Une nouvelle étoile est sur le point de se lever sur l’horizon politique israélien. Etant donné l’impasse politique largement perçue comme telle sur tous les fronts, le moment pourrait tout simplement être idéal.
Les analystes se lamentent depuis longtemps sur ce qu’ils nomment le « blocage » du système politique israélien. L’année dernière, le think-tank américain Stratfor a décrit cette situation ainsi :
Pendant une génération, Israël a eu des gouvernements faibles. Ces gouvernements sont faibles parce qu’ils sont formés de coalitions constituées de divers partis qui sont parfois opposés. Cela est partiellement dû au système électoral d’Israël, qui accroît la probabilité que des partis, qui n’entreraient jamais au parlement dans d’autres pays, siègent effectivement à la Knesset avec une poignée de membres. Ils sont suffisamment nombreux pour que les partis principaux n’approchent jamais de la majorité absolue et, de ce fait, le gouvernement de coalition qui doit être créé est impotent dès le départ. Un Premier ministre israélien passe l’essentiel de son temps à éviter à devoir s’occuper des questions importantes, puisque son cabinet s’effondrerait s’il le faisait.[1]
Cette impasse est l’une des raisons qui bloque les négociations de paix, à côté d’une absence quasi-totale de consensus et de volonté politique dans le camp palestinien et des énormes différences entre ce que les deux camps sont prêts à proposer. Cela empêche également la recherche de solutions d’ensemble aux problèmes israéliens intérieurs pressants – le monopole de l’institution religieuse orthodoxe sur le mariage vient à l’esprit, ainsi que les problèmes qui s’ensuivent pour de nombreux Israéliens qui ne sont pas « officiellement » reconnus comme juifs par cet ordre établi.
Les gouvernements israéliens, à la fois sur le plan intérieur et à l’international, ont constamment échoué à prendre des mesures audacieuses dans la poursuite d’une vision claire à long-terme, et leur approche a souvent été décrite par leurs détracteurs comme se contentant d’ « éteindre les incendies ».
Une exception récente se détache et c’est Ariel Sharon, qui a défié son propre parti, le Likoud, (et qui l’a quitté en formant le principal parti d’opposition actuel, Kadima) et a contraint au retrait unilatéral de la Bande de Gaza en 2005. Cette décision spécifique est toujours, en Israël, sources de nombreuses controverses, avec ses opposants qui montrent du doigt la prise de pouvoir par le Hamas qui a suivi sur la Bande et ses défenseurs qui font remarquer le soutien international que cela a généré : le courage et la capacité de Sharon à imposer sa vision sont toutefois presque universellement admirés.
La carrière militaire de Sharon comme sa bellicosité en matière de questions de sécurité sont bien connues. Et en dehors du fait qu’il soit considéré comme un héros pour son rôle dans les guerres de 1967 et de 1973, il a été impliqué dans un certain nombres d’opérations au fil des ans qui ont causé de lourdes pertes civiles palestiniennes. Même après avoir commencé à exprimer des idées politiques centristes, il est resté un pur et dur en matière de sécurité. En 2002, au plus fort de la deuxième Intifada (le soulèvement palestinien), il a lancé l’Opération Bouclier de Défense, dans laquelle l’armée israélienne a pris un certain nombre de villes de Cisjordanie.
La cause officielle qui a déclenché cette Intifada fut la visite de Sharon au complexe de la mosquée al-Aqsa en 2000. Quelques temps après, certainement dès 2003, il a changé de sentiment dans sa vision politique. Bien que la plupart des Palestiniens ne lui ait jamais fait confiance (hors toute autre considération, il était à la fois derrière le mouvement d’origine de colonisation, il y a des dizaines d’années, et la construction de la barrière de sécurité après le début de la deuxième Intifada), il a prononcé ces mots fatidiques : « Etat palestinien viable ».
La forte personnalité de Sharon et ses qualifications en matière de sécurité lui ont permis de faire passer sa vision, malgré une forte opposition publique. En 2005, il a procédé au retrait de l’armée israélienne de Gaza. Son AVC en 2006 et le coma dans lequel il est plongé depuis ont empêché les parties plus ambitieuses de son programme politique d’être mises en place. Personne sur la scène politique israélienne n’a enfilé son costume.
« Si Sharon n’avait pas fait cette AVC », a écrit Stratfor dans une analyse publiée, il y a environ un an, « il aurait pu y avoir un dirigeant fort qui puisse terrasser le système politique israélien et imposer un accord. Mais à ce stade, il n’y a pas eu de leader israélien depuis Ménahem Begin [qui a négocié le traité de paix avec l’Egypte à la fin des années 70] capable négocier en toute confiance avec sa stature. [Le Premier ministre] Benjamin Netanyahou se retrouve pris en tenaille entre les Etats-Unis et son cabinet sévèrement fissuré par les pourparlers de paix. »
Seuls, deux Premiers ministres depuis Begin ont défié avec conviction cette faiblesse politique - Yitzhak Rabin, qui a signé les Accords d’Oslo et le traité de paix avec la Jordanie, et Sharon. Rabin est mort, assassiné par un militant d’extrême-droite en 1995, et Sharon est en incapacité totale de faire quoi que ce soit. Jusqu’à récemment, il a semblé qu’il n’y avait aucun remplaçant potentiel pour l’un ou l’autre.
Entre en scène Meir Dagan, l’homme que Sharon avait nommé en 2002 pour diriger l’agence d’espionnage, le Mossad, parce qu’il voulait « un Mossad avec un couteau entre les dents ». Selon la plupart des versions de cette histoire, Sharon n’était pas satisfait de l’approche plus douce du prédécesseur de Dagan, Ephraïm Halevy, et choisit donc Dagan, qu’il connaissait et dont il avait admiré l’endurance et la sévérité depuis le début des années 70.
Selon un autre récit, Dagan, un général de division à la retraite, qui a été impliqué avec les forces spéciales tout au long de sa carrière militaire, avait la réputation de « couper les têtes des Palestiniens avec un couteau japonais ».[2]
En tant que chef du Mossad, Dagan s’est montré à la hauteur de sa réputation. Ses exploits audacieux et son organisation méthodique sont devenus légendaires, et son mandat a été prolongé de trois ans pour « réalisations extraordinaires », deux fois par l’ancien Premier ministre Ehoud Barak et une fois par Netanyahou.
Parmi les innombrables opérations couronnées de succès qui lui sont attribuées, on trouve de nombreux assassinats de terroristes arabes, dont celui du cerveau terroriste du Hezbollah, Imad Mughniyeh, dans un quartier étroitement surveillé de Damas, en 2008. Il est aussi crédité de la destruction d’un réacteur nucléaire syrien en 2007 et du ralentissement du programme nucléaire iranien, en partie à l’aide du virus informatique hautement sophistiqué, Stuxnet.
Dagan est sorti du Mossad, à la fin de l’année dernière, comme une sorte de héros national. Similairement à Sharon, il est vilipendé et craint, à la fois par les ennemis d’Israël et par les opposants intérieurs ; similairement à Sharon, à un moment dans un passé récent, il a visiblement entrepris une transformation politique radicale.
Ses désaccords avec Netanyahou auraient commencé avant qu’il ne quitte ses fonctions – il est probable que le Premier ministre a refusé de prolonger son mandat d’une nouvelle année, précisément à cause de ces désaccords. Son opposition à une frappe contre l’Iran arrive en tête de ses désaccords publics avec le Premier ministre ; certains spéculent qu’avec l’aide de quelques autres hauts responsables de la sécurité, il a même réussi à bloquer, l’année dernière, un plan concret pour une attaque israélienne contre des installations nucléaires iraniennes. [3]
Cependant, ce n’est qu’il y a un mois et demi que Dagan a placé deux grosses bombes sur la scène politique israélienne. La première, en déclarant publiquement qu’une frappe israélienne contre l’Iran était « la chose la plus stupide que j’ai jamais entendue », déclaration qu’il a éclaircie plus tard en disant que l’Etat juif ne pourrait supporter « une guerre régionale sans savoir comment en sortir ». [4] Ensuite, il a soutenu qu’Israël devait approuver une version de l’initiative de paix saoudienne, appelant à un règlement du conflit sur la base des lignes de 1967.
Cela le fait entrer en collision avec Netanyahou, qui s’oppose avec véhémence aux lignes de 1967, comme base pour les négociations, et qui continue d’insister qu’une attaque contre l’Iran ne devrait pas être écartée. « Il semble que l’ancien chef du Mossad ait choisi de se positionner à gauche de la carte politique », fait observer le journaliste israélien Aviel Magnezi.[5]
Dagan, qui a 66 ans, ne peut pas entrer en politique immédiatement – du moins pas par la grande porte. Il est lié par une loi qui l’oblige à « lever le pied » pendant trois ans après avoir pris sa retraite des institutions de sécurité. C’est seulement après cette période qu’il pourra faire campagne pour les législatives et devenir Premier ministre.
Toutefois, il existe une porte dérobée : il peut être nommé à un poste ministériel, en tant qu’expert indépendant, par quiconque remportera la prochaine élection. Shaoul Mofaz, un ancien chef d’état-major de l’armée israélienne, est passé par cette porte dérobée, en 2002, lorsqu’il fut nommé ministre de la défense par Sharon seulement deux mois après sa retraite de l’armée ; les prochaines élections en Israël sont programmées pour 2013 et si la coalition de droite de Netanyahou est chassée, il n’y a aucune raison que Dagan ne puisse faire pareil.
La bataille politique semble avoir déjà commencé. Les déclarations de Dagan ont soulevé beaucoup de controverses et plusieurs ministres, en compagnie d’un certain nombre d’analystes, ont affirmé qu’elles avaient nui à la sécurité nationale. Certains l’ont accusé d’être un hypocrite et ont diagnostiqué chez lui le « syndrome du général à la retraite ». « Si Dagan réservait de telles critiques radicales à ses supérieurs », écrit l’analyste israélien Yoaz Henderl, « il aurait dû les faire durant son mandat ou partir ». [6]
Certains l’ont soutenu, y compris d’autres anciens responsables de la sécurité qui ont effectué un virage idéologique vers la gauche. « Cet homme a quitté ses fonctions après de nombreuses années de service », a souligné Yaacov Peri, l’ancien patron du Shin Beth, l’agence de contre-espionnage israélienne. « Vous devez l’écouter très attentivement. Ses mots sont très calculés. Gravés dans le marbre. Il peut tout soutenir. »
Une poignée d’autres ont exprimé une critique équilibrée. Dans une interview récente, Zvi Zamir, un ancien chef légendaire du Mossad à la fin des années 60 et au début des années 70, s’est lamenté que la situation lui paraissait ressembler à celle qui a précédé la Guerre du Kippour de 1973, mais il a néanmoins critiqué Dagan pour la manière dont il a choisi d’intervenir.
« Sur un plan formel, il n’a enfreint aucune loi, bien qu’il ait pu en enfreindre sur le plan éthique », a dit Zamir. « Je ne me souviens pas d’un chef qui a eu cette sorte d’éclat. J’ai été choqué comme tout lecteur et je me suis demandé pourquoi cela a été publié dans les journaux mais qu’il n’a révélé aucun secret ».[7]
Selon l’analyste israélien de premier plan, Aluf Benn, Netanyahou livre déjà une guerre de relations publiques contre Dagan :
La minute [où Netanyahou] a identifié Dagan comme un ennemi, il a démarré une campagne pour le détruire, en commençant par prétendre que l’ancien patron du Mossad parle trop et peut par conséquent mettre à mal la sécurité de l’Etat – ou, pour faire court, que Dagan n’est pas fiable.
Ensuite, si Dagan continue d’attaquer Netanyahou, le Premier ministre fera probablement monter la pression avec des affirmations qui ferait passer l’ancien chef du Mossad comme ayant été incompétent ou, pire, un menteur.
Si Dagan résiste à ces attaques et poursuit son assaut, il pourrait se révéler être un leader approprié pour l’opposition. Son protecteur, Sharon, a résisté à de nombreuses attaques qui étaient bien plus sévères et il a persévéré. A présent, Dagan est mis à l’épreuve. [8]
Une loi pour le réduire au silence pourrait même être en préparation. Peu de temps après ses commentaires, un projet de « loi Dagan » a circulé à la Knesset, laquelle, si elle était votée, imposerait des restrictions aux droits de faire des déclarations pour les anciens responsables de la sécurité. « Ils devraient définitivement y réfléchir à deux fois avant d’exprimer des opinions sur des questions sensibles », a déclaré l’un des partisans de ce projet de loi au site d’information en ligne, Ynet.
Que Dagan puisse résister à ces « épreuves » reste à voir ! Toutefois, derrière tout ce battage, pour la première fois depuis plusieurs années, il apparaît qu’il existe une véritable bataille de vision en Israël. Le récit qu’en font Netanyahou et ses alliés d’extrême-droite, basé sur une vision à court-terme selon laquelle il n’y a aucune chance de paix et, par conséquent, qu’il n’y a aucun intérêt à négocier ou à faire des concessions, est contesté par un autre récit, qui dit que la paix, tout en étant confrontée à des obstacles terribles, est la seule vision réaliste à long-terme, parce que les alternatives sont encore plus sombres.
Si Dagan se faisait vraiment le défenseur de ce dernier récit, il ne l’aurait pas inventé : il l’aurait hérité de Sharon, lequel, à son tour, en avait reçu une version de Rabin, de Begin et d’autres.
Même l’allié de Netanyahou, l’influent ministre de la défense Ehoud Barak, a publiquement mis en garde que l’inaction conduirait à un « tsunami diplomatique » qui frapperait Israël plus tard dans l’année, avec la déclaration d’indépendance palestinienne attendue. Les conséquences d’une attaque contre l’Iran seraient encore plus directes et plus destructrices. La plupart des analystes pensent que le front intérieur israélien se retrouverait sous un feu intense de missiles, tirés depuis l’Iran et de ses alliés.
De plus, une offensive israélienne pour la paix, même sans obtenir de résultats concrets, renforcerait la position internationale d’Israël. Dans une analyse encore plus récente, Stratfor soutient qu’une telle offensive saperait sévèrement la stratégie palestinienne contre Israël :
Dans le camp palestinien, la véritable crise se produira, si jamais Dagan remporte le débat. Le centre de gravité de la faiblesse palestinienne est l’incapacité à former un front uni autour de la position selon laquelle Israël a le droit d’exister. Certains le disent, certains y font allusion et d’autres le rejettent. Un pari intéressant serait de donner aux Palestiniens ce que les Américains et les Européens suggèrent : modifier les frontières de 1967. Pour Israël, la question est de savoir si le risque de coller à la position actuelle est plus grand que le risque d’un changement spectaculaire. Pour les Palestiniens, la question est de savoir ce qu’ils feront s’il y a un changement spectaculaire. Le dilemme palestinien est des plus intenses et des plus intéressants – et une opportunité intéressante pour Israël. [9
D’une certaine façon, si des défis régionaux plus urgents sont résolus, le temps pourrait être mûr pour une telle contre-stratégie. Une partie de la réticence d’Israël à accepter un Etat palestinien provenait de l’opposition tacite à cette idée de ses alliés régionaux, l’Egypte et la Jordanie, chacune pour ses propres raisons.
Son pire ennemi, la Syrie, aurait pu également créer des problèmes, puisqu’on dit qu’elle ne serait pas non plus très chaude à la perspective d’une indépendance palestinienne. Cependant, dans le sillage des soulèvements arabes, tous ces pays trouveront probablement qu’il est plus difficile de s’opposer, même à couvert, à une initiative de paix basée sur une solution à deux Etats.
Parmi les bénéfices, et même si une guerre brutale se déclenchait à la suite de la mise en place d’une stratégie similaire, le gouvernement israélien se retrouverait en capacité de revendiquer qu’il a fait tout ce qu’il pouvait pour parvenir à la paix, et renforcerait alors son soutien intérieur et international. Ces dernières spéculations ne sont que ce qu’elles sont : des spéculations. Mais ce qui ne fait aucun doute est que pour la première fois depuis des années, les probabilités existent qu’un sérieux mouvement sur la scène politique israélienne se produise. Si l’étoile politique de Dagan veut bien scintiller, alors il pourrait bousculer l’impasse qui a caractérisé la politique israélienne et la diplomatie au Proche-Orient pendant de nombreuses années.
Victor Kotsev
journaliste et analyste politique, basé à Tel Aviv
Notes :
[1] Israeli-Palestinian Peace Talks, Again, Stratfor, August 23, 2010.
[2] Celebrating criminality, Al-Ahram, Issue No. 917 October 9-15, 2008.[3] DAGAN, ASHKENAZI, DISKIN, PERES LIKELY FOILED 2010 NETANYAHU-BARAK ATTACK ON IRAN, Tikun Olam, June 6, 2011.
[4] Israel won't withstand war in wake of strike on Iran, ex-Mossad chief says, Ha'aretz, June 1, 2011.
[5] Ex-Mossad Chief in eye of storm, again, Ynetnews, June 3, 2011.
[6] Dagan should keep quiet, Ynetnews, June 7, 2011. [7] . Ex-Mossad chief: Purity of arms eroded, Ynetnews, June 9, 2011.
[8] Ex-Mossad chief's comments on Iran place him on collision course with Netanyahu, Ha'aretz, June 3, 2011.
[9] The Palestinian Move, Stratfor, June 7, 2011