La révolte bretonne contre l'écotaxe contient tous les ingrédients du cauchemar politique que François Hollande s'efforce de conjurer depuis son élection : une agrégation spontanée de multiples franges de la société contre son action. Le concept, au centre des préoccupations du président français depuis les grandes mobilisations contre le mariage homosexuel, porte un nom, celui de "coagulation". Il désigne le moment où des mouvements de contestation aux intérêts potentiellement opposés, comme ceux des salariés et des patrons bretons défilant sous le même bonnet rouge samedi à Quimper, se muent en crise politique majeure que seules des initiatives politiques radicales parviennent à désamorcer.
"On n'est pas loin de la ligne rouge", estime un élu du Parti socialiste, où l'on intègre la possibilité que "la rue" puisse avoir raison d'un gouvernement discrédité. À l'Élysée, où l'on s'efforce de couper court aux spéculations sur un remaniement ministériel, on redoute depuis des mois une contestation qui surgirait d'un dossier dont la sensibilité aurait été sous-estimée. "Il y a toujours un risque, il y a toujours des choses que l'on ne voit pas venir et qui éclatent", disait François Hollande lui-même l'été dernier, avant une rentrée sociale attendue mouvementée pour cause de réforme des retraites.
La raison des reculades
"Il faut faire très attention à un pays qui vit depuis des années des sacrifices, des inégalités, des discriminations ou des sentiments de déclassement", jugeait-il, alerté par les révoltes populaires au Brésil, parties d'une simple augmentation du prix des transports en commun, ou celles de Turquie, nées de la contestation d'un projet d'urbanisme. La théorie de la "coagulation", qui peut provoquer un caillot fatal si elle n'est pas repérée et traitée à temps, explique les reculades à répétition du président.
De l'épisode des entrepreneurs Pigeons aux dernières reculades sur le front fiscal, en passant par son offre de laisser la collégienne kosovare Leonarda terminer seule sa scolarité en France, les mouvements tactiques du président témoignent de sa vigilance sur le front social. Ses conseillers notent que le terreau devient propice à une contestation généralisée et constatent l'échec de François Hollande à tenir sa promesse d'une présidence apaisée.
"Comment va-t-on s'en sortir ?"
"On sent une tension de plus en plus forte de certaines franges de la population sur l'immigration, la laïcité, la pauvreté (...), cela devient éprouvant", dit-on dans son entourage, un constat partagé au gouvernement. "Je ressens un grand désarroi de la part de ceux qui nous ont élus", note un ministre. "Au point où on en est, je me demande vraiment comment on va s'en sortir", note ce membre du gouvernement, pour qui un remaniement avant les élections municipales de mars serait "une façon de reprendre la main".
Si plus de neuf Français sur dix réclament un changement de politique, selon un sondage publié par Le Journal du dimanche, ils ne sont que 18 % à vouloir un changement d'attelage. La base de la majorité réclame, elle, plus simplement que le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, assure la cohésion du gouvernement en évitant tout nouveau "couac". C'est, selon un interlocuteur de François Hollande, la revendication des élus qui bataillent pour être réélus en mars. "Qu'on leur foute la paix pendant deux mois."
La colère bretonne peut-elle s'étendre ?
La colère contre l'écotaxe et pour l'emploi demeure pour l'instant cantonnée à la Bretagne, mais la mobilisation s'organise déjà dans le Sud-Est et les milieux agricoles restent sur le qui-vive. Les "bonnets rouges" assurent avoir déjà été contactés par d'autres régions. "Nous avons de plus en plus de contacts, des gens qui dans leurs régions aussi ont des problèmes de chômage et d'emploi", a dit à l'AFP Christian Troadec, porte-parole du comité Vivre, décider et travailler en Bretagne, à l'origine de la manifestation qui a rassemblé de 15 000 à 30 000 personnes samedi à Quimper. Ces demandes émanent en particulier de régions "du nord et du sud" du pays, a ajouté le maire DVG de Carhaix (Finistère), sans plus de détails.
Mais le risque de contagion est-il bien réel ? La Bretagne reste au coeur de la contestation. Parce que la crise y frappe au moins aussi durement que l'écotaxe. Des représentants de la manifestation de samedi participeront d'ailleurs mercredi à la préfecture à Rennes à une réunion autour d'un "Pacte d'avenir pour la Bretagne" avec des parlementaires, des partenaires sociaux, et le collectif des acteurs économiques de Bretagne.
Ce n'est "pas seulement un problème breton"
Il y a bien eu deux actions en dehors de Bretagne ces derniers jours. Mardi dernier, des maraîchers nantais se sont réunis devant un des portiques de Loire-Atlantique pour demander la suppression totale de cet impôt. Et samedi soir, une borne écotaxe a été partiellement incendiée et mise hors service dans le Nord. Mais pour l'instant, rien d'une ampleur notable, même si les fédérations locales de la FNSEA, syndicat agricole majoritaire qui a lancé le premier mot d'ordre de mobilisation, restent sur le qui-vive. Le gouvernement, qui a suspendu sine die l'écotaxe, a annoncé la semaine dernière une concertation nationale afin de trouver les "solutions équilibrées" de sa mise en oeuvre.
Pour le président de la FRSEA Pays de la Loire, Joël Limouzin, la crise actuelle n'est pas "seulement un problème breton : il doit y avoir des décisions urgentes, un plan de bataille pour défendre l'agroalimentaire, l'écotaxe ce n'est que la partie visible de l'iceberg". Dans l'Aveyron, on estime que "l'écotaxe a un pied dans la tombe". "Néanmoins, nous restons très vigilants, et nous maintenons le dialogue avec d'autres professionnels, les routiers par exemple, pour être prêts à mener des actions fortes si le conflit venait à se rallumer", expliquent dans la presse locale le président de la FDSEA, Dominique Fayel, et le responsable des Jeunes Agriculteurs, Nicolas Mouysset.
La crainte d'un mouvement "très violent"
"Il n'y aura pas de mobilisation dans les semaines qui viennent. (...) Dans les départements de Rhône-Alpes, je n'ai pas d'échos de gens qui voudraient partir en chasse là-dessus pour l'instant", explique pour sa part Patrick Breyton, président de la FDSEA de la Loire. Dans le Sud-Est, une action régionale est déjà "prévue prochainement", assure le président de la FDSEA du Vaucluse, Bernard Mille, sans toutefois préciser de date. "Ce ne sera pas seulement contre l'écotaxe, mais aussi contre les charges et les contraintes administratives pesant sur nos entreprises", a-t-il prévenu.
D'une manière générale, les producteurs de fruits, de légumes et de végétaux de la FNSEA ont déjà prévenu qu'ils resteraient mobilisés pour obtenir la suppression de cette taxe, en dépit de la position du syndicat qui demandait seulement son ajournement.
D'autres secteurs pourraient aussi se mobiliser. "On a des remontées de nos adhérents qui souhaitent que l'on exprime notre solidarité avec les Bretons", explique le président de la Fédération nationale des transporteurs routiers en Rhône-Alpes, Pierre Sibut. "Il n'y aura pas de mouvement sur le terrain dans la région sans consigne nationale", prévient-il, avant d'ajouter : "On est prudent cependant, car dans le contexte actuel il ne faudrait pas grand-chose pour déclencher un mouvement de protestation plus large et très violent. Dans notre profession, on redoute toujours d'être débordés par nos conducteurs."