pas et il faut du temps pour qu’il soit efficace. Par exemple, les spécialistes en imagerie dont je vous parlais tout à l’heure nécessitent deux années de formation spécifique. Il en est de même pour les forces spéciales. Cela a pour conséquence que, contrairement à ce que certains prétendent, il n’est pas possible d’improviser un service de ce genre au dernier moment.
Quel regard portez-vous sur le désarmement massif actuel en Europe?
Il s’agit d’une de mes préoccupations principales car je considère la situation actuelle comme un véritable désastre sécuritaire. En raison de ce désarmement massif, l’Europe devient un acteur secondaire sur la scène internationale, car elle ne peut plus exercer une réelle pression militaire. Il s’agit là d’un risque important, surtout pour les générations futures.
La défense européenne n’existe pas, c’est une vision de l’esprit. Quant aux différentes armées nationales, elles se sont réduites comme des peaux de chagrin, de sorte que l’on peut parler d’"armées bonzaïs". La France et la Grande-Bretagne, dont les armées sont encore les seules à disposer de moyens suffisants en Europe, réalisent 45% des dépenses d’armement du vieux continent, ce qui montre la faiblesse des efforts des autres pays. Cette diminution des dépenses et des moyens a pour conséquence que les pays européens, individuellement ou collectivement, ne sont plus en mesure de mener une quelconque opération militaire d’importance de manière autonome. Tous sont dépendants des Etats-Unis pour le renseignement, la logistique et le transport stratégique, comme l’ont bien montré les opérations en Libye et au Mali.
Une des grandes affaires du début de cet été en matière de renseignement a été l’"affaire Snowden". Dans quelle mesure la Suisse est-elle aussi visée par la NSA? Quel est votre avis sur cette affaire et sur le battage médiatique qui a lieu à ce propos?
Pour ma part, il n’y a pas eu de grande surprise, sauf peut-être en ce qui concerne l’ampleur du phénomène. En effet, "tout le monde espionne tout le monde" et "tout le monde le sait". Les intérêts des nations sont prioritaires et il faut absolument se protéger contre les activités d’espionnage étrangères.
J’aimerais encore souligner qu’aucune organisation, aucun système n’est totalement sûr. Il y a toujours un maillon faible: l’homme. Quant à la révélation de secrets, elle soulève d’importantes questions et met en danger les troupes en opération.
Publié le 16 Septembre 2013 par Dimitry Queloz
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