Les principales étapes de la tuerie de Chevaline, commise le 5 septembre au sud du lac d'Annecy (Haute-Savoie), sont désormais connues. Selon les éléments de synthèses partielles transmis à la Direction générale de la gendarmerie nationale, auxquels Le Monde a eu accès, "la dynamique de la scène de crime" a été identifiée par les enquêteurs, même si toutes les expertises techniques et scientifiques n'ont pas encore été remises aux deux juges d'instruction chargés de l'affaire.
Quatre personnes ont été tuées, trois membres d'une famille britannique et un cycliste français. Ces crimes ont suscité une vive émotion en France et en Grande-Bretagne, au regard de leur violence et du mystère qui perdure sur leur cause.
"TOUT SCÉNARIO NE S'APPUIE QUE SUR DES SUPPOSITIONS"
"La dynamique de la scène est aujourd'hui cernée", a confirmé au Monde le procureur de la République d'Annecy, Eric Maillaud. Ce dernier a néanmoins tenu à préciser qu'il "reste de nombreuses inconnues, comme, par exemple, l'ordre dans lequel ces personnes ont été abattues, et aucune piste n'est, à ce jour, privilégiée".
D'après une source proche de l'enquête, la science ne permet pas, pour l'instant, "de déterminer, dans le laps de temps très court qui a séparé chaque mort, si le cycliste a été tué avant ou après les membres de la famille britannique ; tout scénario sur cette question ne s'appuie que sur des suppositions".
Si la justice n'est pas en mesure d'attester l'objectif du tueur, les enquêteurs se félicitent de pouvoir, désormais, s'appuyer sur une compréhension de la scène de crime corroborée par les expertises. Ils considèrent ainsi que le tireur était seul et n'a fait usage que d'une seule arme, un P06, la version 7.65 du P08, de type Luger. Elle était en dotation au sein de l'armée suisse dans les années 1920 et 1930. Les tueurs professionnels n'utilisent pas ce type d'arme. Elle relève aujourd'hui davantage de l'objet de collection, et la gendarmerie estime qu'un certain nombre de personnes, dans cette région frontalière avec la Suisse, sont susceptibles d'en posséder.
QUI ÉTAIT VISÉ EN PREMIER ?
D'après les synthèses partielles, cette tuerie semble s'être déroulée en plusieurs actes, dont certains éléments ont été évoqués par le site Internet du journal Parisien. Dans un premier temps positionné en amont du parking menant à la route forestière, le tueur fait feu, vers 15 h 30, en direction d'une zone où se trouvaient réunis un cycliste français, Sylvain Mollier, un touriste britannique, Saad Al-Hilli, et sa fille aînée, Zainab, âgée de 7 ans.
Certes, on ne sait pas qui était visé en premier. Mais il paraît probable que cette famille d'origine irakienne installée dans la banlieue de Londres, en vacances dans la région, ne se serait pas garée sur le parking si le corps du cycliste, blessé par balles, était déjà couché sur le sol.
Le vélo de M. Mollier a été retrouvé à cet endroit. Cette bicyclette de course haut de gamme est estimée à plus de 5 000 euros, et son propriétaire n'était jamais venu à cet endroit. Son beau-père lui aurait conseillé cette zone, pourtant peu propice, pour effectuer sa sortie.
Près du vélo, les experts ont trouvé des fragments de l'arme, ce qui a permis de remonter jusqu'à son modèle. Des recherches très poussées sont en cours, notamment auprès du fabricant, pour tenter de retrouver les acheteurs. Cette découverte laisse également ouvertes les hypothèses. Comment l'arme a-t-elle chuté sur le sol, et pour quelles raisons ? Y a-t-il eu une bagarre avec l'une des victimes ? Le tueur l'a-t-il laissée s'échapper de sa main? Les investigations devront répondre à ces questions.
TRACES DE PNEUS
Les déclarations de Zainab, la fille aînée de la famille Al-Hilli, ont fourni un élément important pour saisir la suite des événements. Selon ses déclarations, elle se trouvait à l'extérieur du véhicule avec son père quand ce dernier lui a brutalement pris la main pour se diriger en courant vers la voiture stationnée en épi.
A ce stade, deux versions divergent. L'un des enquêteurs a indiqué au Monde que Saad Al-Hilli a reçu une balle dans le bas du dos alors qu'il regagnait en toute hâte sa place de conducteur. La trajectoire de la balle s'expliquerait par sa position penchée en avant afin d'éviter les coups de feu du tireur. Interrogé, le procureur d'Annecy a démenti, pour sa part, qu'il ait été blessé par balles à ce moment-là.
Les traces de pneus relevées sur le sol donnent la suite de l'action. Si la fille aînée paraît ne pas avoir pu monter dans la voiture, son père a effectué une brutale marche arrière pour placer son véhicule dans le sens de la marche et quitter les lieux.
L'examen médico-légal du corps du cycliste, qui a été retrouvé de l'autre côté du parking, atteste qu'il aurait été accroché par la voiture lorsqu'elle a reculé. Le corps de Sylvain Mollier porte, sur son flanc, des marques d'enfoncement partiel de la cage thoracique. Ce mouvement expliquerait son éloignement par rapport à son vélo.
RESTER CACHÉE
Lors de cette manœuvre du père Al-Hilli, des balles ont brisé la vitre arrière droite du break BMW et touché, selon les analyses, l'une des personnes qui s'y trouvaient. Car, pendant ce temps, la belle-mère, la femme et la deuxième fille de Saad Al-Hilli, Zeena, âgée de 4 ans, étaient assises sur les sièges arrière.
Zeena a indiqué que sa mère lui avait demandé de rester cachée dès les premiers coups de feu. Des bris de vitre ont été récupérés sur le sol et expertisés.
Après avoir verrouillé les portes, Saad Al-Hilli est tout de même parvenu à effectuer sa marche arrière. Mais, sous la pression de l'assaillant et des coups de feu, il a heurté le talus par l'arrière et les roues ont perdu leur adhérence, interdisant toute fuite.
Le tueur s'est, pendant la manœuvre, déplacé en même temps que la voiture. Il a tiré de manière continue. Les mouvements du break familial BMW lui ont fait manquer sa cible. Des balles ont été retrouvées dans le sous-bois, au-delà de la voiture, le long de la route qui repart vers Chevaline et Annecy.
Les synthèses de gendarmerie font alors état d'un deuxième temps fort. La voiture s'est immobilisée. Le tueur assassine cette fois-ci froidement ses occupants pris au piège dans l'habitacle du véhicule. Il les vise en pleine tête.
Les enquêteurs collecteront 25 douilles sur l'ensemble de la scène. Il lui a fallu faire usage de plusieurs chargeurs. Des doutes subsistent encore sur le sort réservé au cycliste à cette étape du drame. Ce dernier aurait, de nouveau, reçu plusieurs impacts alors qu'il gisait sur le sol après avoir été traîné par la voiture.
"UNE VIOLENCE EXTRÊME"
La phase sans doute la plus cruelle intervient lorsque le tireur constate qu'il n'a plus de munitions. L'examen des experts révèle que Zaina a été frappée au visage avec la crosse du P06 dans le but délibéré de l'achever. Elle avait, à ce stade, déjà été blessée par balle à l'épaule. "Une violence extrême, on peut dire qu'on s'est acharné sur elle", avait simplement lâché publiquement le procureur d'Annecy. "Un massacre", a confirmé un enquêteur.
Un événement inattendu semble avoir interrompu la sale besogne du tueur. Il a fui, laissant l'enfant, gravement blessée, titubant au milieu de ce chaos sanglant. A-t-il été prévenu par un complice qu'un autre cycliste s'apprêtait à arriver sur les lieux ? A-t-il, par lui-même, jugé qu'il devait quitter la zone ou aperçu une éventuelle menace ?
Vers 15 h 45, Zaina est retrouvée, totalement désorientée, par un cycliste britannique qui arrive sur elle avec son VTT. William Brett Martin, un Britannique d'origine néo-zélandaise, est un ancien de la Royal Air Force. Il prend rapidement conscience de la gravité de la situation. Il voit la petite fille s'effondrer sur le sol. Il a déclaré aux enquêteurs avoir tout d'abord déplacé les corps du cycliste et de Zaina, de peur que la voiture dont les roues tournaient encore ne les écrase. Puis il accède au tableau de bord de la voiture et coupe le moteur avant de partir chercher des secours, qui sont prévenus à 15 h 48.
Il a donc mis moins de quatre minutes pour effectuer ces opérations, ce qui dénote, a minima, un certain sang-froid. Son récit montre aussi la rapidité avec laquelle cette tuerie s'est déroulée. Peu après avoir passé le village de Chevaline, vers 15 h 15, sur son vélo, William Brett Martin affirme avoir été rejoint par Sylvain Mollier, qui s'est dirigé dans la même direction que lui et l'a rapidement distancé. A 15 h 15, les touristes britanniques prenaient encore, pour leur part, des photos dans un hameau sur la commune de Doussard.
Un tel minutage laisse les enquêteurs perplexes sur l'enchaînement des faits et leur cause. Face à la complexité de ce dossier hors normes, le procureur Maillaud, lâche, quant à lui, que "tout est possible", avant d'ajouter : "J'espère juste qu'il ne s'agit pas d'une autre affaire Godard dont on n'aura jamais le fin mot." Treize ans d'enquête n'ont jamais permis d'expliquer la disparition, en 1999, du docteur Yves Godard, de son épouse et de leurs deux enfants.
Des liens potentiels entre les Al-Hilli et Saddam Hussein
Les services secrets allemands auraient transmis, à travers le Bureau de lutte antiterroriste de la gendarmerie, des éléments sur des liens entre la famille de Saad Al-Hilli et la fortune de Saddam Hussein, selon une source proche de l'enquête sur la tuerie de Chevaline.
Des tensions seraient nées de l'éviction du père de Saad Al-Hilli de la liste des bénéficiaires de fonds appartenant à l'ex-dictateur irakien.
Le conflit entre les frères Al-Hilli, évoqué dans l'enquête, aurait porté sur cet héritage et non sur le seul legs paternel. La justice suisse a découvert que Saad Al-Hilli possédait un compte sur lequel se trouvait un million d'euros, sans pour autant faire de lien entre cette somme et l'Irak, pays d'origine de la famille.
"L'idée d'un héritage caché de Saddam Hussein relève du pur fantasme, assure l'un de ses avocats français, Emmanuel Ludot. La seule piste qui aurait du sens, ce sont les fonds déposés par le régime irakien dans les banques suisses dans le cadre de l'affaire Pétrole contre nourriture." Interrogé par Le Monde, le procureur d'Annecy, Eric Maillaud, a répondu qu'il n'avait pas été "informé de l'arrivée de ce nouvel élément".
Jacques Follorou