Qui a commandité l’attentat de Lockerbie en 1988 ? Faut-il réellement y voir la main du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi ou bien les pistes mènent-elles désormais, 20 ans après la tragédie où 270 personnes ont trouvé la mort, à des responsabilités bien différentes. À l’heure où le journal britannique The Guardian, dans son numéro du 2 octobre 2009, publie un article intitulé "Les USA ont payé 2 millions de dollars au principal témoin à charge", le doute n’est plus permis. La piste libyenne a fait long feu, et la vérité en matière de terrorisme international semble une fois de plus être beaucoup plus complexe que ce que nos médias et nos gouvernements ont bien voulu nous faire croire.Nous avions déjà publié dans nos pages les révélations d’al-Megrahi, le principal inculpé libyen relâché récemment par les autorités britanniques. Mais pour mieux comprendre l’écheveau complexe de cette affaire, voici un article de Massimo Mazzucco, l’auteur du film "The New American Century", paru sur son remarquable site LuogoComune.net et qui en retrace pour nous les principaux points.
Ce qui suit est une tentative de reconstruction, nécessairement schématique, de l’histoire non officielle entre la Libye, la Grande-Bretagne et les USA, qui s’est articulée depuis toutes ces années autour de l’attentat de Lockerbie.
Son responsable présumé, Abdul al-Megrahi, a récemment été libéré par la Grande-Bretagne, “pour motif humanitaire” –selon les termes du communiqué officiel et rapatrié en Libye. En réalité, comme nous allons le voir, il est maintenant clair qu’Abdul al-Megrahi était un simple bouc-émissaire dans cette affaire, qu’il n’avait rien à voir avec l’attentat et que sa libération serait la conséquence d’une urgente nécessité de la part des Anglais, et non pas un geste humanitaire.
On peut commencer ce récit au moment de l’attentat en 1984 dans une discothèque de Berlin, dans lequel moururent deux citoyens turcs et un soldat américain. Les autorités allemandes en attribuèrent la responsabilité au “terrorisme libyen”, et Ronald Reagan pensa alors qu’une réponse adaptée consistait à bombarder Tripoli.
Naturellement, le véritable objectif était de se débarrasser du colonel, assis avec suffisance depuis plusieurs années sur des millions de barils de pétrole…
…pour lesquels les Anglo-américains commençaient à ressentir une forte nostalgie (la première crise du pétrole remonte à 1973). Kadhafi s’en sortit sain et sauf, mais sa petite fille de deux ans ainsi que de nombreux innocents moururent lors des bombardements,.
Le 21 décembre 1988, le vol Pan-Am 103, entre Londres et New York, explose en plein vol au-dessus de l’Écosse, faisant 270 victimes. En plus de tous les passagers et des membres d’équipage, onze habitants de la petite ville de Lockerbie où s’écrasèrent les ailes et la partie centrale du fuselage, trouvèrent la mort.
Après 3 années d’enquête, conduites avec la collaboration active du FBI (plus de la moitié des passagers étaient américains), la justice écossaise conclut à la responsabilité de deux Libyens, Abdul al-Megrahi et Lamin Fhimah.
Le bruit, relativement facile à alimenter, commença alors à circuler, que par cet attentat, Kadhafi avait voulu se venger de la mort de sa fille, et ainsi l’idée des pirates de l’air libyens sembla à tous la plus naturelle du monde.
D’autres soutenaient que Kadhafi avait déjà exercé sa vengeance en 1986 avec la séquestration du vol Pan-Am à Karachi qui avait causé la mort d’une vingtaine d’otages. En tout cas, beaucoup ont dû voir dans ce tyran et sa fille décédée, un bien commode bouc-émissaire, auquel on pouvait attribuer les plus lointains attentats en Patagonie ou à l’Ile de Pâques.
Mais puisqu’aucun traité n’existait entre les deux pays, les Anglais ne pouvaient pas demander officiellement l’extradition des présumés coupables, et ils chargèrent alors des hommes du MI-6 (la CIA anglaise) d’ouvrir des canaux diplomatiques non officiels – ce qu’on appelle les “backdoors” ou “portes dérobées ” afin d’obtenir leur rémission par d’autres moyens.
Entre-temps, ce fut une escalade d’accusation, chantages et contre-accusations, qui atteint son point culminant avec toute une série de sanctions internationales imposées à la Libye par l’ONU, afin d’obtenir la livraison des deux présumés pirates de l’air. (N’est-il pas curieux que ce soient toujours les pays riches en pétrole à subir des chantages avec à la clef, embargos et sanctions et tout genre ?)
Mais Kadhafi tint bon et après 6 ans, les hommes du MI-6 n’étaient même pas parvenus à ouvrir une chatière dans la forteresse.
C’est alors qu’en 1994, un “agent des Services libyens” se présenta à l’ambassade anglaise à Tunis, demanda à parler avec le responsable local du MI-6 et lui fit une proposition alléchante. Il disposait –disait-il – d’une poignée de fidèles prêts à tout, même à tuer Kadhafi et à prendre le pouvoir. Mais il avait besoin d’argent pour préparer l’attentat (armes, bombes, logistique, etc.), et il offrait donc en échange, si les Anglais l’aidaient à renverser le colonel, la précieuse rémission des pirates de l’air de Lockerbie.
L’homme du MI-6, un certain David Watson, en référa à son responsable à Londres, Richard Bartlett. Après quelques jours, le feu vert de Bartlett arriva, précisant qu’il avait reçu du ministre des Affaires étrangères le “permis de tuer”, ainsi qu’un montant de 100.000 dollars pour la poignée d’hommes de main.
J’oublie de dire que cette “poignée d’hommes de main” s’appelait “al-Qaida”, et rapportait à un certain ben Laden, l’homme qui avait organisé, pour le compte de la CIA, les moudjahidin afghans qui renvoyèrent les Russes à la maison. (Comme on l’a su plus tard, le terme “al-Qaida” désigne en fait la base de données de la CIA contenant le nom de tous les moudjahidin)
C’est de la part de ben Laden que l’”agent des services libyens s’était présenté à Tunis chez Watson. (Ce personnage n’a jamais été identifié avec certitude, mais il est quasi certain qu’il s’agissait d’Anas al-Liby, le numéro 2 de ben Laden, qui à l’époque résidait curieusement dans le Soudan tout proche).
Autrement dit, les Services secrets anglais ont financé ben Laden pour assassiner Kadhafi.
Seul un enfant peut croire à la fable de l’agent libyen inconnu qui se présente à l’ambassade anglaise à Tunis, offre deux hommes en échange d’une nation et s’en va trois jours après en sifflotant avec 100.000 dollars en poche.
Ceci est la piètre histoire qu’il fallut inventer quand l’affaire de l’attentat contre Kadhafi – qui dans l’intervalle avait échoué – devint de notoriété publique. Ce sont les agents du MI-5 Annie Machon et David Shayler qui la dénoncèrent, après en avoir eu connaissance par leurs collègues du MI-6.
Ce fut un cas de “lanceur d’alertes” de premier ordre qui déchaîna un véritable scandale en Grande-Bretagne, mettant le pays dans l’embarras devant le monde entier.
Ce n’est pas un hasard si Machon et Shayler durent s’enfuir, se cachant pendant de longs mois dans une ferme du Nord de la France, avant d’affronter durant plusieurs années de longs procès qui ne se sont conclus que très récemment.
Sans eux, personne n’aurait jamais rien su de la tentative anglaise d’assassinat de Kadhafi, ni d’autres attentats contre des citoyens d’Israël, officiellement attribués à des Palestiniens, mais qui se révélèrent au contraire être l’oeuvre du Mossad.
Suite à l’attentat raté contre Kadhafi, le bras de fer pour obtenir les deux présumés pirates de l’air de Lockerbie reprit de plus belle, et à la longue le prix à payer pour les sanctions devint insupportable même pour l’orgueil du colonel.
Après de longues tractations, la Libye reconnut officiellement les “responsabilités de nos officiers” (al-Megrahi était chef de la sécurité des lignes aériennes entre la Libye et Londres) et remit les deux suspects, à condition qu’ils soient jugés devant un tribunal neutre, en Hollande, en présence d’observateurs internationaux.
Au procès en Hollande, Fhimah fut acquitté, mais al-Megrahi fut reconnu coupable et condamné à la prison à vie, avec une peine de sureté de 20 ans.
On peut se demander comment il a été possible de prouver l’identité des pirates de l’air, en partant d’un immense tas de débris fumants. Et bien, quand le FBI s’y met, tout devient possible : attention le spectacle va commencer.
En fouillant dans les restes du désastre, quelqu’un avait aperçu un fragment d’habit pour enfant, brûlé, mais pas trop, et qui portait tellement de traces d’explosifs qu’on en conclut qu’il avait été utilisé pour envelopper la bombe. Par miracle, le bout de vêtement conservait encore son étiquette, et en partant d’elle on put remonter au vendeur, un commerçant de l’ile de Malte nommé Tony Gauci. Lorsque les hommes du FBI se présentèrent chez lui, Gauci se rappela soudain qu’il avait vendu ce vêtement pour enfant à un “Libyan looking man” ce sont ses propres termes, c’est-à-dire un “homme d’aspect libyen” (comme on le sait bien, les Libyens sont complètement différents de tous les autres Arabes) le 7 décembre, c’est-à-dire 3 semaines avant l’attentat. De là à identifier al-Megrahi parmi une vingtaine de “Libyan looking man”, le pas fut facile à franchir.
Mais cela ne suffisait pas à le condamner. Le fait que le vêtement d’enfant se trouva à proximité de la bombe ne signifiait pas qu’il avait servi à l’envelopper. Infatigables, les hommes du FBI continuèrent leur enquête jusqu’à la découverte parmi les débris, d’un fragment de circuit électrique qui normalement est monté sur un certain type de radio Toshiba. C’est ce même modèle de radio – firent remarquer les hommes du FBI – qui fut utilisé par un Palestinien peu de temps auparavant pour confectionner une bombe de type Semptex.
Excellent indice, mais cela ne suffisait toujours pas.
Recherches, examens, analyses, et tout d’un coup on découvre un autre fragment de circuit électrique parmi les décombres, appartenant à une minuterie semblable à celle trouvée sur un agent libyen arrêté quelques mois plus tôt, qui circulait de nuit avec en poche une bombe de type Semptex.
Cela devenait intéressant, mais les indices ne suffisaient toujours pas.
Il y eut alors le coup de génie final des agents du FBI, qui d’un morceau de valise, remontèrent au modèle de Samsonite qui avait contenu la bombe, notant dans l’intervalle que cette valise, embarquée à Londres sur le vol Pan-Am, était partie de Malte.
Et là le cercle se refermait! Il suffisait de mettre bout à bout “libyen” + “semptex” + “minuterie” + “Samsonite” + “Malte”, et voilà que se dessinait une belle perpétuité pour le pauvre al-Megrahi.
Bien qu’il ait toujours clamé son innocence, et que le principal observateur de l’ONU, Hans Köchler, ait qualifié le procès de “spectaculaire erreur judiciaire ” (“a spectacular miscarriage of justice”), le monde entier fut rapidement convaincu que l’attentat était vraiment parti de Libye.
C’était en janvier 2001, quelques mois avant le 11-Septembre.
Entre-temps, Kadhafi avait remis ses idées en place, avait renoncé à la bombe atomique, et était même devenu le “bon exemple” de l’islamique apprivoisé que tous les autres pays dans le monde devaient imiter. (Saddam était prévenu).
Pour confirmer ses bonnes intentions, Kadhafi s’engagea à payer 2,7 milliards de dollars aux familles de victimes (presque 10 millions par famille), demandant en retour l’annulation définitive des sanctions contre la Libye, et l’effacement de son pays de la liste noire des “pays voyous”.
La majeure partie de cet argent finira dans les caisses des prestigieux cabinets d’avocats américains représentant les proches des victimes.
En 2002, al-Megrahi tenta un recours en appel, mais sa demande fut repoussée pour “manque de consistance des motivations”.
Al-Megrahi ne baissa pas les bras, et commença probablement avec une aide venant de l’étranger – à rassembler toute la documentation possible pour préparer un second appel, beaucoup plus sérieux et mieux organisé que le premier.
Sa contre-enquête fut si efficace qu’en 2007, la Cour pénale écossaise de Révision établit, à la surprise générale, que le cas devait être rouvert. En effet, on avait appris dans l’intervalle que :
•Tony Gauci, le commerçant maltais de vêtements, avait vu une photo de al-Megrahi 4 jours avant de l’identifier. La défense de al-Megrahi affirme avoir les preuves que Gauci a reçu 2 millions de dollars [Voir article de The Guardian du 02 octobre 2009 - Ndlr] pour le témoignage qui mena à l’arrestation de l’accusé.
•Le technicien suisse qui avait confirmé que la minuterie était utilisée pour les bombes Semptex a avoué avoir menti au procès, après avoir refusé une offre de la part du FBI de 4 millions de dollars pour faire cette déclaration. Le technicien a aussi admis avoir dérobé dans sa société un exemplaire de ces “minuteries”, et l’avoir remis “à un homme chargé de l’enquête”.
•Il s’avéra que le morceau de circuit électrique considéré comme appartenant à la minuterie n’avait même pas subi de tests de présence d’explosifs.
•La fameuse valise “Samsonite” partie de Malte, avait circulé pendant 17 heures sur un carrousel vide de Heathrow avant d’être embarquée sur le vol Pan-Am, et pendant ce laps de temps quelqu’un l’avait forcée.
•La police de Heathrow a malheureusement “perdu” les documents relatifs à cette valise, et il est donc impossible de remonter aux personnes qui l’ont manipulée, ni même à celles qui l’ont embarquée dans l’avion.
•L’habitant de Lockerbie qui avait trouvé dans la forêt le manuel de la radio Toshiba déclara que le document présenté au procès était complètement différent de celui qu’il avait remis à la police.
Bref, les choses sont claires, inutile de tergiverser : Le FBI utilise encore les techniques et les manuels d’Edgar Hoover.
Pourtant, les médias firent semblant de rien, et la nouvelle du verdict de la Cour de Révision passa relativement inaperçue.
Mais le moment de l’appel de al-Megrahi était arrivé, et la date de la réouverture du procès avait été fixée à début avril.
Si ce procès s’était déroulé, al-Megrahi aurait très probablement été acquitté et les Anglais auraient subi une humiliation devant le monde entier.
De plus, il existait un risque non négligeable que Kadhafi demande la restitution des sommes versées comme dédommagement aux familles de victimes.
Voilà pourquoi les Anglais, pris d’une soudaine compassion, ont décidé de faire rapatrier de toute urgence al-Megrahi, entamant pour cela une procédure judiciaire complexe qui demandait avant toute chose que ce dernier retire sa demande d’appel.
Une fois cela acquis, al-Megrahi fut renvoyé à la maison. Bien qu’il ait renoncé à l’appel, al-Megrahi a déclaré qu’il rendrait public le dossier de plus de 300 pages que la défense lui avait préparé entre-temps.
Fin de l’histoire.
Il ne reste plus qu’une question : si ce ne sont pas les Libyens, alors qui donc a mis cette bombe dans le vol Pan-Am 103 ?
Personne ne connaît précisément la réponse, et à ce jour Internet fourmille de “théories alternatives” de tout type, la plupart ayant visiblement été lancées pour rajouter à la confusion.
À ceux qui ne veulent pas s’aventurer sur ce terrain dangereux, nous pouvons juste suggérer de s’interroger sur qui pouvait, pendant toutes ces années, avoir convenu de faire passer la Libye de Kadhafi pour un État de “terroristes”.
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Massimo Mazzucco