La convocation à Paris du chef du contre-espionnage marocain pour "complicité de torture" a scandalisé le royaume, obligeant la France à jouer l'apaisement.
La relation paradisiaque qui lie la France et le Maroc s'est nettement assombrie la semaine dernière, après la convocation, jeudi, par la justice française du chef de la DST marocaine, Abdellatif Hammouchi. De passage à Paris, le responsable marocain a été retenu plusieurs heures en vertu d'une plainte pour "complicité de torture" déposée en mars 2013 par l'ONG Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT).
À l'origine, un ressortissant franco-marocain, Adil Lamtalsi, arrêté en 2008 par la police marocaine puis condamné pour un crime de droit commun (trafic de stupéfiants, NDLR). Transféré dans le funeste centre de détention secret de Témara, aux mains de la Direction générale de la surveillance du territoire marocain (DGST), il affirme avoir subi de nombreux sévices avant de passer aux aveux. D'après le dépôt de plainte que Le Point.fr a pu consulter, Adil Lamtalsi "est resté attaché les yeux bandés et a été privé de sommeil tout au long de sa garde à vue".
Électrocuté
"Entre cinq et huit personnes l'ont frappé avec un bâton sur la plante des pieds, les mains, le visage, les organes génitaux, la colonne vertébrale, révèle le document. Il a été électrocuté à plusieurs reprises, suspendu par les pieds pendant une heure à plusieurs reprises. On lui a également plongé la tête et les épaules dans un grand seau d'eau."
"Il existe au Maroc un recours systématique à la torture et aux traitements inhumains et dégradants visant à obtenir des aveux rapides dans tout dossier compliqué", affirme au Point.fr maître Joseph Breham, qui défend Adil Lamtalsi depuis son transfert en France, en mai 2013. "Mon client a été tellement torturé qu'un des policiers présents lors de l'interrogatoire a pris des photos, puis les lui a passées", précise l'avocat.
Rencontre avec Manuel Valls
Quelle ne fut pas sa surprise d'apprendre, jeudi dernier, qu'Abdellatif Hammouchi, mis en cause dans la plainte, était de passage à Paris, où il accompagnait le ministre marocain de l'Intérieur lors d'une rencontre avec Manuel Valls. "Nous nous sommes alors empressés de contacter la juge d'instruction du TGI de Nanterre, car c'était la seule occasion qu'Abdellatif Hammouchi soit entendu par la justice française", explique Hélène Legeay, responsable des programmes Maghreb-Moyen-Orient de l'ONG ACAT.
La juge Sabine Kheris se jette sur cette occasion inespérée. À sa demande, sept policiers investissent le jour même la résidence de l'ambassadeur du Maroc en France pour remettre une convocation au directeur général de la surveillance du territoire marocain. L'affaire s'emballe. Furieux, le royaume du Maroc convoque dans la foulée l'ambassadeur de France à Rabat. Déplorant un "incident rare et inédit", le royaume rejette "catégoriquement les accusations" portées contre Abdellatif Hammouchi.
Séparation des pouvoirs
Déterminé à éteindre ce qui ressemble de plus en plus à un incident diplomatique, le Quai d'Orsay publie alors un communiqué demandant que "toute la lumière soit faite" sur cet "incident regrettable". Si, de source proche du dossier, on assure que la juge Sabine Kheris poursuit sereinement son instruction, la responsable d'ACAT estime que le communiqué de la diplomatie française "met à mal le principe de séparation des pouvoirs". "Comment une émanation du pouvoir exécutif peut-elle ainsi s'immiscer dans les affaires de la justice ?" s'interroge Hélène Legeay.
En outre, maître Joseph Breham rappelle que le Quai d'Orsay a été contacté au préalable par le parquet - alors qu'il n'était pas obligé de le faire - pour savoir si Abdellatif Hammouchi bénéficiait d'une immunité diplomatique. Or, en tant que simple fonctionnaire, le chef de la DGST n'est pas couvert en France. Contacté par nos soins, le ministère des Affaires étrangères rejette toute accusation d'ingérence.
Osmose franco-marocaine
"La résidence de l'ambassadeur du Maroc (investie par la police française, NDLR) est protégée en vertu des conventions de Vienne, et à ce titre des vérifications sont nécessaires", souligne Romain Nadal, porte-parole du Quai d'Orsay. Et le diplomate de rappeler que son ministère est "dans son rôle lorsqu'il fournit au Maroc toutes les explications nécessaires et rappelle la solidité des liens qui unissent nos deux pays". Il est vrai que les relations franco-marocaines étaient, jusqu'ici, au beau fixe.
La France est en effet le premier partenaire commercial du Maroc, le volume des échanges ayant atteint huit milliards d'euros en 2012. "Outre les relations économiques, il n'existe aucun pays au monde avec lequel les élites françaises possèdent autant d'osmose", souligne Pierre Vermeren*, historien du Maghreb contemporain à l'université Paris-I, ce qui plaide pour une certaine "stabilité" entre les deux pays.
Le silence de la France
Si le Maroc a pu échapper au Printemps arabe, c'est toutefois grâce à une modification a minima de la Constitution décidée par le roi, ainsi que la tenue de législatives anticipées. "Le discours officiel du Maroc est de dire que le roi, par sa capacité politique, a absorbé le Printemps arabe", rappelle le spécialiste Pierre Vermeren. "Or, il l'a davantage contourné." Car, en matière de droits de l'homme, la situation dans le royaume ne s'est pas améliorée.
Bien au contraire, en dépit des réformes, le "Makhzen" (régime marocain) n'a fait que renforcer sa mainmise sécuritaire sur le pays. "Nous avons clairement assisté à un durcissement du régime sur les opposants politiques qui sont soumis à une surveillance policière systématique, si ce n'est des actes de tortures, d'après les ONG", poursuit Pierre Vermeren. Des violations répétées des droits humains qui n'émeuvent pas la France outre mesure. "Paris se tait, au nom de la précieuse amitié qui le lie au royaume", s'insurge Hélène Legeay.
Javier Bardem s'en mêle
La querelle diplomatique aurait pu en rester là, si une star d'Hollywood ne s'en était mêlée. À l'occasion de la sortie de "Les Enfants des nuages, la Dernière colonie", un documentaire sur la crise du Sahara occidental - une ancienne colonie espagnole contrôlée depuis 1976 par le Maroc mais revendiquée par des indépendantistes sahraouis du Front Polisario, soutenus par l'Algérie -, l'acteur espagnol Javier Bardem a fermement critiqué l'attitude "inacceptable" de la France sur cet épineux dossier. Autrement dit, le soutien inconditionnel de Paris au royaume, au détriment des militants du Front Polisario, tout autant persécutés par Rabat que les dissidents politiques marocains.
Ainsi, l'acteur espagnol en a profité pour rapporter des propos prêtés en 2011 à l'ambassadeur de France à l'ONU. "L'ambassadeur de France aux Nations Unies, Gérard Araud, qu'on a rencontré en 2011, nous a dit que le Maroc est une maîtresse avec laquelle on dort toutes les nuits, dont on n'est pas particulièrement amoureux mais qu'on doit défendre. Autrement dit, on détourne les yeux."
Coup de téléphone de Hollande
Si le Quai d'Orsay a immédiatement démenti, Rabat s'est insurgé contre des propos "scandaleux", "inadmissibles" et "humiliants", et a décidé unilatéralement de reporter la visite au Maroc, prévue lundi, de Nicolas Hulot, l'envoyé spécial de François Hollande pour la planète. Une réponse "assez inamicale" du Maroc, pointe Pierre Vermeren, qui illustre d'après lui "l'irritation croissante du royaume" à l'égard de Paris. Il faut dire que le récent rapprochement initié par François Hollande avec l'Algérie, qui cultive avec le Maroc une aversion réciproque, n'est pas pour plaire à Rabat, d'autant qu'il rend de plus en plus intenable la position française sur le Sahara occidental.
Pour définitivement clore ce chapitre houleux, François Hollande a pris l'initiative lundi soir de téléphoner au roi Mohammed VI pour apporter des "clarifications". À en croire le palais royal, les "relations d'exception" qui lient les deux pays vont pouvoir reprendre. Mais pour combien de temps encore ?