Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 10 novembre 2013

Affaire Karachi: plongée en eaux troubles


L’attentat de Karachi, le 8 mai 2002, avait fait 15 morts, dont 11 ingénieurs et techniciens français. Il n’a jamais été revendiqué. Keystone


Une décennie après l’attentat qui a causé la mort de onze employés français au Pakistan, les motifspolitico-financiers de ce drame se font plus clairs. L’étau se resserre autour de l’ancien premier ministre Balladur.



Le geste a quelque chosede dérisoire: face à la foule des familles en pleurs, le président de la République Jacques Chirac dépose l’insigne de chevalier de la Légion d’honneur sur onze cercueils bien alignés, couverts de drapeaux tricolores.

On est à Cherbourg, dans le nord-ouest de la France, le 13mai 2002. Cinq jours plus tôt, ces ingénieurs et techniciens de la Direction des constructions navales (DCN) ont été victimes d’un violent attentat à Karachi, au Pakistan, alors qu’ils travaillaient à l’exécution d’un contrat d’armement: la livraison de sous-marins Agosta, pour 825millions d’euros. Leur bus a été soufflé par une charge de 50kg de TNT. 

La piste d’al-Qaïda

Une décennie plus tard, ce crime, qui a fait au total 15 morts et 12 blessés, n’est toujours pas élucidé. La piste d’al-Qaïda a tout de suite été évoquée par les autorités françaises et pakistanaises. Plusieurs terroristes présumés ont été arrêtés puis condamnés à mort, mais ils ont ensuite été acquittés, faute de preuve.

L’affaire a été relancée en 2008 par les révélations du site d’information Mediapart et par les investigations du juge antiterroriste Marc Trévidic, qui avait repris le dossier dès 2007. En fait, la société DCN avait mené sa propre enquête en secret, mandatant un ex-agent du contre-espionnage français, Claude Thévenet. Son rapport «Nautilus», qu’il rend en automne 2002 déjà, met à mal la piste d’al-Qaïda, soulignent les journalistes. 

But financier

Selon ce rapport, l’attentat de Karachi aurait été réalisé grâce à des complicités au sein de l’armée et des bureaux de soutien aux guérillas islamistes des services de renseignement pakistanais (ISI). «Les personnalités militaires ayant instrumentalisé le groupe islamiste qui a mené l’action poursuivaient un but financier. Il s’agissait d’obtenir le versement de commissions non honorées et promises lors de la signature du contrat de septembre 1994 (pour l’achat des sous-marins, ndlr)», précise le rapport, dont des extraits ont été publiés par les reporters de Mediapart Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme dans «Le contrat» (Ed. Stock).

Un autre document publié par le site d’investigation met en lumière dans le détail la corruption institutionnalisée dans les marchés d’armement. Il s’agit d’un mémorandum de Gérard-Philippe Menayas, ancien directeur financier de la DCN.Il révèle en particulier les circuits de financement occultes du contrat Agosta, mais aussi d’une vente de frégates à l’Arabie saoudite. Il apparaît alors que des «rétrocommissions» (lire ci-dessous) auraient servi au financement de la campagne présidentielle de l’ancien premier ministre Edouard Balladur, en 1995.

Plusieurs noms sont cités dans ce mémo manuscrit, dont celui de Nicolas Sarkozy, alors ministre du Budget et porte-parole du gouvernement Balladur, et celui de Jean-Marie Boivin, ancien mandataire financier de la DCN. Ce dernier, selon les enquêteurs, avait été chargé de piloter, depuis le Luxembourg, la discrète structure offshore Heine, par où auraient transité les commissions du contrat Agosta, via un certain «réseau K» comprenant le Saoudien Ali Ben Moussalam et les Libanais Adbul Rahman el-Assir et Ziad Takieddine. Sarkozy aurait supervisé le tout.

Imbroglio politique

En 2009, Nicolas Sarkozy, qui est devenu entre-temps président, dément en bloc. «Qui peut croire à une fable pareille?», affirme-t-il lors d’un Sommet européen à Bruxelles. Plus tard, revenant sur ses propos, il estimera que «le minimum de dignité c’est de respecter la douleur des familles» et que ce qui compte, c’est que «la justice fasse son travail».

Un avis tardif que n’ont pas attendu les juges antiterroristes en charge de l’enquête. C’est que pour eux, l’hypothèse d’un imbroglio politique autour du contrat de vente des sous-marins est devenue «cruellement logique».

Depuis 2011, ils ont ainsi multiplié les mises en examen de personnalités, principalement pour recel d’abus de biens sociaux ou complicité de détournement de fonds publics: Nicolas Bazire, directeur de la campagne d’Edouard Balladur, Renaud Donnedieu de Vabres, plus proche collaborateur de François Léotard, à l’époque ministre de la Défense, Thierry Gaubert, proche conseiller de Nicolas Sarkozy, ou, récemment encore, l’ancien chef de cabinet ainsi que le trésorier d’Edouard Balladur, Pierre Mongin et René Galy-Dejean.

C’est toutefois la mise en examen de l’intermédiaire Ziad Takieddine, personnage haut en couleur, qui a porté le plus de fruits. Ecroué en mai dernier pour une histoire de faux passeport, il a reconnu en juin, devant les magistrats, sa participation au financement occulte de la campagne présidentielle de 1995. 

Représailles

En octobre dernier, lors d’une audition menée par le juge Marc Trévidic, dont l’AFP a eu connaissance, l’homme d’affaires libanais a précisé ses propos. Selon lui, l’attentat de Karachi a «certainement» été commis en représailles à la décision de Jacques Chirac d’arrêter le versement des commissions sur les contrats d’armement.

Ziad Takieddine a également «supposé» que la décision de la France de passer un contrat d’armement avec l’Inde, grand rival du Pakistan, avait pu jouer un rôle dans l’organisation de l’attentat. La prochaine étape de l’enquête pourrait être la convocation par la justice d’Edouard Balladur. Les familles des victimes ne perdent pas espoir… I

> Voir aussi le documentaire «L’argent, le sang et la démocratie. A propos de l’affaire Karachi», de Jean-Christophe Klotz et Fabrice Arfi, dimanche sur RTS2.
 

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Le coup classique des rétrocommissions

Aussi choquant que cela puisse paraître, rien n’était plus légal pour une entreprise ou un Etat, jusqu’à une période récente, que de corrompre des décideurs étrangers, qu’ils soient politiques, administratifs ou militaires, pour décrocher des contrats internationaux. En France, les commissions pouvaient même être défalquées aux impôts. Ce n’est qu’en 1997 que l’Organisation de coopération et de développement économiques a décidé de mettre un terme à la «corruption des agents publics étrangers». La convention est entrée en vigueur en l’an 2000 en France.

«Les pots-de-vin ont explosé dans les années 70», rappelle David Servenay sur le site d’information Rue89. «Lors du choc pétrolier, le Moyen-Orient était inondé par les pétrodollars. D’un coup, les Etats pétroliers ont pu s’équiper en armes, centrales électriques, matériel de forage… Les pays occidentaux se sont trouvés en concurrence pour leur vendre ces équipements. Les pots-de-vin se sont multipliés.»

Les rétrocommissions sont un produit dérivé de ces commissions. Le principe est toujours le même: le vendeur (par exemple le fabricant d’armes) fait appel à un intermédiaire pour payer son pot-de-vin à l’acheteur. Mais l’intermédiaire ne transmet qu’une partie de la somme à l’acquéreur. Il ristourne, de manière occulte, une autre partie de la commission au vendeur. Et il se sert personnellement au passage, empochant 5 à 10% du contrat. En contrepartie, il assure l’étanchéité bancaire entre pourvoyeurs et destinataires des fonds. En toute discrétion.

«Les rétrocommissions ont financé trente ans de vie politique. En France, comme partout dans le monde», assure le journaliste, coauteur de l’ouvrage «Histoire secrète du patronat» (Ed. La Découverte). Ce sont de telles rétrocommissions qui, dans la vente des sous-marins Agosta au Pakistan, auraient alimenté la campagne présidentielle d’Edouard Balladur en 1995.

Ce cas n’est pas unique. Dans les années 2000, la plupart des «affaires» tournent autour de l’énigme des bénéficiaires des rétrocommissions: les frégates de Taïwan, l’Angolagate, «pétrole contre nourriture» ou encore le contrat de vente de frégates à l’Arabie saoudite, SawariII. A chaque fois, les enquêtes judiciaires se heurtent à un double obstacle: la difficulté à tracer les circuits financiers empruntés par les commissions et les rétrocommissions, et le «secret-défense», qui est systématiquement opposé aux demandes des juges. PFY

Chronologie

1993 Edouard Balladur est nommé premier ministre, François Léotard, ministre de la Défense, et Nicolas Sarkozy ministre du Budget.

1994 Alors que le contrat de vente de sous-marins Agosta de la DCN (Direction des constructions navales) avec le Pakistan est en passe d’être signé́, un ré́seau d’intermédiaires est imposé́ par le gouvernement Balladur dans les négociations. Il s’agit du ré́seau K, composé de Ziad Takieddine, Abdul Rahman el-Assir et Ali Ben Moussalam. Ils réclament des commissions exorbitantes.

1995 Edouard Balladur est éliminé́ au premier tour de la présidentielle, avec 18,6% des suffrages, contre 20,8% à Jacques Chirac et 23,3% à̀ Lionel Jospin. Trois jours plus tard, 10millions de francs sont déposés en espèces sur le compte de l’association de financement de la campagne de Balladur. Le 7mai, Jacques Chirac est élu président. En octobre, le Conseil constitutionnel valide les comptes de campagne, malgré́ les avis contraires des rapporteurs. 

1996 Arrêt du versement des commissions liées au contrat de la DCN avec le Pakistan, sur ordre de l’Elysée, qui soupçonne l’existence d’un système de corruption en faveur de la campagne d’Edouard Balladur.

1999 Livraison du premier sous-marin, assemblé́ à Cherbourg.

2002 Le 8mai, trois jours après la réélection de Jacques Chirac, un attentat à Karachi fait 15 morts, dont 11 employé́s de la DCN.

2008 Le site d’information Mediapart révèle l’existence d’un mémorandum de l’ancien directeur financier de la DCN, Gérard-Philippe Menayas, qui décrit la corruption institutionnalisée dans les marché́s d’armement. L’article évoque aussi le rapport Nautilus, rédigé́ par un ex-agent de la DST, qui met à mal la thèse al-Qaïda dans l’attentat.

2009 Les suspects pakistanais de l’attentat sont acquittés.

2010 Les juges antiterroristes décident d’instruire sur les faits de corruption passive et d’abus de biens sociaux. Ils enquêtent sur les fameuses rétrocommissions. Au moins sept personnes seront mises en examen entre 2011 et 2013.

2013 Après des années de démentis, l’intermédiaire Ziad Takieddine avoue avoir versé́ de l’argent en espèces pour la campagne présidentielle d’Edouard Balladur grâce aux commissions occultes perçues sur les marché́s d’armement pakistanais et saoudiens. 

Pascal Fleury