Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 16 août 2011

Le nouveau visage des espions français

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Décidée à recruter 690 personnes en six ans, la DGSE prospecte désormais dans les grandes écoles d’ingénieurs et les universités pour dénicher ses nouvelles recrues : des scientifiques, des linguistes... et de plus en plus de femmes. La Centrale a accepté d’ouvrir ses portes au Figaro Magazine.

Crypto-mathématiciens, ingénieurs en sécurité informatique, interprètes en données de communication, biologistes, chimistes mais aussi linguistes chevronnés, géographes, pilotes, serruriers ou encore couturières... Vaisseau mystérieux aux 100 métiers et 1001 masques, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) sort de son immersion en eaux profondes pour mener à bien la plus ambitieuse entreprise de recrutement jamais réalisée par les services secrets français. Comme l’a prévu le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale demandé par Nicolas Sarkozy, la fameuse « Centrale » sise boulevard Mortier, à Paris, doit embaucher 690 agents de l’ombre supplémentaires en six ans. Un « bonus », voire une aubaine en ces temps où le budget de l’Etat est corseté... L’entreprise de séduction, amorcée depuis 2009, s’achèvera en 2014. Soucieux de sélectionner quelque 420 ingénieurs et techniciens de haute volée, les prospecteurs de la DGSE ont tissé un solide maillage avec des partenaires universitaires et lorgnent sans complexe sur les grandes écoles formant les futures élites de la République. Missions ? Trouver du sang neuf pour tordre le cou au cliché éculé de l’espion revenu du froid, au poil court et à l’imper mastic.

Isabelle, mère de famille de 30 ans, incarne cette relève. Allure sage et visage angélique, cet ingénieur expert dans le traitement de l’image n’a pas été élevé dans la culture de John le Carré. Bien au contraire. « A 23ans, j’étais loin du monde des espions et, avant de faire mon premier stage à la "Centrale", je connaissais à peine l’acronyme de l’agence qui m’emploie, concède-t-elle sans peine. Après avoir vu la capacité des machines mises à ma disposition, j’ai postulé et je suis devenue chef de section, avec cinq spécialistes sous mes ordres. » La journée, Isabelle intercepte images et messages cryptés circulant à l’échelle planétaire. Le soir, elle pouponne son petit bébé. Seuls les plus proches savent qu’elle est à la DGSE. Les autres la croient dans la téléphonie...

« Depuis deux ans, nous intensifions nos démarchages à la sortie de l’Ecole polytechnique, de Centrale, de l’ENA ou de Sup Telecom, confie Sandrine, quadra dynamique portant foulard et tailleur chic, chargée de la gestion des emplois. A chaque rencontre, on se présente ès qualités devant les élèves, de préférence avec un membre de la DGSE diplômé du même établissement pour établir le lien. » Ces singuliers émissaires dévoilent alors leurs activités par un bref diaporama. Puis détaillent quatre ou cinq postes à pourvoir. Les étudiants étrangers de la promotion ne sont pas conviés, sécurité oblige. « L’accueil est plutôt chaleureux, favorable, résume Sandrine. Nous avançons des atouts assez particuliers. Outre la perspective d’exercer un métier hors norme, les candidats sont attirés par nos outils technologiques, nos ordinateurs, nos systèmes d’observation et d’interception parmi les plus puissants d’Europe. » « En France, le renseignement n’est plus considéré comme une maladie honteuse que l’on doit cacher », décrypte Vincent Nibourel, juriste de formation, devenu directeur des ressources humaines après avoir bourlingué en Afghanistan, puis dans les pays de l’Est. « Chez nos voisins anglais, où l’on sait depuis des lustres que le savoir c’est le pouvoir, la crème d’Oxford ou de Cambridge se presse au Desk Intelligence pour y décrocher un job. Il nous fallait rattraper le temps perdu, d’autant que nous étions l’un des rares services à n’avoir bénéficié d’aucun renfort depuis les attentats du 11Septembre », constate-t-il.

Depuis le début de l’année, la DGSE a effectué 24 conférences dans des classes, examiné 400 dossiers de candidature, reçu en entretien 200 jeunes diplômés bac +4 ou +5. Quatre-vingts d’entre eux ont déjà été présélectionnés. Une trentaine d’élus subiront une batterie de tests psychologiques et un grand oral où leurs capacités de réaction seront éprouvées par des cas de figure inattendus et des questions déstabilisantes. « Les plus intuitifs, faisant preuve de bon sens et de séduction, d’une vive intelligence des situations et de souplesse intellectuelle, sortent vite du lot, remarque Laurent, chargé de la gestion des carrières. Dans notre métier de caméléon, il faut savoir désapprendre pour mieux réapprendre et abandonner ses illusions sans forcément les perdre. Nous recherchons les bonnes pages blanches que l’on va remplir. En tout cas, nous ne jouons jamais sur le mythe de l’espion, car l’effet serait catastrophique quand les arrivants découvrent la réalité. Dans toute une vie à la DGSE, on fait deux ou trois "james-bonderies". Comme disent les Canadiens, c’est la cerise sur le sundae. »

Recrutée dans son école d’ingénieurs en aéronautique

Au fil des années, la « boîte », comme l’appellent entre eux les agents, s’est métamorphosée. Autrefois masculine et militaire, cette structure issue de la guerre emploie aujourd’hui 4.700 personnes, dont 70% de civils. La proportion des femmes y a bondi de 6 à 25% en quinze ans. Et cette tendance va se poursuivre. « En restant cinq ou six ans sur un poste, elles apportent de la stabilité et donc plus d’expertise. Par ailleurs, elles décèlent plus facilement les pièges et les filatures... et sont moins sûres de leur supériorité, assure un responsable. Maintenant, la DGSE déploie des femmes partout à la surface du globe, à l’exception des pays du Golfe où elles seraient voilées, ne pourraient conduire ni serrer des mains. » Julie, brunette de 27 ans intégrée à la DGSE en 2008, incarne cette nouvelle génération. Analyste -« exploitante » dans le jargon maison- dans la contre-prolifération balistique à la direction du renseignement, elle a été approchée dans son école d’ingénieurs en aéronautique. « A la fin de l’année, deux personnes sont venues un matin, en se présentant au départ comme étant du ministère de la Défense. Mais très vite, le bruit a couru qu’elles étaient de la DGSE. Cela a aiguisé l’intérêt des cinquante élèves de la promo. C’était émoustillant, rigole-t-elle. Aujourd’hui, je ne me sens ni espionne et encore moins l’âme d’une Mata Hari. Au cinéma, nous sommes représentées comme séductrices volant des confidences sur l’oreiller ou comme des faire-valoir. Dans les faits, je passe des heures derrière un bureau pour empêcher des attentats. »

Outre les démarchages à la sortie des classes, la DGSE publie désormais des annonces dans la presse nationale, au Journal officiel ou à l’Association pour l’emploi des cadres (Apec). « Le recrutement, trop longtemps endogène et fondé sur le seul bouche-à-oreille, doit s’ouvrir à toutes les cultures. Notre service doit être diversifié au maximum, à l’image de la société, confie Erard Corbin de Mangoux, patron de la DGSE depuis octobre 2008. C’est en mettant en synergie les compétences de gens sortis de Sciences-Po, de diplômés de grandes écoles et d’ingénieurs que l’on peut offrir un boulot fabuleux sur le plan opérationnel. Le mixage des talents est notre credo, la richesse de la maison. »

A ce titre, la DGSE est à la recherche de 270 profils d’officiers de renseignements supplémentaires et de linguistes chevronnés maîtrisant le russe, le chinois, l’arabe, le pachtoun mais aussi l’ourdou ou des dialectes maghrébins et syro-libanais. « A la différence des projets techniques qui nécessitent des années d’investissement, les besoins de langues rares varient selon le fait du moment, précise Vincent Nibourel. Par exemple, lors de la prise d’otages de Jolo en 2000, nous avons dû recourir en urgence à des gens parlant le tagalog. Mais on ne les garde pas ensuite pendant vingt-cinq ans. »

De plus en plus de têtes bien faites, sélectionnées en fonction de leur « stabilité émotionnelle », succombent aux chants des sirènes de la « Piscine ». La plupart acceptent même une décote d’environ 5% par rapport aux salaires pratiqués dans le privé pour faire ce métier hors norme. Actuellement, un jeune agent enrôlé à la sortie de l’école perçoit un salaire de 36.000 à 38.000 euros brut par an. Pour certains profils classés « junior plus », les montants frisent les 50.000 euros annuels. Une fois franchies les portes de la « Centrale », les futurs techniciens et les officiers de renseignement façonnent leur savoir-faire au gré de 500 stages cousus main et très spéciaux. L’année dernière, les stratèges du « Service » ont consacré 44.000 journées de formation au recrutement et au traitement des « sources humaines », aux techniques de clandestinité mais aussi à la serrurerie, au maquillage ou au « dé-silhouettag », qui vise à se métamorphoser en un clin d’œil. « Très pratiques, ces modules apprennent aux nouveaux à se changer dans les toilettes d’un aéroport, à réagir avec naturel à un contrôle quand on voyage sous une fausse identité ou à utiliser du matériel perfectionné de transmission », explique « Henri », colonel en charge de la formation. Dans certains cas, des simulations grandeur nature, déclenchées en France ou en territoire étranger, plongent les « stagiaires » de la DGSE dans des situations épineuses qu’il s’agit de désamorcer. « Sur le terrain, la responsabilité de nos hommes est importante car des vies sont en jeu, souffle le colonel « Henri ». Relâcher la pression reviendrait à laisser un apprenti aux commandes d’un A380. » Les espions en herbe sont avertis. « Ici, il est rappelé aux postulants que nous pratiquons la clandestinité, que notre engagement se situe dans un rugueux arc de crise allant de Marrakech au Bangladesh et que la servitude 24heures sur 24 est la règle. Les attentats ont rarement lieu le lundi à 10heures. »

3.000 euros net par mois pour piloter un projet « top secret »

Au premier étage d’un bâtiment de la « Centrale », Florence, blonde trentenaire, connaît les règles du jeu. Diplômée d’un troisième cycle en relations internationales, elle est entrée à la DGSE il y a trois ans après une parenthèse dans un établissement culturel parisien. Affectée à la Direction du renseignement, son « goût pour l’Afrique » l’a conduite à devenir une experte de la piraterie -au large de la Somalie, notamment. « J’avais besoin de vivre l’aventure et de mettre du sel dans ma vie », avoue Florence qui, comme ses collègues, « cloisonne sa vie privée en ne se dévoilant qu’au premier cercle familial. » A ses côtés, Nicolas, ingénieur télécoms expert en traitement numérique du signal, explique avoir rejoint la « DT » (direction technique) par « intérêt intellectuel ». Issu d’une lignée militaire, marié et père d’un bébé, il pilote depuis un an et demi un projet « top secret » « avec de gros moyens financiers et techniques ». Rémunéré 3.000 euros net par mois, il n’exclut pas de se reconvertir dans le privé en faisant valoir « une étiquette ministère de la Défense, toujours bien vue ». Seule contrainte, Nicolas signera une promesse de confidentialité au moment de rendre son badge. « Nombre de candidats posent cette même question : je rentre, mais comment faire si je veux en sortir ? raconte-t-on au QG de la caserne Mortier. Nos contractuels apprennent vite qu’ils peuvent valoriser sans peine leur expérience au bout de trois ou six années passées chez nous. Ils ont en outre la possibilité, assez récente, de faire miroiter l’estampille DGSE en bonne place sur leur curriculum vitae. » « Ce n’est pas parce que nous sommes dans une maison opaque que l’on ne doit pas en sortir, martèle Erard Corbin de Mangoux. Nos jeunes recrues vivent ouverts sur le monde, avec leurs amis, leurs voisins, leur famille. »

Le sigle de DGSE a été popularisé pour la première fois au cinéma en 1991, avec Opération Corned Beef. Le film franchouillard, qui mettait en scène Squale, superagent manipulant un honnête citoyen pour démanteler un réseau, n’avait guère fait la promotion du Service. Aujourd’hui, la « Piscine », qui s’est même dotée d’un chargé de communication, renouvelle l’eau du bassin.

Christophe Cornevin
le Figaro