Les principaux conflits actuels du Proche-Orient opposent, en coulisse, la puissance chiite iranienne au royaume sunnite saoudien. Analyse.
L'ayatollah Khamenei, guide suprême d'Iran, et le prince saoudien Abdallah. © HO/IRANIAN SUPREME LEADER'S WEBSITE - Joseph Eid / AFP
Ce n'est peut-être pas un hasard si le double attentat kamikaze du 19 novembre contre l'ambassade d'Iran à Beyrouth a eu lieu à la veille de la reprise des négociations sur le nucléaire entre les 5 + 1 (États-Unis, Russie, Chine, France, Grande-Bretagne et Allemagne) et Téhéran, à Genève le 20 novembre. Si l'été dernier, deux attentats avaient déjà touché la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, le parti chiite soutenu par l'Iran, c'est la première fois que des intérêts iraniens ont été directement visés par un acte terroriste (25 morts, dont le conseiller culturel iranien et 4 gardes, et 146 blessés).
Car l'Iran est directement partie prenante de la double guerre en cours au Proche-Orient. La première, la plus visible, est connue. Elle oppose les Syriens entre eux, l'armée de Bachar el-Assad contre une rébellion multiforme. Téhéran est un acteur majeur du conflit. L'Iran, seul pays chiite du Moyen-Orient, soutient financièrement et militairement l'armée syrienne et les combattants du Hezbollah, le parti chiite libanais, présents sur le terrain depuis une bonne année. Des responsables iraniens de la force Al-Qods (troupes de choc des Gardiens de la révolution) servent de conseillers au Hezbollah. Impossible de connaître leur nombre, on apprend leur existence lorsque l'un d'eux est tué.
En face, la rébellion, sunnite, est très divisée, entre des groupes rebelles constitués de jeunes Syriens sunnites modernistes qui ont pris les armes contre la dictature (ce sont les moins nombreux) ; des combattants proches des Frères musulmans (sunnites relativement modérés), et des groupes djihadistes qui abritent dans leurs rangs des combattants étrangers arabes plus ou moins affiliés à al-Qaida. C'est l'un de ces groupes qui a revendiqué le double attentat contre l'ambassade d'Iran à Beyrouth.
Rivalité avant tout politique
Un avertissement lancé aux Iraniens alors que se joue une bataille cruciale à la frontière syro-libanaise. Soutenue par le Hezbollah, l'armée syrienne, qui regagne aussi du terrain au nord d'Alep, veut reprendre le contrôle de la région de Qalamoun, point de passage des rebelles pour le Liban. Ils y font transiter les blessés, les combattants et les armes. Tous ces groupes rebelles, y compris les djihadistes, ont pour point commun l'aide financière et militaire (plus ou moins importante) qu'ils reçoivent des pays du Golfe, et particulièrement de l'Arabie saoudite.
Car derrière le conflit syrien, une seconde guerre, plus souterraine, oppose l'Arabie saoudite à l'Iran. Elle a certes un soubassement religieux : le vieux conflit entre sunnites et chiites, les deux branches ennemies de l'islam depuis le VIIe siècle de l'ère chrétienne. L'Arabie saoudite abrite les deux principaux lieux saints de l'islam, La Mecque et Médine, et se veut à ce titre la gardienne du monde sunnite (90 % des musulmans). Face à elle, les chiites, peu nombreux, regroupés autour de l'Iran, le Hezbollah libanais, mais aussi la minorité alaouite de Syrie, dont fait partie le clan Assad. En fait, les Alaouites, une secte syncrétique, ont toujours été considérés comme une dissidence du chiisme. Mais aujourd'hui, leur alliance est politique comme est d'abord politique la rivalité entre l'Iran et l'Arabie saoudite. Les deux pays se disputent la prééminence sur le Moyen-Orient. C'est une guerre par groupes rebelles interposés entre deux puissances régionales en lutte pour leur suprématie.
L'Arabie saoudite aux côtés d'Israël !
L'Arabie saoudite voit donc d'un très mauvais oeil l'extension de l'influence iranienne dans la région depuis une grande décennie, et encore plus le rapprochement qui pourrait s'esquisser entre les États-Unis et l'Iran si un accord était trouvé sur le nucléaire. Dans cette optique, Riyad a pour priorité de faire tomber Bachar el-Assad, l'allié syrien des Iraniens, qui leur permet d'avoir une présence jusqu'au bord de la Méditerranée.
Second souci : éviter que les négociations de Genève n'aboutissent. Car si les sanctions économiques et financières des Occidentaux étaient levées, même partiellement, le rival iranien retrouverait sa place de puissance régionale compte tenu de l'importance d'une population très éduquée (77 millions d'habitants), du potentiel économique du pays, de sa culture et de son histoire. Riyad craint l'influence que l'Iran pourrait exercer sur les zones chiites chez elle (sa région pétrolière), au Bahreïn, en Irak (les chiites, majoritaires, sont au pouvoir), au Liban.
L'Arabie saoudite se retrouve donc paradoxalement aux côtés d'Israël pour souhaiter l'échec des négociations de Genève. La France, qui n'a jamais été aussi proche d'Israël, comme l'a montré le récent voyage de François Hollande, a fait le choix de l'Arabie saoudite depuis Nicolas Sarkozy. 5 milliards d'euros de contrats ont été signés en 2013 et devraient bientôt être doublés. L'Arabie saoudite en promet autant en 2014. Ceci explique largement (mais ce n'est pas la seule raison) la position intransigeante de Paris lors du premier round des négociations que le ministre des Affaires étrangères a fait capoter, début novembre. Aujourd'hui, Laurent Fabius se dit "ferme et non fermé". Mais faut-il pour Paris choisir entre les deux capitales, au risque d'être instrumentalisé par l'une ou l'autre ? On peut en douter. La France a beaucoup à perdre dans ce choix.
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Mireille Duteil