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jeudi 8 août 2013

Payé en Suisse, mercenaire en Syrie


Les affaires d’entreprises militaires privées ont explosé sur les zones de conflits depuis les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Keystone


«Le Parisien» a publié le témoignage d’un soldat privé installé à Alep, qui se dit salarié d’uneentreprise basée à Montreux. Malgré un projet de loi, ces firmes resteront difficiles à contrôler.

La société s’appelle MAT2S-consulting. Elle est identifiée depuis le 8octobre 2010 au registre du commerce. Son adresse: rue des Vergers 6A, 1815 Clarens – sur la clinquante Riviera, à un jet de pierre de Montreux. Ses activités sont définies comme telles: «Audit, conseil, investigation, formation et protection des biens et des personnes en tous lieux et-ou à toutes occasions; commerce de matériel et services dans le domaine de la sûreté et de la sécurité.»

«Le Parisien» a publié le témoignage d’un homme qui se fait appeler Kalene, et affirme être salarié de cette société. Marseillais d’origine algérienne et fan de l’Olympique de Marseille, Kalene a 34 ans. En ce moment, il est installé à Alep, en Syrie.

De la «protection»

«Mercenaire»? Kalene ne veut pas de cette étiquette. A ce terme, il préfère celui de «contractor» – «soldat privé» en français. Exfiltration d’hommes d’affaires, de leurs familles, transports de biens, protection de membres de la Coalition nationale syrienne ou d’équipes de télévision: la mission de Kalene est diverse et risquée.

Mais «je ne suis pas payé pour renverser des gouvernements», résume-t-il dans le quotidien. «J’effectue de la protection en territoire hostile.» Cela dit, il l’admet également: «Je forme quelques soldats rebelles aux rudiments du combat urbain.»

Devant le Conseil national

De quoi interpeller Marc Schinzel, de l’Office fédéral de la justice, qui découvre l’article avec intérêt. En effet, le Département fédéral de justice et police est compétent dans le cadre du projet de loi qui contrôle l’activité des entreprises fournissant, depuis la Suisse, des prestations de sécurité privées à l’étranger. Marc Schinzel le rappelle: ce projet adopté par le Conseil fédéral a rallié une majorité du Conseil des Etats (26 à 2) lors de la dernière session. Le Conseil national doit encore se prononcer à l’automne.

La nouvelle norme obligera les entreprises qui fournissent des prestations de sécurité à l’étranger à déclarer leurs activités au Département fédéral des affaires étrangères. La protection de convois humanitaires, par exemple, demeurera tolérée. En revanche, tout soutien à des forces armées sera prohibé.

Surveillance difficile

Avant même l’entrée en force de la nouvelle loi, le cas de MAT2S-consulting soulève les potentiels obstacles à une application efficace, notamment en termes de surveillance. «Bien sûr que des difficultés s’imposeront», admet Marc Schinzel. «Mais on dispose de bien des moyens d’obtenir des informations, par les ambassades, les attachés militaires, les services de renseignement, l’entraide internationale, et même les médias.»

Le Conseil fédéral communiquait en janvier que diverses mesures étaient prévues pour faire appliquer la loi: «Selon les circonstances, l’autorité pourra inspecter sans préavis les locaux commerciaux de l’entreprise, consulter les documents utiles ou confisquer du matériel. Les infractions à la loi seront passibles d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.»

Dans le cas précis de MAT2S-consulting, «il apparaît clair que les rebelles syriens sont dans une situation de combat», observe Marc Schinzel. «Donc, en cas de soutien de la part de cette société, elle tomberait sous le coup de la loi dessinée par le Conseil fédéral.»

Un panel de cent sociétés

Combien d’entités risqueraient de voir leurs activités passées au crible? «Nous manquons pour l’instant de cette base légale indispensable pour effectuer des recherches intenses et définir une liste précise», reconnaît le juriste.

Selon Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la «Revue militaire suisse», «le territoire suisse abrite une dizaine d’entreprises spécialisées dans ce secteur, et une centaine qui y touchent de près ou de loin».

Pour ce spécialiste de l’armement, «la question de leur légalité se posera aussi en regard de leurs attributs de multinationales. Quel droit s’appliquera? Dans tous les cas, si ce sont des entreprises de services avec des armes en jeu, des gens formés, un camp favorisé, alors il s’agira d’infractions à l’embargo des Nations Unies.» De quoi forcer des discussions au cas par cas.

«Ce qui est important», conclut Alexandre Vautravers, «c’est le processus de Montreux de 2008 et le Code de conduite international des entreprises de sécurité privées, né en 2010. Grâce à eux, même si le mercenariat existe, on limite l’exposition de la Suisse.»


TROIS QUESTION À...

Alexandre Vautravers

Le professeur associé de relations internationales et d’histoire et chercheur au Centre de politique de sécurité de Genève livre sa lecture du témoignage de ce «soldat privé».


- Un «contractor» salarié d’une société suisse et travaillant en Syrie, ça ne vous surprend guère, n’est-ce pas?

Il est vrai que de telles histoires sont courantes. Ce qui est plus intéressant, c’est l’ancrage helvétique. Mais le passé regorge d’exemples, dont certains sont criants. Par exemple, l’UCK (ndlr, l’Armée de libération du Kosovo) a été fondée à Montreux. Des cars entiers de sympathisants effectuaient des trajets réguliers vers les Balkans.

- Comment des sociétés militaires privées rencontrent-elles leurs mandats?

Ce dont il faut se rendre compte, c’est que pour que ce type d’entreprises fonctionne, certaines complicités sont nécessaires à un très haut niveau. Le témoin cité vient d’où il vient, d’un pays qui aide la rébellion par tous les moyens. Puisqu’on ne peut guère afficher ce soutien ouvertement, on utilise des manières détournées.

- Quelle est la différence entre les mercenaires d’hier et ceux d’aujourd’hui?

Il y a d’abord la dimension contractuelle. Ce sont des employés. Un papier qui détermine ce qu’il lui est permis de faire doit donc exister. La deuxième chose, c’est leur provenance. Autrefois, on aurait choisi ces mercenaires dans la diaspora syrienne. Aujourd’hui, ce sont des combattants particuliers qui ne forment plus une armée de masse. Le troisième paramètre, ce sont leurs compétences. Ce ne sont pas des inconnus ou des illuminés, mais des gens très expérimentés. Manier la kalachnikov, c’est une chose. Encadrer et enseigner son maniement à des dizaines de combattants, c’en est une autre. Enfin, le quatrième facteur est l’aspect financier. Aujourd’hui, on ne se bat plus guère pour une cause. Et la loyauté se paie cher.

THOMAS DAYER 
Arpresse