Le scandale de la surveillance sur Internet n'en est qu'à ses débuts, selon Jarno Limnéll, docteur en science militaire et expert en cybersécurité.
Un data center. Photo d'illustration. © Rainier Ehrhardt / Getty / AFP
Les publications sur le programme Prism par la presse anglo-saxonne ont mis au jour les méthodes d'espionnage des internautes du monde entier par les États-Unis. Jarno Limnéll, docteur en science militaire et expert mondialement reconnu, décrypte les événements et l'évolution du monde vers l'ère de la cyberguerre. Rencontré la semaine dernière par Le Point.fr à l'ambassade de Finlande, à Paris, il est aujourd'hui directeur de la cybersécurité pour l'éditeur finlandais de logiciels Stonesoft.
Le Point.fr : Avez-vous été surpris par les révélations sur le programme Prism de l'agence nationale de sécurité américaine (NSA) ?
Jarno Limnéll : Les informations dévoilées par la presse ne m'ont pas surpris, mais Prism n'est que la partie émergée de l'iceberg. Beaucoup d'autres révélations vont avoir lieu dans les mois à venir, il se passe beaucoup plus de choses que ce que l'on a découvert. Y compris ici en France, je vous le garantis.
Est-ce une bonne chose que ces informations aient été rendues publiques ?
C'est une excellente chose que l'opinion publique ait découvert Prism et sache qu'elle est surveillée, car il faut aujourd'hui placer le curseur entre la sécurité et la liberté. Il faut un débat public pour cela, et les démocraties ont le devoir d'être plus transparentes pour expliquer les raisons d'une telle surveillance.
Comment voyez-vous l'évolution des problématiques d'espionnage et de cyberguerre aujourd'hui ?
On connaissait l'ère de la Guerre froide, celle de la Détente, puis celle du terrorisme de 2001 à 2013. Nous entrons aujourd'hui dans l'ère de la cyberguerre. Beaucoup de changements se sont déjà produits : le terrorisme est désormais numéro deux sur la liste des menaces dressée par la Maison-Blanche : le numéro un est le cyber. Je distingue deux mondes : celui des atomes et celui des octets. Presque toute l'information est aujourd'hui dans le monde des octets, et il ne se passe pas un jour sans que l'on parle d'une cyberattaque. C'est un champ de bataille.
Il faut donc recruter des armées cybernétiques ?
Pour la cyberguerre, vous ne devez plus essayer d'avoir un maximum de muscles. Dans le passé, un chef militaire aurait choisi 100 soldats moyens plutôt qu'un seul très entraîné. Mais aujourd'hui il vaut mieux avoir un individu talentueux, qui pourra tromper ou faire face à un flot de hackers moins expérimentés.
Est-il vrai que l'attaquant gagne presque toujours ?
C'est comme James Bond : s'il veut vous tuer, il y arrivera un jour. Il faut l'accepter. L'attaquant gagne presque toujours, car il suffit qu'il traverse une seule fois les défenses pour gagner. On peut faire un parallèle avec la Première Guerre mondiale. L'arrivée des premiers chars sur les champs de bataille a perturbé les équilibres, mais on a rapidement développé des armes antichars et depuis, c'est une course sans fin entre les deux types d'armes, chars et antichars. Avec un déséquilibre important : le blindage est obligé de "gagner" à chaque fois, alors que l'antichar sera victorieux s'il perce le blindage ne serait-ce qu'une fois sur dix.
Quelles sont les conséquences pour les États ?
La cybersécurité n'est pas seulement un problème technique, c'est avant tout un défi stratégique. Les États-Unis ont perdu 300 milliards de dollars en 2012 seulement à cause du cyberespionnage, qui a donné lieu au transfert technologique le plus important de toute l'histoire. Et il était évidemment involontaire. L'attaque cyber, c'est très facile et peu cher. Vous pouvez atteindre votre objectif sans envoyer le moindre soldat. Cela oblige à oublier les concepts de guerre et de paix. L'utilisation du cyber se situe dans une zone grise. En plus, les pays ne savent pas ce dont disposent les autres. On ne peut plus se contenter de compter les tanks lors des défilés..., et à ma connaissance, il n'y a pas encore de parade de nerds !
Quand le changement vers l'ère de la cyberguerre a-t-il commencé ?
Le monde a perdu son innocence avec l'affaire Stuxnet (un virus créé par les États-Unis et Israël pour retarder le programme nucléaire iranien, NDLR). Les États investissent énormément, car ils veulent désormais des capacités offensives en plus de la défense. Trois États sont aujourd'hui capables d'attaquer : les États-Unis, la Russie et la Chine. Les États-Unis ont établi une liste de cibles qu'ils frapperont préventivement si des pays les attaquent. Ils ont donc accepté la stratégie du "hit first" (frappe préventive). En Europe, nous n'avons jamais eu ce type de discussions, il n'y a pas de doctrine d'utilisation de l'arme informatique.
Frapper préventivement, certes, mais qui ? On n'est jamais sûr de l'origine de l'attaque...
Le plus gros budget de l'agence de recherche militaire américaine, la DARPA, est alloué à l'équipe qui développe des technologies permettant de remonter à la source d'une attaque. Parce que l'attribution d'une attaque est un problème décisif dans le monde cyber : on n'est jamais sûr de qui nous attaque, c'est vrai. Mais il faut riposter, voire frapper préventivement. Et si on se trompe, on se fait un nouvel ennemi... La Maison-Blanche exige des informations fiables, provenant à la fois des experts cyber et des services de renseignements plus "classiques".
En France, un rapport gouvernemental a suggéré de ne plus acheter d'équipements chinois pour les infrastructures sensibles. Qu'en pensez-vous ?
Il y a beaucoup de spéculations sur la proximité de certaines entreprises avec leurs gouvernements. Les acheteurs sont de plus en plus intéressés par l'origine du vendeur de leurs matériels, cela devient de plus en plus important.
Les entreprises sont-elles conscientes des risques ?
Il faut détruire l'illusion de sécurité qui règne parfois dans le privé. Il y a deux sortes d'entreprise. Celles qui ont été hackées, et celles qui ont été hackées, mais ne le savent pas ou refusent de le reconnaître. En France, 80 % des infrastructures vitales sont détenues par le secteur privé, il est donc crucial que des partenariats public-privé soient mis en place. Mais qui va payer les factures ?
À l'échelle européenne, quel pays est à la pointe ?
Il n'y a pas de pays leader en Europe à ce jour. Nous sommes un peu en retrait par rapport aux trois leaders mondiaux. Il devrait y avoir plus de coopération en Europe, pour compenser le manque de travail collectif au sein de l'Otan, et je pense que la France a une belle opportunité à saisir : elle pourrait devenir la locomotive européenne de la cybersécurité. En comparant les quinze stratégies de cybersécurité mises en place en Europe, on pourrait se contenter de changer le nom sur la couverture des rapports... La vraie différence se fait dans les mesures qui sont effectivement mises en place. Les Pays-Bas par exemple sont moins enclins à suivre leurs propres recommandations que la France.
Guerric Poncet