Une étude dresse un état des lieux sur nos services secrets. Bilan : seul l'un d'entre eux relève d'une loi votée par le Parlement.
Dans la langue des initiés, on les appelle les "Services". Sous-entendu "de renseignements". Les voici analysés, un an après les révélations fracassantes d'Edward Snowden, sous la plume de Sébastien-Yves Laurent, professeur à la faculté de droit et de sciences politiques de l'université de Bordeaux et spécialiste des questions de sécurité, en collaboration avec l'Institut Montaigne, think tank d'obédience libérale créé en 2000 par Claude Bébéar.
De Tracfin à la DGSE, l'étude rendue publique le 8 juillet propose une vue panoramique sur le renseignement, ses acteurs, son fonctionnement, son budget, son cadre juridique, son impact sur les libertés publiques, et formule une quarantaine de recommandations.
Principal constat de ce travail d'une année : "Le renseignement est en situation de balkanisation, les normes juridiques qui s'appliquent à lui sont dispersées, parfois imprécises, voire contradictoires." En réalité, observe l'auteur du rapport, il n'existe pas de véritable politique publique en la matière. Mais il suffirait de quelques réformes pour la mettre en oeuvre. Entretien.
Pourquoi ce rapport sur les "Services" ?
Sébastien-Yves Laurent : Parce que l'on assiste depuis 2007 à une profonde transformation des services depuis soixante-dix ans : l'État a décidé d'en faire une nouvelle "fonction stratégique" particulièrement ambitieuse. Deux lois de programmation militaire ont beaucoup renforcé leur budget (principalement la DGSE), leurs capacités d'action et leurs objectifs. Il était important d'en faire un état des lieux. Et celui-ci s'impose d'autant plus que depuis la fin de l'année dernière, les six services sont autorisés à recueillir les données techniques de connexion et de communication (durée de la communication, identité des correspondants, heure des appels...), une pratique destinée notamment à cartographier les réseaux de personnes suspectes.
Mais la loi fixe maintenant les limites d'une telle pratique. La France a été condamnée à plus de cinquante reprises par la CEDH, comme vous le rappelez très justement !
En effet, et elle l'avait été notamment pour son régime d'écoutes non légal. Une loi avait alors été votée en 1991 pour mettre un terme à cette situation et créer une autorité de contrôle, la CNCIS, une autorité administrative indépendante rattachée au Premier ministre. Avant cette loi, les écoutes étaient "sauvages". Cette autorité est un gardien des libertés aussi important que l'est la CNIL dans le domaine du contrôle des fichiers.
Depuis la loi de programmation militaire de décembre 2013, les services peuvent demander à recueillir les données techniques pour l'un des cinq motifs énumérés par la loi de 1991, parmi lesquels figurent les menaces à la sécurité nationale. Et c'est la CNCIS qui est chargée de proposer la personnalité qualifiée qui exercera le contrôle sur l'accès aux données. Le choix que fera cette autorité est donc très important pour les libertés.
Et que dit le droit européen sur les écoutes ?
Il impose de vraies contraintes au gouvernement avant tout projet de réforme. Lorsqu'en 1991, le gouvernement a voulu réformer les écoutes téléphoniques administratives (les fameuses "interceptions de sécurité") qui permettent aux services et aux polices d'écouter des individus en dehors d'une procédure judiciaire, la France a dû se plier aux règles européennes, notamment à la Convention européenne des droits de l'homme, qui pose le principe du respect de la correspondance et de la vie privée. Et, depuis l'élargissement de l'Europe et l'entrée à la Cour de Strasbourg de nouveaux juges venant des pays de l'Est, la jurisprudence se montre encore plus sensible aux questions de libertés publiques. La cour reconnaît néanmoins aux gouvernements le droit d'avoir des pratiques intrusives lorsque la sécurité nationale ou la sécurité publique sont en jeu. Il y a donc aujourd'hui un véritable équilibre entre sécurité et libertés.
Il existe un autre garde-fou pour les libertés publiques : ce fameux quota qui fixe à 1840 le nombre maximum de lignes pouvant être écoutées par l'un ou l'autre des services ?
La CNCIS a estimé il y a quelques années que ce quota était suffisant. Mais les rapports parlementaires Urvoas et Cavard du printemps 2013 ont tous deux estimé que cela était insuffisant et qu'il appartenait au gouvernement d'en augmenter "significativement" le nombre. Je pense que dans la mesure où les "interceptions de sécurité" sont une atteinte, certes légale, à la liberté individuelle, il faut inviter le gouvernement à informer les commissions des Llois de l'Assemblée nationale et du Sénat ainsi que la future commission parlementaire de contrôle du renseignement de toute décision d'augmentation du nombre de ces interceptions.
Hormis Tracfin, les cinq autres services relèvent du pouvoir exécutif. De quoi alimenter les soupçons sur le fait que nos services de renseignements pourraient s'aligner sur les pratiques américaines ?
Tracfin, service qui joue un rôle crucial, relève d'une loi votée par le Parlement. Ce qui est atypique dans le paysage du renseignement français. Un des critères des démocraties libérales énoncé dans les années 1990 en Europe est que leurs services de renseignements doivent être contrôlés par le Parlement et relever d'une loi spécifique. La France est en retard sur l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la Belgique, l'Espagne... Pour les autres services, une loi débattue par le Parlement serait en outre une façon d'instaurer de la confiance et de dissiper les fantasmes et les préjugés dans l'opinion.
N'est-ce pas prendre le risque d'amoindrir l'efficacité des services de renseignements ?
Aucunement. Les services doivent demeurer secrets et "spéciaux", c'est-à-dire qu'ils doivent continuer à pouvoir utiliser des moyens spécifiques avec un cadre juridique adapté. Mais notre démocratie libérale est en mesure d'assumer cette singularité sans pour autant renier les principes fondateurs de l'État de droit. Leur mission de sécurité et d'anticipation ne sera pas affaiblie par nos recommandations, mais bien au contraire confortée par la force de la loi.
L'une de vos recommandations est d'inscrire la protection des données personnelles dans la Constitution, pour quelle raison ?
Car ce serait une étape majeure pour la protection des libertés. C'est d'ailleurs ce qu'ont déjà fait 13 États en Europe (Allemagne, pays scandinaves, etc.). La protection de la vie privée est inscrite dans le Code civil, mais cela est insuffisant et les données sont une réalité nouvelle y compris juridiquement. En outre, il y a sur ce plan-là aussi un grand décalage entre le droit français et le droit européen : la Charte des droits fondamentaux de l'UE est très protectrice sur les données.
Laurence Neuer