«Les crises financières et économiques provoquent de l’instabilité jusqu’à nos portes», estime André Blattmann, chef de l’armée suisse.
«Il faut enfin cesser de croire que nous pouvons prédire l’avenir.» Tel est le credo d’André Blattmann, chef de l’armée suisse, qui se dit très préoccupé par les conséquences du printemps arabe sur la Suisse, notamment l’afflux de réfugiés. Interview.
Dans votre carte de vœux 2011 pour vos collaborateurs, vous écriviez que «beaucoup de choses, immuables jusqu’à présent, sont remises en question» et que la réforme actuelle de l’armée «entraînera une réduction massive des prestations». L’armée va-t-elle vivre un nouvel annus horribilis?
Au contraire, l’armée va mieux. Nous avons pris des mesures organisationnelles pour corriger nos erreurs. Nous sommes par exemple sur le bon chemin en ce qui concerne l’équipement de nos soldats de milice ou l’entretien de notre matériel.
Mais attention, l’argent que nous avons investi dans les pièces de rechange va manquer demain pour acheter les nouveaux équipements nécessaires à l’instruction. Il faut à tout prix corriger ce problème financier à long terme en faisant comprendre que cet argent n’est pas investi pour l’armée, mais pour notre sécurité.
Nous ne voulons pas revivre ce qui s’est passé avec Armée XXI. On nous avait fixé un cadre, des missions, mais nous n’avions jamais reçu les moyens financiers pour les assumer. Il nous a toujours manqué 25%.
«UN DE NOS SPÉCIALISTES ATOMIQUES DU LABORATOIRE ABC DE SPIEZ A ÉTÉ ENVOYÉ À TOKYO.»
André Blattmann
Pourquoi avoir attendu d’être au pied du mur pour le dire!
On était peut-être trop gentil. Et puis nous avons essayé d’assumer notre tâche malgré tout. Mais maintenant que nous avons reçu la facture, nous ne pouvons plus le faire. Depuis des années, les dépenses d’exploitation se font au détriment des frais d’investissement. Nous demandons donc aux politiciens de prendre une décision, mais de ne pas changer d’avis le lendemain...
Un sujet dont vous pourriez parler avec Ueli Maurer, le chef du Département de la défense (DDPS). Quand il était président de l’UDC, il a fait partie des politiciens qui ont savonné la planche de l’armée…
[Il sourit.] Tout change. Aujourd’hui, Ueli Maurer m’aide beaucoup. Je peux compter sur lui. J’ai aussi l’impression que les politiciens fédéraux commencent à comprendre notre difficile situation.
Vraiment?
Le Parlement a pris note du rapport sur la politique de sécurité. Le programme d’armement 2010 a été plus important que nous l’avions demandé. Du jamais vu depuis longtemps. Troisièmement, une récente motion oblige le Conseil fédéral à se décider plus rapidement que prévu au sujet de l’achat des nouveaux avions.
Peut-être, mais dans le même temps, le parti socialiste veut abolir l’armée. ..
Ne vous inquiétez pas. Nous allons aussi aider les socialistes s’ils ont un problème… Plus sérieusement, quand je parle avec leurs élus dans les cantons, ils sont conscients que le maintien de l’armée n’est pas qu’une question de sécurité. C’est aussi une question de places de travail. L’armée suisse est un service public. Mais il faut être franc, seule la catastrophe est mobilisatrice.
Que voulez-vous dire?
On ne se rend compte de l’utilité de l’armée qu’en cas de catastrophe. Nous devons aujourd’hui éviter les erreurs commises avant les dernières guerres mondiales. A l’époque, le monde politique avait négligé l’armée et nous avions du retard. Or il faut être prêt à tout, tout le temps.
Ce n’est pas si faux par exemple d’avoir au moins deux brigades avec des armes qui répondent à une menace militaire. Si on ne doit pas les engager, c’est tant mieux.
Vous voulez dire que l’Europe, et donc la Suisse, ne sont pas à l’abri d’une guerre conventionnelle?
La guerre est toujours possible. Les crises financières et économiques provoquent de l’instabilité jusqu’à nos portes. La menace est aussi naturelle. Prenez les tremblements de terre en Haïti, au Chili ou au Japon. Si cela avait lieu à Bâle, qui pourrait intervenir? Seule l’armée en a les moyens.
Nous serions également en première ligne en cas de problèmes dans nos centrales nucléaires. Nous aidons d’ailleurs les Japonais. Un de nos spécialistes atomiques du laboratoire ABC de Spiez (atomique, bactériologique et chimique) a été envoyé à Tokyo avec leur accord.
D’accord, mais de quelle armée rêvez-vous alors que quatre variantes sont désormais sur la table (60 000 militaires (pour un budget annuel de 4,6 milliards de francs), 80 000 (4,9 milliards), 100 000 (5,3milliards annuels) et 120 000 hommes (5,3 milliards)?
C’est aux politiciens de dire ce qu’ils veulent. Pas à l’armée. Ils doivent prendre leurs responsabilités et nous donner les moyens de pouvoir faire notre travail correctement.
Vous ne répondez pas à ma question…
Nous évoquions 96 000 militaires dans un projet précédent. Ce nombre garantirait notre capacité de durer en cas de conflit. Mais si vous voulez un chiffre, je ne vous le donnerai pas même si je constate que doubler l’effectif de l’armée, de 60 000 à 120 000, ainsi que ses prestations ne coûterait que 15% de plus.
Reste que le nombre de militaires m’importe peu. Ce qu’il faut désormais, c’est nous donner le crédit qui correspond à la variante choisie. Sinon, ce ne sera pas honnête.
Mais on pourrait aussi imaginer qu’on vous mette deux milliards de francs à disposition et qu’on sous-traite une partie du travail à nos voisins?
Et vous pensez que cette solution serait meilleur marché? J’en doute. Nous avons une très bonne collaboration avec nos voisins, mais partager des tâches militaires, c’est une autre affaire.
En Suisse, on a toujours l’impression que si on n’a pas les moyens, on peut demander aux autres de le faire à notre place gratuitement. Mais vous savez, les autres armées ont les mêmes problèmes que nous. Elles n’ont pas de moyens.
Cela dit, on laisse bien aujourd’hui des camions de l’armée anglaise traverser notre pays pour leur guerre contre la Libye. Ce qui est en pleine contradiction avec notre neutralité, non?
C’est une décision du Conseil fédéral. Je n’ai pas à la commenter.
Tout de même, c’est une révolution pour une armée qui a dépensé des milliards pour défendre le sacro-saint territoire national.
Tout évolue. Même le monde politique.
Et si Kadhafi nous demandait de traverser la Suisse?
C’est une question très hypothétique.
A propos de Libye, l’armée suisse a-t-elle vu venir le printemps arabe?
Non. En revanche, nous nous intéressons de très près à la situation. Elle nous préoccupe. Toute zone d’instabilité peut avoir des conséquences sur notre propre sécurité. Aujourd’hui, notre service de renseignement analyse la situation des réfugiés qui arrivent en Europe.
Nous apportons aussi notre aide à l’Office fédéral de la migration qui gère ce dossier. Nous avons par exemple mis à disposition du corps des gardes-frontière des drones pour la surveillance des frontières. Ceci dit, nous devons tous tirer des enseignements du printemps arabe. Il faut enfin cesser de croire que nous pouvons prédire l’avenir.
Sommes-nous prêts à les accueillir comme nous avions pris sous notre aile plus de 50 000 personnes lors de la guerre du Kosovo (1999)?
C’est intéressant de comparer les deux situations. A l’époque, j’étais le chef d’état-major d’une division dont les régiments avaient à plusieurs reprises servi pour aider ces gens. Pour être franc, ces moyens, l’armée ne les a plus. On a diminué les effectifs et les infrastructures. Nous ne pourrons plus fournir la même prestation à l’avenir.
Profil
André Blattmann
Né le 6 mars 1956 à Richterswil et marié, André Blattmann est chef de l’armée depuis mars 2009. Cet officier supérieur a fait carrière au sein de la DCA. Dans les années 2000, il a été successivement commandant des écoles et des cours Stinger (lance-missile solair) à Payerne, chef d’état-major du corps d’armée de campagne 4 à Zurich, commandant de l’école centrale de l’armée à Lucerne.
Patrick Vallélian