Des aides-soignants posent pour le photographe, autour d’un lit à barreaux installé dans les jardins de la clinique psychiatrique Friedmatt, à Bâle. in «Eugenik und Sexualität»/éd. Chronos/UPK/DR
Pendant des décennies, des milliers de femmes ont été stérilisées en toute impunité dans notre pays, pour des motifs eugéniques, médicaux et sociaux. Les explications de l’historienne Regina Wecker.
Depuis la fin du XIXe siècle et jusque dans les années 1970, des milliers de femmes – handicapées mentales, malades psychiques, personnes asociales ou mal adaptées, alcooliques, prostituées, vagabondes, Jenisch – ont été victimes de stérilisations en Suisse, souvent contre leur volonté. Une nouvelle étude bâloise («Eugenik und Sexualität – Die Regulierung reproduktiven Verhaltens in der Schweiz, 1900–1960», Regina Wecker, Sabine Braunschweig, Gabriela Imboden, Hans Jakob Ritter, Ed. Chronos, 2013.), qui fait suite au programme
«Intégration et exclusion» (PNR51) du Fonds national suisse, permet désormais de mettre véritablement en corrélation la pratique eugénique en Suisse avec la volonté de normer la sexualité dans notre pays. Auteure de l’étude, avec d’autres chercheurs de Bâle et de Zurich, la professeure émérite Regina Wecker, présidente de la Société suisse d’histoire, fait le point sur ce douloureux dossier.
- A la lumière de vos études, quelles sont les formes d’eugénisme qui sévissaient dans notre pays?
Regina Wecker: Nous nous sommes intéressés tant à la pensée qu’aux pratiques eugéniques en Suisse. A savoir principalement des cas de stérilisations, d’interdictions de mariages, de refus de naturalisation et d’internements dans des asiles. La Suisse n’a pas connu de cas d’assassinats de patients psychiatriques, comme dans l’Allemagne nazie. Nous nous sommes basés sur les dossiers de patients des cliniques bâloises, que nous avons comparés avec les résultats de recherches effectuées dans d’autres cliniques du pays, et que nous avons placés dans le contexte du développement social du pays. Il était important pour nous de montrer combien les idées eugéniques ont influencé la médecine, la psychiatrie, la sexologie et le droit au-delà du milieu du XXe siècle.
- En l’état de la recherche, à combien peut-on estimer le nombre de personnes victimes de ces pratiques?
En raison de la situation juridique en Suisse, des différences cantonales, mais aussi des diverses formes de pratiques eugéniques, il n’est pas possible de donner des chiffres globaux précis pour la Suisse. A Bâle, entre 1900 et 1960, environ 6000 cas d’avortements et 5000 cas de stérilisations ont été recensés. Ils étaient approuvés non seulement par les hôpitaux psychiatriques, mais aussi par des psychiatres indépendants.
- Parlons de la stérilisation. Les femmes étaient les principales concernées...
La stérilisation est souvent à mettre en lien avec l’avortement. Pour les femmes enceintes qui ne pouvaient garder leur enfant pour des raisons économiques, l’acceptation de la stérilisation était souvent la seule façon de bénéficier d’un avortement légal à l’hôpital. A Bâle, comme à Zurich ou à Berne, elles devaient s’adresser à une clinique psychiatrique pour avorter. Les psychiatres faisaient alors pression pour qu’elles se fassent stériliser en même temps. Cette condition semble claire chez les femmes célibataires. Mais l’opération était aussi pratiquée dans le cas de couples mariés. Par exemple lorsque la santé de la femme, déjà mère de nombreux enfants, semblait menacée par une nouvelle grossesse. Ou lorsque le mari présentait une «maladie» ou un comportement asocial.
- Ces stérilisations se faisaient-elles finalement contre leur gré?
D’un point de vue purement juridique, non. Dans tous les cas de stérilisation étudiés, il y a eu consentement écrit. Mais les exemples montrent que des femmes étaient victimes de chantage: sans stérilisation, pas d’avortement! De même, des femmes internées dans des centres de rééducation ou asiles psychiatriques ont reçu la promesse d’une libération à condition d’accepter une stérilisation. Il y a tout de même eu des femmes qui demandaient une stérilisation, pour ne pas (ou ne plus) avoir d’enfants. Dans les rapports, presque tous les cas sont motivés d’un point de vue médical et eugénique.
- Pour les hommes, la question était davantage débattue. Pourquoi?
En fait, 80 à 90% des stérilisations ont été pratiquées sur des femmes. Les médecins avaient davantage de peine à proposer aux hommes une opération touchant profondément leurs sentiments masculins et leur virilité. En revanche, les hommes pouvaient être confrontés à une interdiction de mariage. En tant que «chef de famille», ils se voyaient attribuer une plus grande responsabilité. Leur «santé» était donc plus importante. Il n’y a eu toutefois que peu de cas d’interdictions réelles de mariage.
- Les mesures eugéniques prises en Suisse étaient-elles légales?
Les interdictions de mariages étaient les seules mesures eugéniques clairement légales. Le Code civil suisse de 1912 les prévoit en cas de folie. En revanche, les stérilisations pour raison exclusivement eugénique auraient été attaquables. C’est pourquoi, dès les années 1920, des motifs médicaux et sociaux y ont été associés. On a dit par exemple qu’une grossesse pouvait accentuer des faiblesses existantes, provoquer de l’épilepsie ou d’autres maladies. Dans ces conditions, la stérilisation devenait légale. Dans les années 1930, on a aussi décrété que les femmes n’étaient pas en mesure de nourrir ni d’éduquer des enfants. On constate alors un «amalgame» entre les motifs médicaux, sociaux et eugéniques. Avec le temps, les motifs eugéniques passent au second plan, derrière les motifs sociaux, la femme devant être une «bonne mère».
- Les médecins et l’opinion publique étaient-ils favorables à ces pratiques?
Peu de médecins et de psychiatres se sont prononcés contre les arguments eugéniques et les interventions médicales. Pendant longtemps, la stérilisation n’a d’ailleurs pas été régulée, sauf dans le canton de Vaud. Les professionnels de santé préféraient conserver leur pouvoir de décision. En 1945, les Chambres fédérales ont rejeté l’introduction de dispositions législatives, suivant le Conseil fédéral qui estimait que ces pratiques pouvaient être actionnées sans loi. Plus tard, le mouvement féministe s’est encore montré divisé. La possibilité de séparer la sexualité de la reproduction était vue très positivement, tout comme le droit à la sexualité qui lui est associé. Mais de plus en plus, la stigmatisation des femmes a été dénoncée, les voix critiques étant plus nombreuses en Suisse romande.
- Sommes-nous aujourd’hui débarrassés des dangers de l’eugénisme?
Le risque eugénique persiste. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment la psychiatrie, mais la génétique humaine, avec l’«eugénisme libéral», qui entretient cette tendance. On investit beaucoup dans les diagnostics prénataux. Avec la technologie préimplantatoire, le risque de discrimination eugénique est latent. La pression de la société – que nous avons partiellement intériorisée – affecte désormais nos décisions, lorsqu’il s’agit d’évaluer si un handicap ou une maladie d’un enfant à naître est supportable pour la famille et la société. I
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Le rêve fou d’un «homo helveticus»
- La Suisse était à l’avant-garde en matière d’eugénisme. Vaud a même fait œuvre de pionnier...
Regina Wecker: La loi sur la stérilisation du canton de Vaud, en 1928, a effectivement été la première du genre en Europe. Et des psychiatres suisses, comme le Vaudois Auguste Forel – qui a dirigé longtemps la clinique du Burghölzli à Zurich –, ont contribué à son développement, formant des psychiatres suisses et allemands. Plus tard, d’autres médecins suisses ont pris le relais, comme Eugen Bleuler et Wolfgang Maier.
- En Suisse, outre les mesures eugéniques, y a-t-il eu des tentatives d’amélioration raciale par un encouragement à la natalité, comme dans le plan nazi Lebensborn?
Il y a eu effectivement des tentatives pour la création d’un type d’«homo helveticus». Le concept n’a cependant pas abouti, étant sans perspective et menaçant l’unité de la nation. Il faut dire que l’eugénisme en Suisse n’était pas strictement raciste, s’agissant de la classification des personnes que l’on voulait exclure par des interdictions ou des stérilisations. Les terminologies de l’argumentation raciste ont toutefois été utilisées: «inférieur», «sous-développé», «malade», «déviant» ou «pervers». Il n’y a pas eu d’expérience comme le plan «Lebensborn» en Allemagne. Seulement un appel aux femmes «valeureuses» à faire des enfants.
- La Suisse s’est-elle officiellement excusée pour ces décennies d’actes d’eugénisme auprès de milliers de personnes?
Non. Et toute indemnisation a été refusée. En 2003, le Conseil fédéral s’est prononcé explicitement contre un dédommagement, estimant que la responsabilité n’incombait pas à la politique, et encore moins aux autorités fédérales. Un argument incorrect, si l’on se souvient que le parlement avait refusé de légiférer en 1945. Mais les Chambres fédérales ont suivi cet avis. PFY
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Des témoignages romands
La stérilisation non volontaire a aussi été pratiquée dans des proportions variées en Suisse romande durant le XXe siècle. Une étude, publiée il y a une décennie sous le titre «Rejetées, rebelles, mal adaptées»1, évoque la problématique, nombreux exemples à l’appui. Les cas de stérilisations sont plus nombreux dans les cantons protestants, Fribourg et le Valais préférant une «protection morale par l’internement».
Les cas rencensés sont consternants. Comme celui de la Vaudoise Louise, 21 ans, remontant à 1947:«J’ai été avortée et stérilisée de force. J’étais à l’hôpital psychiatrique (de Cery). Si j’acceptais, on me libérait, si je refusais, j’y étais pour le restant de mes jours.» Autre exemple avec la Fribourgeoise Marie, 19 ans, un cas de stérilisation forcée dénoncé en 1973 dans les médias. Commentaire du chirurgien qui l’a opérée sur Vaud: «Nous avons été envahis ces dernières années par des Fribourgeoises désirant avorter. Je n’intervenais qu’à la condition expresse de procéder en même temps à la ligature des trompes ou à la vasectomie chez le mari s’il y en avait un.»
1 Geneviève Heller, Gilles Jeanmonod et Jacques Gasser, Ed. Georg, 2002.