En France, le Yémen fait rarement la une de l'actualité. Des déserts, des montagnes, un pays de 25 millions d'habitants au bout de la péninsule arabique, à la rencontre de la Corne de l'Afrique. Pourtant, ce pays méconnu abrite un des groupes terroristes les plus dangereux au monde : Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa), également connu sous le nom d'Al-Qaïda au Yémen.
Cette franchise d'Al-Qaïda surgit brutalement dans l'actualité. Said Kouachi, l'aîné des deux hommes recherchés par la police pour l'attentat de Charlie Hebdo, a suivi un entraînement au maniement des armes dans un camp d'Aqpa, selon le New York Times.
Le Yémen, un bastion d'Al-Qaïda
Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa) est fondée en 2009. L'organisation naît de la fusion des branches yéménite et saoudienne. Depuis 2003, les combattants saoudiens sont traqués. Ils franchissent en masse la frontière sud. Au Yémen, Al-Qaïda est déjà bien implantée. L'organisation est accusée d'avoir monté l'opération contre l'USS-Cole en 2000. Dix-sept marins américains perdent la vie quand une embarcation piégée percute la coque du destroyer mouillé dans le port d'Aden.
Le pays est hautement symbolique pour Al-Qaïda. Oussama Ben Laden est né en Arabie saoudite, mais son père, Mohamed, est originaire de l'Hadramaout, la région la plus pauvre du Yémen. Depuis longtemps, Al-Qaïda y cultive son ancrage local. RFI expliquait : dès 2006, "la mouvance terroriste fait un gros travail pour s'incruster dans la société yéménite. Plusieurs cadres d'Al-Qaïda épousent des jeunes filles de tribus locales pour bénéficier de la protection de l'ensemble de leurs clans. Oussama Ben Laden lui-même épouse, en quatrième noce, une jeune Yéménite de 16 ans".
Deux fronts
Aqpa se mêle aisément à la population et ses rangs gonflent ceux des vétérans du jihad en Afghanistan, qui reviennent au pays. Aqpa combat sur deux fronts : à l'étranger et contre les forces de l'ordre yéménite, pour s'assurer un sanctuaire sur le territoire.
En 2009, un kamikaze manque de tuer le ministre saoudien de l'Intérieur en se faisant exploser en sa présence. La même année, Omar Farouk Abdulmutallab tente de faire exploser ses semelles dans un vol Amsterdam-Detroit. Depuis, on se déchausse dans les aéroports du monde entier. A l'automne 2010, Aqpa revendique l'explosion d'un avion cargo américain et l'envoi de colis piégés aux Etats-Unis.
Aqpa soigne aussi sa communication. Les jihadistes publient une revue, Inspire. Un mode d'emploi pour mener le "nouveau jihad" depuis les pays occidentaux. On y trouve des manuels pour fabriquer une bombe ou échapper à la surveillance, mais aussi des listes de cibles à privilégier. Le numéro 10 de la revue livre aussi une liste de 11 personnes à éliminer. Stéphane Charbonnier, dit Charb, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, y figure.
Sur le sol yéménite, le régime d'Ali Abdallah Saleh (au pouvoir depuis 1978) est à bout de souffle. En 2011, les "printemps arabes" font tache d'huile. Aqpa, qui compte des centaines de combattants, selon AP, tire parti de la confusion et s'empare de villes entières dans le sud. C'en est trop pour les Américains. Ils poussent Ali Abdallah Saleh vers la sortie et appuient son remplaçant, qui lance une offensive contre Aqpa en mai 2012. Elle est appuyée par des frappes de drones (117 frappes et plus de 1 000 morts), notamment opérés depuis Djibouti, qui permettent l'élimination du numéro 2, le Saoudien Saïd Al-Chehri, fin 2012.
Un danger majeur
Mais l'organisation n'est pas anéantie. Aqpa se replie dans des zones montagneuses, s'adapte et continue de s'en prendre aux forces de sécurité. Malgré les bombardements, en 2013, elle compte plus d'un millier de combattants, selon CNN (en anglais). Quant au numéro 1, l'ancien secrétaire personnel de Ben Laden, Nassez Al-Whaychi, il court toujours et sa tête est mise à prix 10 millions de dollars. De plus, dans ses rangs, elle compte Ibrahim Hassan Al-Asiri, un jeune génie saoudien concepteur d'explosifs indétectables et de poisons en tout genre. C'est lui qui aurait conçu les semelles d'Omar Farouk Abdulmutallab.
Malgré l'émergence de l'organisation Etat islamique, Aqpa reste la bête noire des Etats-Unis. La très sérieuse revue Foreign Policy (en anglais) estimait, en juillet 2014, qu'Al-Qaïda restait l'organisation terroriste la plus dangereuse pour les Occidentaux. Pour elle, c'est Al-Qaïda et non l'Etat islamique "qui va poser la menace jihadiste la plus sérieuse pour les Etats-Unis et les autres pays occidentaux dans les trois à cinq ans. Malgré ses rapides progrès, l'Etat islamique montre déjà ses faiblesses – notamment son échec à constituer un réseau ancré en dehors de l'Irak et de la Syrie et sa propension à s'aliéner des partenaires par sa brutalité et son refus du compromis". Les auteurs ajoutent que si "l'Etat islamique a attiré un grand nombre de partisans, la liste des meilleurs talents reste dans le camp d'Al-Qaïda".
Aqpa aurait d'ailleurs participé à l'implantation en Syrie d'une mystérieuse organisation destinée à frapper les Occidentaux, Khorasan. Ses experts auraient formé au maniement des explosifs des combattants d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient, d’Asie du Sud et d’Europe, selon Libération.
Al-Qaïda dans la péninsule arabique menace la France d’autres attentats
Harith al-Nadhari, un responsable d’al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), une organisation implantée au Yémen, a menacé la France de nouvelles actions terroristes, d’après une vidéo repérée par SITE, une agence américaine qui suit de près la mouvance jihadiste sur Internet.
« Vous ne serez pas en sécurité tant que vous combattrez Allah, Son messager et les croyants », a-t-il dit, selon une retranscription faite par SITE. « Des soldats qui adorent Allah et Ses messagers sont venus parmi vous. Ils ne craignent pas la mort, ils cherchent le martyr au nom d’Allah », a-t-il ajouté, en faisant une référence implicite aux frères Kouachi. Pour autant, il n’a pas revendiqué, au nom de son organisation, l’attaque contre Charlie Hebdo.
Ce qu’a toutefois fait, anonymement, un autre responsable d’AQPA auprès de l’agence Associated Press. Selon lui, la direction de l’organisation jihadiste ont « soigneusement choisi leur cible pour venger l’honneur du prophète » et la France a été prise pour cible « en raison de son rôle évident dans la guerre contre l’islam et les nations opprimées ».
À plusieurs reprises, les frères Kouachi ont affirmé agir au nom d’al-Qaïda au Yémen, c’est à dire d’AQPA. Dans un entretien téléphonique avec un journaliste de BFM TV ayant eu lieu peu avant l’assaut donné par le GIGN à Dammartin-en-Goële, Chérif Kouachi, a donné plus de précisions sur son parcours depuis 2010, année où il fut inquiété pour son rôle dans le complot visant à faire sortir de prison Smaïn Ait Ali Belkacem, condamné à perpétuité pour son rôle dans l’attentat de la station RER d’Orsay en 1995. Le jihadiste bénéficia d’un non-lieu dans cette affaire.
« J’ai été envoyé, moi, Chérif Kouachi, par al-Qaïda du Yémen. Je suis parti là-bas [ndlr, au Yémen] et c’est cheikh Anouar al-Aulaqui qui m’a financé (…) avant qu’il soit tué [ndlr, en septembre 2011, par une frappe américaine], a-t-il dit. Toujours selon lui, il serait revenu en France « il y a longtemps ». Et de préciser : « Les services secrets, je les connais. Je sais très bien comment j’ai pu bien faire les choses ».
Il est donc probable que les frères Kouachi sont allés ensemble au Yémen étant donné que Saïd y a suivi un entraînement dans un camp d’AQPA si l’on en croit les services américains et yéménites. Une autre question se pose : ont-ils agi seuls le 7 janvier, jour où l’attentat contre Charlie Hebdo a été commis. Là, Chérif Kouachi n’a pas voulu répondre alors qu’il était sollicité par le journaliste de BFM TV sur ce point. « Ce n’est pas ton problème », a-t-il répondu.
Cependant, l’on sait que les deux terroristes ont agi en coordination avec Amedy Coulibaly, responsable de la fusillade de Montrouge (une policière tuée) et de la prise d’otage dans une épicerie casher du XIIe arrondissement de Paris. Sauf que ce dernier, également neutralisé par le RAID et la BRI, a dit être un membre de l’État islamique, l’autre organisation jihadiste rivale d’al-Qaïda, et avoir reçu des « instructions du califat ».