La CIA demande une totale autonomie pour l’élargissement de sa campagne secrète de drones au Yémen destinée à frapper les personnes suspectées de terrorisme, quand bien même elle ne connaîtrait pas l’identité de ceux qui sont tués, selon les déclarations de hauts fonctionnaires états-uniens.
Si elle obtenait le droit à utiliser ces « frappes ciblées » (Signature Strikes), l’Agence pourrait viser des individus sur la seule base de renseignements faisant état de comportements douteux, tels qu’une image montrant des militants se rencontrant dans des locaux d’al-Qaïda, ou déchargeant des matériaux explosifs.
Ces pratiques constituent depuis plusieurs années un élément-clé du programme de drones de la CIA au Pakistan. Mais le directeur de la CIA, David H. Petraeus (ci-contre), a demandé l’autorisation d’utiliser cette tactique contre des sympathisants d’al-Qaïda au Yémen, ce dernier s’étant avéré être le pays posant les menaces de terrorisme les plus graves pour les États-Unis, selon les mêmes sources officielles.
Si un tel accord devait être donné, il accélérerait sans aucun doute le programme US de frappes aériennes au Yémen qui atteint d’ores et déjà des chiffres records, avec au moins huit attaques au cours des derniers quatre mois.
Pour le Président Obama, approuver ces attaques ciblées impliquerait un changement politique significatif, mais potentiellement risqué. L’administration US a fixé des limites bien précises pour les opérations de drones au Yémen, afin à la fois d’éviter d’être mêlée aux conflits régionaux souvent troubles, et pour ne pas transformer les militants ayant simplement des vues locales en recrues d’al-Qaïda.
Un haut responsable de l’administration US, évoquant sous couvert d’anonymat – comme d’autres – les discussions internes secrètes, a refusé de s’étendre sur ce qu’il a appelé les « tactiques » US au Yémen, mais a affirmé qu’« il s’agissait toujours de se limiter à des frappes chirurgicales et de viser uniquement ceux qui ont un intérêt direct à attaquer les États-Unis. »
Les officiels US reconnaissent cependant que cet impératif n’a pas toujours été respecté. L’année dernière, une frappe de drone américain a tué par erreur le fils américain du leader d’al-Qaïda Anwar al-Awlaki. L’adolescent n’avait jamais été accusé de mener des activités terroristes, et il a trouvé la mort lors d’une frappe visant d’autres militants.
Certains officiels US s’inquiètent publiquement de voir se multiplier de tels accidents si la CIA se voyait donner les pleins pouvoirs pour l’utilisation de ces « frappes groupées. »
Un cadre U.S. qui connaît bien la proposition de la CIA a posé la question suivante : « Dans quelle mesure [les frappes] peuvent-elles être précises ? La branche d’al-Qaïda au Yémen est caractérisée par des liens intimes avec l’insurrection locale dont le but est de chasser le gouvernement en place » dit-il. « Je pense qu’il existe un risque que nous soyons perçus comme prenant parti dans une guerre civile. »
Des officiels US ont déclaré que la demande de la CIA avait été présentée au Conseil de Sécurité nationale, mais qu’aucune décision n’avait été prise. La Maison Blanche et la CIA ont refusé de commenter.
Les promoteurs de cette demande ont prétendu que des améliorations dans la collecte de renseignements au Yémen rendaient possible le développement de la campagne de drones (et l’utilisation de frappes ciblées) tout en minimisant le risque de victimes civiles.
Ils ont aussi mis en avant l’expérience de la CIA au Pakistan. Les officiels US ont déclaré que l’Agence avait tué plus de cadres d’al-Qaïda dans cette région grâce aux frappes ciblées que grâce au travail d’espionnage permettant d’identifier et de localiser un individu figurant sur sa « liste des personnes à tuer. »
Un ancien cadre de l’armée, familier des opérations de drones, a déclaré qu’au Pakistan, la CIA « avait tué la plupart des personnes figurant sur cette "liste" alors même qu’elle ignorait qu’elles se trouvaient là ».
L’Agence a cité l’expérience menée au Pakistan devant les officiels de l’administration, en arguant que, paradoxalement, elle serait plus efficace contre al-Qaïda si elle n’avait pas à identifier ses cibles avant de les tuer. Cependant, Obama a déjà écarté une demande similaire voilà plus d’un an.
Un intérêt accru pour le Yémen
La CIA, l’Agence de Sécurité nationale (NSA) ainsi que d’autres services-espions ont déployé toujours plus d’agents et de ressources au Yémen ces dernières années afin de renforcer les opérations de contreterrorisme qui étaient jusque-là presque exclusivement l’apanage du Commandement conjoint des Opérations spéciales US (Joint Special Operations Command, ou JSOC).
La CIA a, dès l’année dernière, commencé à envoyer des drones armés dans le ciel yéménite après l’ouverture d’une base secrète dans la péninsule arabique. L’Agence a aussi travaillé avec les services de renseignements saoudiens et yéménites pour mettre en place un réseau d’informateurs, comme elle l’avait fait au Pakistan avant d’y expédier ses drones.
La stratégie de l’Agence au Pakistan consistait à mener une campagne de frappes de drones si intense qu’elle ne laisserait pas le temps aux cellules d’al-Qaïda de se reformer entre deux attaques. L’utilisation de « frappes groupées » était considérée comme cruciale pour atteindre l’intensité requise.
Cette stratégie a nécessité le recoupement de sources multiples pour identifier lesdites « cibles » participant à l’activité d’al-Qaïda, en se basant notamment sur les véhicules des militants, les installations, le matériel de communication, et certains schémas comportementaux.
Un ancien cadre du renseignement US a déclaré que la CIA était devenue si habile à ce travail qu’elle pouvait deviner ce qui se passait dans telle ou telle cellule d’al-Qaïda (si par exemple un leader recevait la visite de quelqu’un, ou si des explosifs y étaient assemblés), grâce à la localisation et au nombre d’agents de sécurité déployés autour du site.
« L’Agence est probablement capable de réitérer cette performance au Yémen, » a-t-il affirmé. Mais il a exprimé son scepticisme quant à l’approbation de la requête de la CIA par les officiels de la Maison Blanche, y compris par le conseiller au contreterrorisme, John O. Brennan.
La situation sur les territoires tribaux du Pakistan « est beaucoup moins ambigüe qu’au Yémen, » a-t-il affirmé. « Brennan veut être sûr que les cibles que nous frappons au Yémen sont bien des terroristes recherchés, et non pas des insurgés. »
En conséquence, la CIA a dû se limiter à des frappes « personnalisées » dans ce pays, c’est-à-dire qu’elle ne peut frapper que dans les cas où elle possède une preuve évidente que l’individu dans la ligne de mire d’un drone est bien sur sa liste de cibles.
Cela requiert souvent des renseignements provenant de nombreuses sources, et requiert l’analyse d’images, d’enregistrements de téléphone portable, et aussi des informateurs au sol.
Al-Qaïda dans la péninsule arabique ou AQAP, nom donné au groupe basé au Yémen, n’a plus été liée à un complot depuis qu’elle a échoué dans sa tentative d’envoi de colis piégés à des adresses à Chicago en 2010. On pense que la mort d’Awlaki lors d’une frappe de drone de la CIA l’année dernière a amoindri les capacités du groupe à organiser de nouveaux attentats.
Certains cadres du contre-terrorisme US ont cependant expliqué que la mort d’Awlaki n’avait pas éteint la détermination du groupe à s’attaquer aux États-Unis, et ils font remarquer que d’autres agents-clés (dont Ibrahim Hassan al-Asiri), notamment ceux qui ont conçu les bombes utilisées pour les colis piégés, sont toujours en liberté.
Un rythme de frappes qui s’accélère
Le rythme des frappes aériennes US au Yémen est encore loin des sommets atteints au Pakistan, mais on distingue clairement une tendance à la hausse, avec à peu près autant de frappes entre janvier et aujourd’hui que durant toute l’année 2011.
Quel service US est responsable de chaque frappe ? La réponse n’est pas claire. Au Pakistan, c’est la CIA qui procède à l’ensemble des frappes de drones. Mais au Yémen, les États-Unis s’appuient sur de multiples ressources, incluant les drones de la CIA et du Commandement conjoint des Opérations spéciales, mais aussi sur ceux de l’aéronavale traditionnelle stationnée au large des côtes.
Des hauts fonctionnaires US ont déclaré que le JSOC bénéficiait d’une plus grande autonomie que la CIA pour la traque de militants au Yémen, et qu’il ne demandait pas l’autorisation pour effectuer des « frappes ciblées. »
Les représentants de l’administration Obama ont refusé de donner plus de détails sur la manière dont les cibles étaient choisies, et n’ont pas divulgué l’identité des personnes tuées.
Quand il leur a été demandé d’expliquer l’augmentation du nombre de frappes depuis le début de l’année, les responsables américaines ont nié qu’il y ait eu des changements dans le processus décisionnel. Au contraire, ils attribuent ce rythme de frappes aux efforts déployés par les services de renseignement depuis plusieurs années, et qui ne commenceraient à payer qu’aujourd’hui.
Un cadre de l’administration américaine qui fut impliqué dans la supervision de la campagne yéménite a déclaré qu’ « il n’y a jamais eu de décision visant à multiplier ou à diminuer » le nombre de frappes. « C’est entièrement géré par les services de renseignement ».
Le Long War Journal, un site qui traque les opérations de drones, évalue à 27 le nombre de frappes au Yémen depuis 2009, et à 198 militants et 48 civils le nombre de personnes tuées.
Awlaki a été éliminé en septembre dernier, six semaines après que le CIA eut commencé à envoyer ses drones armés dans le ciel yéménite. Cette année, un cadre d’AQAP a été tué : Abdul Mun’im Salim al Fatahani, qui était suspecté d’avoir participé à l’attaque contre l’USS Cole en 2000 au Yémen. Selon le Long War Journal, il aurait trouvé la mort en janvier au cours d’une frappe de drone dans la province d’Abyan.
Greg Miller
Les membres de la rédaction Karen De Young et Julie Tate ont contribué à cette enquête.