Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

lundi 19 octobre 2009

Quand le juge Felice Casson a dévoilé le Gladio…

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Le Réseau Voltaire débute la publication en épisodes de l’ouvrage de référence sur l’activité des services secrets de l’OTAN de la création de l’Alliance atlantique aux années 90. Bien qu’il s’agisse du travail d’un historien, cette enquête sur le Gladio ne ressort pas de l’Histoire, mais bien de notre vie quotidienne. Cette structure secrète est toujours active et les États européens sont toujours sous tutelle anglo-saxonne, comme l’ont montré les enquêtes parlementaires sur les enlèvements perpétrés par la CIA depuis 2001. Il est impossible de comprendre la politique en Europe sans avoir une connaissance précise des réseaux « Stay-Behind ».
Ce premier article retrace la découverte du Gladio par les magistrats italiens à la fin des années 80.

Les ruines de la gare de Bologne après sa destruction par les terroristes de l’OTAN (1980)

Le 31 mai 1972, une voiture piégée explosa dans un bois des abords du village de Peteano, en Italie, faisant un blessé grave et un mort parmi les carabiniers, les policiers italiens. Ceux-ci s’étaient rendus sur les lieux à la suite d’un coup de téléphone anonyme. En inspectant une Fiat 500 abandonnée, un carabinier avait ouvert le capot, déclenchant ainsi l’explosion. Deux jours plus tard, un nouveau coup de téléphone anonyme revendiqua l’attentat au nom des Brigades Rouges, un groupuscule terroriste qui tentait à l’époque de renverser l’équilibre du pouvoir en Italie en se livrant à des prises d’otages et à des assassinats planifiés de hauts personnages de l’État. La police se tourna immédiatement vers la gauche italienne et rafla près de 200 communistes. Pendant plus de 10 ans, la population italienne demeura convaincue que l’acte terroriste de Peteano était bien l’œuvre des Brigades Rouges.

Puis, en 1984, Felice Casson, un jeune juge italien, décida de réouvrir le dossier, intrigué par toute une série d’irrégularités et de falsifications entourant le drame de Peteano. Il découvrit que la police n’avait effectué aucune enquête sur les lieux. Il s’aperçut également que le rapport qui avait conclu à l’époque que les explosifs employés étaient ceux traditionnellement utilisés par les Brigades Rouges était en réalité un faux. Marco Morin, un expert en explosifs de la police italienne, avait délibérément fourni de fausses conclusions. L’homme était membre de l’organisation d’extrême droite italienne « Ordine Nuovo », et avait, dans le contexte de la Guerre froide, contribué à son échelle à ce qu’il considérait comme une lutte légitime contre l’influence des communistes italiens. Le juge Casson parvint à établir que, contrairement aux conclusions de Morin, l’explosif utilisé à Peteano était du C4, le plus puissant de l’époque et qui figurait également dans l’arsenal des forces de l’OTAN. « J’ai simplement voulu jeter un éclairage nouveau sur des années de mensonges et de secrets, c’est tout », déclara plus tard le juge Casson aux journalistes qui l’interrogeaient dans son minuscule bureau du palais de justice, sur les bords de la lagune de Venise. « Je voulais que les Italiens connaissent pour une fois la vérité. »


Le 24 février 1972, près de Trieste, un groupe de carabiniers tombèrent par hasard sur une cache d’armes renfermant des armes, des munitions et des quantités d’explosif C4, identique à celui utilisé à Peteano. Les policiers étaient convaincus d’avoir découvert l’arsenal d’un réseau criminel. Des années plus tard, l’enquête du juge Casson permit d’établir qu’il s’agissait en fait de l’une des caches souterraines parmi des centaines d’autres aménagées par l’armée secrète stay-behind sous les ordres de l’OTAN et qui portait en Italie le nom de code Gladio (le glaive). Casson remarqua que les services secrets de l’armée italienne et le gouvernement de l’époque s’étaient donné beaucoup de mal pour garder le secret autour de la découverte de Trieste et de son contexte stratégique.


En poursuivant son investigation sur les affaires troubles de Peteano et Trieste, le magistrat découvrit avec étonnement la main, non pas de la gauche italienne, mais des groupuscules d’extrême droite et des services secrets de l’armée derrière l’attentat de 1972. L’enquête du juge révéla une collaboration étroite entre l’organisation d’extrême droite Ordine Nuovo et le SID (Servizio Informazioni Difesa), autrement dit les services secrets de l’armée italienne. Ensemble, ils avaient préparé l’attentat de Peteano, puis accusé les militants d’extrême gauche italiens, les Brigades Rouges. Casson parvint à identifier l’homme qui avait posé la bombe : Vincenzo Vinciguerra, un membre d’Ordine Nuovo. Étant le dernier maillon d’une longue chaîne de commandement, Vinciguerra ne fut finalement arrêté que des années après les faits. Il passa aux aveux et témoigna avoir bénéficié de la protection de tout un réseau de sympathisants en Italie et à l’étranger qui avait couvert sa fuite après l’attentat. « C’est tout un mécanisme qui s’est mis en branle, raconta Vinciguerra, ça signifie que des carabiniers au ministre de l’Intérieur en passant par les douanes et les services de renseignement civils et militaires, tous avaient accepté le raisonnement idéologique qui sous-tendait l’attentat. »


Vinciguerra soulignait à juste titre le contexte historique agité dans lequel s’était produit l’attentat de Peteano. Vers la fin des années soixante, avec le début de la révolution pacifiste et les mouvements de protestations étudiants contre la violence en général et la guerre du Vietnam en particulier, l’affrontement idéologique entre la droite et la gauche s’était intensifié en Europe de l’Ouest et aux États-Unis. L’immense majorité des citoyens engagés dans les mouvements sociaux de gauche recouraient à des formes non violentes de contestation : manifestations, actes de désobéissance civique et, surtout, débats animés. Au sein du Parlement italien, le puissant Parti communiste (Partito Communisto Italiano, PCI) et, dans une moindre mesure, le Parti socialiste (Partito Socialisto Italiano, PSI) étaient des sympathisants de ce mouvement. Ils contestaient la politique des États-Unis, la guerre du Vietnam et surtout la répartition du pouvoir en Italie car, en dépit de l’importante majorité dont il disposait au Parlement, le PCI n’avait reçu aucun ministère et demeurait, de ce fait, exclu du gouvernement. La droite italienne avait parfaitement conscience qu’il s’agissait d’une injustice flagrante et d’une violation des principes de base de la démocratie.


C’est dans ce contexte de Guerre froide et de lutte pour le pouvoir que les extrêmes eurent recours au terrorisme en Europe de l’Ouest. À l’extrême gauche, les groupes terroristes les plus notoires furent les communistes italiens des Brigades Rouges et la Rote Armee Fraktion allemande ou RAF (Fraction Armée Rouge). Fondées par des étudiants de l’université de Trente ignorant tout ou presque des techniques de combat, les Brigades Rouges comptaient dans leurs rangs Margherita Cagol, Alberto Franceschini et Alberto Curcio. À l’instar de la RAF, ils étaient convaincus de la nécessité d’employer la violence pour changer la structure du pouvoir en place qu’ils jugeaient injuste et corrompu. Comme celles de la RAF, les actions menées par les Brigades Rouges ne visaient pas les populations civiles, mais des individus ciblés, accusés d’incarner « l’appareil d’État », tels que des banquiers, des généraux et des ministres qu’elles enlevaient et assassinaient souvent. Opérant principalement dans l’Italie des années soixante-dix, les Brigades Rouges comptèrent 75 morts à leur actif. Puis, à cause de leurs faibles capacités stratégiques et militaires et de leur inexpérience, leurs membres furent arrêtés au cours de rafles, jugés et emprisonnés.


À l’autre extrémité de l’échiquier politique de la Guerre froide, l’extrême droite eut elle aussi recours à la violence. En Italie, son réseau incluait les soldats clandestins du Gladio, les services secrets militaires et des organisations fascistes telles qu’Ordine Nuovo. Contrairement au terrorisme pratiqué par la gauche, celui adopté par la droite visait à répandre la terreur dans toutes les couches de la société par des attentats frappant aveuglément des foules entières, et destinés à faire un maximum de morts, pour pouvoir ensuite en accuser les communistes. Le drame de Peteano, comme l’apprit le juge Casson, s’inscrivait dans ce schéma et entrait dans le cadre d’une série de crimes débutée en 1969. Cette année-là, 4 bombes avaient explosé peu avant Noël dans des lieux publics à Rome et à Milan. Le bilan avait été de 16 morts et 80 blessés, pour la plupart des paysans venus déposer les recettes de leur marché du jour à la Banque Agricole, sur la Piazza Fontana de Milan. Suivant une stratégie machiavélique, la responsabilité de ce massacre avait été imputée aux communistes et à l’extrême gauche, les indices avaient été effacés et une vague d’arrestations s’en était immédiatement suivie. La population dans son ensemble n’avait que très peu de chance de découvrir la vérité étant donné les efforts déployés par les services secrets militaires pour maquiller le crime. À Milan, l’un des engins n’avait pas explosé à cause d’un dysfonctionnement de la minuterie, mais, lors des premières manœuvres de dissimulation, les services secrets la firent exploser sur place, pendant que des composants d’engins explosifs étaient placés dans la villa de Giangiacomo Feltrinelli, célèbre éditeur connu pour ses opinions de gauche.


« D’après les statistiques officielles, entre le 1er janvier 1969 et le 31 décembre 1987, on a recensé 14 591 actes de violence aux motifs politiques », affirme le sénateur Giovanni Pellegrino, président de la Commission d’enquête parlementaire sur Gladio et le terrorisme, rappelant la violence du contexte politique de cette période récente de l’histoire italienne. « Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que ces “actions” ont tué 491 personnes et blessés ou mutilés 1 181 autres. Des pertes dignes d’une guerre, sans aucun équivalent en Europe. » À la suite des attentats de la Piazza Fontana en 1969 et de Peteano en 1972, d’autres actes ensanglantèrent le pays : le 28 mai 1974 à Brescia, une bombe fit 8 morts et 102 blessés parmi les participants à une manifestation antifasciste. Le 4 août 1974, un attentat à bord du train « Italicus Express », qui relie Rome à Munich, tua 12 personnes et en blessa 48. Le point culminant de cette violence fut atteint par un après-midi ensoleillé, le 2 août 1980, jour de la fête nationale italienne, quand une explosion massive dévasta le hall d’attente de la seconde classe de la gare de Bologne, tuant 85 personnes et blessant ou mutilant 200 autres. Le massacre de Bologne est l’une des plus importantes attaques terroristes que l’Europe a eu à subir au cours du XXe siècle.


Contrairement aux membres des Brigades Rouges qui finirent tous par être emprisonnés, les terroristes d’extrême droite parvinrent à prendre la fuite après chaque attentat, parce que, comme le fait justement remarquer Vinciguerra, ils purent tous bénéficier de la protection de l’appareil sécuritaire et des services secrets de l’armée italienne. Quand, après plusieurs années, le lien fut enfin établi entre l’attentat de la Piazza Fontana et la droite italienne, on demanda à Franco Freda, un membre d’Ordine Nuovo, si, avec le recul, il pensait ou non avoir été manipulé par des personnages haut placés, généraux ou ministres. Freda, un admirateur déclaré d’Hitler qui avait publié Mein Kampf en italien au sein de sa petite structure d’édition personnelle, répondit que selon ses conceptions, tout le monde était forcément plus ou moins manipulé : « Nous sommes tous manipulés par des plus puissants que nous », déclara le terroriste. « En ce qui me concerne, j’admets avoir été une marionnette animée par des idées mais en aucun cas par les hommes des services secrets, que ce soit ici [en Italie] ou à l’étranger. En d’autres termes, j’ai moi-même choisi mon combat et je l’ai mené conformément à mes idées. C’est tout. »


En mars 2001, le général Giandelio Maletti, ancien patron du contre-espionnage italien, laissa entendre qu’outre celle du réseau clandestin Gladio, des services secrets militaires italiens et d’un groupuscule de terroristes d’extrême droite, les tueries qui discréditèrent les communistes italiens avaient également reçu l’approbation de la Maison-Blanche et de la CIA. Au cours du procès de terroristes d’extrême droite accusés d’être impliqués dans les attentats de la Piazza Fontana, Maletti témoigna : « La CIA, sur les directives de son gouvernement, souhaitait créer un nationalisme italien capable d’enrayer ce qu’elle considérait comme un glissement vers la gauche et, dans ce but, elle a pu utiliser le terrorisme d’extrême droite. » (...) « On avait l’impression que les Américains étaient prêts à tout pour empêcher l’Italie de basculer à gauche » expliqua le général, avant d’ajouter : « N’oubliez pas que c’est Nixon qui était aux affaires et Nixon n’était pas un type ordinaire, un très fin politicien mais un homme aux méthodes peu orthodoxes. » Rétrospectivement, le général de 79 ans exprima des critiques et des regrets : « L’Italie a été traitée comme une sorte de protectorat. J’ai honte à l’idée que nous soyons toujours soumis à un contrôle spécial. »


Dans les décennies 1970 et 1980, le Parlement italien, au sein duquel les partis communiste et socialiste détenaient une part importante du pouvoir, avait manifesté une inquiétude grandissante devant cette vague visiblement sans fin de crimes qui ensanglantaient le pays sans que l’on puisse en identifier ni les auteurs ni les commanditaires. Même si, à l’époque, des rumeurs circulaient déjà parmi la gauche italienne selon lesquelles ces mystérieux actes de violence seraient une forme de guerre secrète menée par les États-Unis contre les communistes italiens, il n’existait aucune preuve permettant d’étayer cette théorie tirée par les cheveux. Mais, en 1988, le Sénat italien mandata une commission d’enquête parlementaire spéciale présidée par le sénateur Libero Gualtieri et qui porta le nom éloquent de : « Commission parlementaire du Sénat italien chargée d’enquêter sur le terrorisme en Italie et les raisons expliquant que les individus responsables des tueries n’ont pu être identifiés : Le terrorisme, les attentats et le contexte politico-historique. » Le travail de la commission s’avéra extrêmement difficile. Les témoins refusaient de s’exprimer. Des documents furent détruits. Et la commission elle-même, composée de représentants des partis de gauche et de droite, fut divisée sur la question de la vérité historique en Italie et sur les conclusions qui devaient ou non être révélées au grand jour.

Le juge Felice Casson révèle l’existence d’un réseau clandestin créé par l’OTAN. L’Alliance, officiellement constituée pour protéger les États membres, est en réalité un protectorat anglo-saxon. Washington et Londres n’ont pas hésité à commanditer des attentats terroristes en Italie pour fausser le jeu démocratique.

Dans le même temps, le juge Casson, sur la base du témoignage de Vincenzo Vinciguerra, le terroriste de Peteano, et des documents qu’il avait découverts, commença à entrevoir la nature de la stratégie militaire complexe qui avait été employée. Il comprit petit à petit qu’il ne s’agissait pas simplement de terrorisme mais bien de terrorisme d’État, financé par l’argent des contribuables. Obéissant à une « stratégie de la tension », les attentats visaient à instaurer un climat de tension parmi la population. L’extrême droite et ses partisans au sein de l’OTAN craignaient que les communistes italiens n’acquissent trop de pouvoir et c’est pourquoi, dans une tentative de « déstabiliser pour stabiliser », les soldats clandestins membres des armées de Gladio perpétraient ces attentats dont ils accusaient la gauche. « Pour les services secrets, l’attentat de Peteano s’inscrivait dans ce qui fut appelée "la stratégie de la tension" », expliqua le juge Casson au grand public lors d’un reportage de la BBC consacré à Gladio. « C’est-à-dire créer un climat de tension pour encourager dans le pays les tendances socio-politiques conservatrices et réactionnaires. À mesure que cette stratégie était appliquée sur le terrain, il devenait nécessaire d’en protéger les instigateurs car les preuves de leur implication commençaient à apparaître. Les témoins taisaient certaines informations pour couvrir les extrémistes de droite. »

Vinciguerra, un terroriste qui, comme d’autres ayant été en contact avec la branche Gladio des services secrets militaires italiens, fut tué pour ses convictions politiques, déclara : « Il fallait s’en prendre aux civils, aux gens du peuple, aux femmes, aux enfants, aux innocents, aux anonymes sans lien avec un quelconque jeu politique. La raison en était assez simple. Ils étaient censés forcer ces gens, le peuple italien, à s’en remettre à l’État pour demander plus de sécurité. C’est à cette logique politique qu’obéissaient tous ces meurtres et tous ces attentats qui restent impunis car l’État ne peut s’inculper lui-même ou avouer sa responsabilité dans ce qui s’est passé. »


Mais l’horreur de ce plan diabolique n’apparut que progressivement et, aujourd’hui encore, il reste de nombreux liens secrets à établir. En outre, tous les documents originaux demeurent introuvables. « Après l’attentat de Peteano et tous ceux qui ont suivi », déclara Vinciguerra lors de son procès en 1984, « plus personne ne devrait douter de l’existence d’une structure active et clandestine, capable d’élaborer dans l’ombre une telle stratégie de tueries ». Une structure qui, selon lui, « est imbriquée dans les organes mêmes du pouvoir. Il existe en Italie une organisation parallèle aux forces armées, composée de civils et de militaires, et à vocation anti-soviétique, c’est-à-dire destinée à organiser la résistance contre une éventuelle occupation du sol italien par l’Armée rouge. » Sans citer son nom, ce témoignage confirma l’existence de Gladio, l’armée secrète et stay-behind créée sur ordre de l’OTAN. Vinciguerra la décrivit comme « une organisation secrète, une super-organisation disposant de son propre réseau de communications, d’armes, d’explosifs et d’hommes formés pour s’en servir ». Le terroriste révéla que cette « super-organisation, en l’absence d’invasion soviétique, reçut de l’OTAN l’ordre de lutter contre un glissement à gauche du pouvoir dans le pays. Et c’est ce qu’ils ont fait, avec le soutien des services secrets de l’État, du pouvoir politique et de l’armée. »


Plus de 20 ans se sont écoulés depuis ce témoignage édifiant du terroriste repenti qui établit, pour la première fois dans l’histoire italienne, un lien entre le réseau stay-behind Gladio, l’OTAN et les attentats à la bombe qui avaient endeuillé le pays. Et c’est seulement aujourd’hui, au bout de toutes ces années, après la confirmation de l’existence de cette armée secrète et la découverte de caches d’armes et d’explosifs que chercheurs et historiens réalisent enfin le sens des propos de Vinciguerra.


Mais peut-on accorder du crédit aux dires de cet homme ? Les événements qui suivirent le procès semblent indiquer que oui. L’armée secrète fut découverte en 1990, et, comme pour confirmer indirectement que Vinciguerra avait dit la vérité, le soutien dont il avait joui jusqu’alors en haut lieu lui fut soudain retiré. Contrairement à d’autres terroristes d’extrême droite qui, après avoir collaboré avec les services secrets italiens, étaient ressortis libres, Vinciguerra fut, lui, condamné à la réclusion à perpétuité.


Mais Vinciguerra ne fut pas le premier à révéler le lien entre Gladio, l’OTAN et les attentats, il ne fut d’ailleurs pas non plus le premier à évoquer la conspiration Gladio en Italie. En 1974, dans le cadre d’une enquête sur le terrorisme d’extrême droite, le juge d’instruction Giovanni Tamburino avait créé un précédent en inculpant le général Vito Miceli, le chef du SID, les services secrets militaires italiens, pour avoir « promu, mis en place et organisé, avec l’aide de complices, une association secrète regroupant civils et militaires et destinée à provoquer une insurrection armée visant à modifier illégalement la Constitution et la composition du gouvernement ».


Au cours de son procès, le 17 novembre 1974, Miceli, ancien responsable du Bureau de Sécurité de l’OTAN, révéla, furieux, l’existence de l’armée Gladio qu’il décrivit comme une branche spéciale du SID : « Si je disposais d’un super-SID sous mes ordres ? Bien sûr ! Mais je ne l’ai pas monté moi-même dans le but de tenter un coup d’État. Je n’ai fait qu’obéir aux ordres des États-Unis et de l’OTAN ! » Grâce à ses solides contacts transatlantiques, Miceli s’en tira à bon compte. Il fut libéré sous caution et passa 6 mois dans un hôpital militaire. Il fallut attendre encore 16 ans pour que, contraint par les découvertes du juge Casson, le Premier ministre Andreotti révèle devant le Parlement italien l’existence du réseau Gladio. En l’apprenant, Miceli entra dans une rage folle. Peu avant sa mort en octobre 1990, il s’emporta : « J’ai été emprisonné parce que je refusais de révéler l’existence de cette super-organisation secrète et voilà qu’Andreotti s’amène devant le Parlement et raconte tout ! »


En prison, Vinciguerra, le poseur de bombe de Peateano, expliqua au juge Casson que, dans leur entreprise d’affaiblissement de la gauche italienne, les services secrets militaires et le réseau Gladio avaient reçu l’aide, non seulement d’Ordine Nuovo, mais également d’autres organisations d’extrême droite bien connues, comme Avanguardia Nazionale : « Derrière les terroristes, de nombreuses personnes agissaient dans l’ombre, des gens appartenant ou collaborant à l’appareil sécuritaire. J’affirme que tous les attentats perpétrés après 1969 s’inscrivaient dans une même stratégie. » Le membre d’Ordine Nuovo Vinciguerra raconta comment lui et ses camarades d’extrême droite avaient été recrutés pour exécuter avec l’armée secrète Gladio les actions les plus sanglantes : « Avanguardia Nazionale, tout comme Ordine Nuovo, étaient mobilisés dans le cadre d’une stratégie anticommuniste émanant, non pas de groupuscules gravitant dans les sphères du pouvoir mais bel et bien du pouvoir lui-même, et s’inscrivant notamment dans le cadre des relations de l’Italie avec l’Alliance Atlantique. »

Le juge Casson fut alarmé par ces révélations. Dans le but d’éradiquer cette gangrène qui rongeait l’État, il suivit la piste de la mystérieuse armée clandestine Gladio qui avait manipulé la classe politique italienne pendant la Guerre froide et, en janvier 1990, il demanda aux plus hautes autorités du pays la permission d’étendre ses investigations aux archives des services secrets militaires, le Servizio Informazioni Sicurezza Militare (SISMI), nouveau nom que portait le SID depuis 1978. En juillet de la même année, le Premier ministre Giulio Andreotti l’autorisa à accéder aux archives du Palazzo Braschi, le siège du SISMI à Rome. Le magistrat y découvrit pour la première fois des documents attestant de l’existence en Italie d’une armée secrète au nom de code Gladio, placée sous les ordres des services secrets militaires et destinée à mener des opérations de guerre clandestine. Casson trouva également des documents établissant l’implication de la plus grande alliance militaire du monde, l’OTAN, et de la dernière superpuissance subsistant, les États-Unis, dans des actes de subversion ainsi que leurs liens avec le réseau Gladio et des groupuscules terroristes d’extrême droite en Italie et dans toute l’Europe occidentale. Pour le juge Casson, disposer de ces informations représentait un danger certain, ce dont il avait conscience car, par le passé, d’autres magistrats italiens qui en savaient trop avaient en effet été abattus en pleine rue : « De juillet à octobre 1990, j’étais le seul à savoir quelque chose [au sujet de l’Opération Gladio], cela aurait pu me porter malheur ».


Mais le malheur tant redouté ne survint pas et Casson fut à même de résoudre le mystère. Se basant sur des documents qu’il avait mis au jour, il prit contact avec la commission parlementaire présidée par le sénateur Libero Gualtieri et chargée d’enquêter sur les attentats terroristes. Gualtieri et ses confrères furent inquiets des découvertes dont le magistrat leur fit part et reconnurent qu’elles devaient être jointes au travail de la commission car elles expliquaient l’origine des attentats et les raisons pour lesquelles ils étaient restés impunis depuis tant d’années. Le 2 août 1990, les sénateurs ordonnèrent au chef de l’exécutif italien, le Premier ministre Giulio Andreotti, « d’informer sous 60 jours le Parlement de l’existence, de la nature et du but d’une structure clandestine et parallèle soupçonnée d’avoir opéré au sein des services secrets militaires afin d’influencer la vie politique du pays ».


Le lendemain 3 août, le Premier ministre Andreotti se présenta devant la commission parlementaire et, pour la première fois depuis 1945, confirma, en tant que membre en fonction du gouvernement italien, qu’une organisation de sécurité agissant sur ordre de l’OTAN avait existé en Italie. Andreotti s’engagea auprès des sénateurs à leur remettre un rapport écrit sur cette organisation dans un délai de soixante jours : « Je présenterai à cette commission un rapport très détaillé que j’ai commandé au ministère de la Défense. Il concerne les opérations préparées à l’initiative de l’OTAN dans l’hypothèse d’une offensive contre l’Italie et de l’occupation de tout ou partie de son territoire. D’après ce qui m’a été indiqué par les services secrets, ces opérations se sont poursuivies jusqu’en 1972. Il a alors été décidé qu’elles n’étaient plus indispensables. Je fournirai à la commission toute la documentation nécessaire, que ce soit sur le sujet en général ou sur les découvertes du juge Casson dans le cadre de ses investigations sur l’attentat de Peteano. »


Âgé de 71 ans à l’époque de son audition, Giulio Andreotti n’avait rien d’un témoin ordinaire. Son passage devant la commission fut l’occasion pour lui de se replonger dans sa très longue carrière politique qui ne connut probablement aucun équivalent en Europe de l’Ouest. À la tête du parti chrétien-démocrate (Democrazia Cristiana Italiana ou DCI) qui, durant toute la Guerre froide, fit office de rempart contre le PCI, Andreotti bénéficiait du soutien des USA. Il connut personnellement chacun des présidents états-uniens et pour de nombreux observateurs, italiens et étrangers, il fut le politicien le plus influent de la Première République italienne (1945-1993).

Aprés des décennies de trucage de la démocratie, Giulio Andreotti vous salue bien.

Malgré la faible espérance de vie qui caractérisa les gouvernements de la fragile Première République, Andreotti parvint habilement à se maintenir au pouvoir à la faveur de nombreuses coalitions et à devenir une figure incontournable du Palazzo Chigi, le siège du gouvernement italien. Né à Rome en 1919, Andreotti devint ministre de l’Intérieur à 35 ans avant d’établir un véritable record en occupant 7 fois le siège de Premier ministre et en se voyant confier successivement pas moins de 21 portefeuilles ministériels, dont, à 7 reprises, celui des Affaires étrangères. Ses partisans le comparaient à Jules César et l’appelaient le « Divin Giulio » ; ses détracteurs quant à eux voyaient en lui l’archétype du magouilleur et le surnommaient « l’Oncle ». On raconte que son film de gangster préféré était Les Affranchis à cause de la réplique de Robert De Niro : « Ne balance jamais tes potes et évite de trop parler ». La plupart des observateurs s’accordent à dire que ce sont les talents de stratège du Divin Giulio qui lui permirent de survivre aux nombreux forfaits et intrigues du pouvoir dans lesquels il fut très souvent directement impliqué.


En révélant l’existence de l’Opération Gladio et des armées secrètes de l’OTAN, « l’Oncle » avait finalement décidé de rompre la loi du silence. Quand la Première République s’effondra à la fin de la Guerre froide, le puissant Andreotti, qui n’était alors plus qu’un vieillard, fut traîné devant maints tribunaux l’accusant d’avoir manipulé les institutions politiques, d’avoir collaboré avec la mafia et d’avoir secrètement ordonné l’assassinat d’opposants politiques. « La justice italienne est devenue folle », s’écria en novembre 2002 le Premier ministre Silvio Berlusconi quand la Cour d’appel de Pérouse condamna Andreotti à 24 ans de prison. Tandis que les juges recevaient des menaces de mort et étaient placés sous protection policière, les chaînes de télévision interrompirent la diffusion du football pour annoncer qu’Andreotti avait été reconnu coupable d’avoir chargé le parrain de la mafia Gaetano Badalamenti d’assassiner, en 1979, le journaliste d’investigation Mino Pirelli dans le but de taire la vérité sur l’assassinat du président de la République italienne, le chrétien-démocrate Aldo Moro. L’Église catholique tenta de sauver la réputation du Divin Giulio : accablé par ces informations, le cardinal Fiorenzo Angelini déclara : « Jésus-Christ aussi a été crucifié avant de ressusciter ». Cependant, malgré toutes l’inquiétude suscitée, Andreotti ne finit pas ses jours derrière les barreaux : les verdicts furent cassés en octobre 2003 et « l’Oncle » fut à nouveau libre.


Au cours de ses premières révélations sur l’Opération Gladio devant les sénateurs italiens le 3 août 1990, Andreotti avait bien pris soin de préciser que « ces opérations [s’étaient] poursuivies jusqu’en 1972 » afin de se préserver d’éventuelles répercussions. En effet, en 1974, alors ministre de la Défense, il avait officiellement déclaré dans le cadre d’une enquête sur des attentats commis par l’extrême droite : « J’affirme que le chef des services secrets a, à plusieurs reprises, explicitement exclu l’existence d’une organisation secrète de quelque nature ou dimension que ce soit ». En 1978, il avait fourni un témoignage similaire devant des juges enquêtant sur l’attentat perpétré par l’extrême droite à Milan.


Lorsque la presse italienne révéla que l’armée secrète Gladio, loin d’avoir été dissoute en 1972, était toujours active, le mensonge d’Andreotti ne tint plus. Dans les semaines qui suivirent, en août et septembre 1990, contrairement à son habitude, le Premier ministre communiqua abondamment avec l’étranger, chercha à contacter et s’entretint avec de nombreux ambassadeurs. Comme le soutien international tardait à venir, Andreotti, qui craignait pour sa place, passa à l’offensive et tenta de souligner l’importance du rôle de la Maison-Blanche et de nombreux autres gouvernements d’Europe de l’Ouest qui, non seulement avaient conspiré dans cette guerre secrète contre les communistes, mais y avaient pris une part active. Cherchant à attirer l’attention sur l’implication de pays étrangers, il eut recours à une stratégie efficace quoique plutôt risquée. Le 18 octobre 1990, il dépêcha de toute urgence un messager du Palazzo Chigi à la Piazza San Macuto où siégeait la commission parlementaire. Le coursier transmit le rapport intitulé « Un SID parallèle - Le cas Gladio » au secrétaire de la réception du Palazzo Chigi. Un membre de la commission parlementaire, le sénateur Roberto Ciciomessere, apprit par hasard que le rapport d’Andreotti avait été livré et confié au secrétaire du Palazzo Chigi. En parcourant le texte, le sénateur fut grandement surpris de constater qu’Andreotti ne se contentait pas de fournir une description de l’Opération Gladio mais que, contrairement à sa déclaration du 3 août, il reconnaissait que l’organisation était toujours active.


Le sénateur Ciciomessere en demanda une photocopie, mais on la lui refusa, sous prétexte que, selon la procédure en vigueur, c’était le président de la commission, le sénateur Gualtieri, qui devait en premier prendre connaissance du rapport. Cependant Gualtieri ne put jamais lire cette première version du rapport d’Andreotti sur le réseau Gladio. Au moment où, trois jours plus tard, celui-ci s’apprêtait à ranger le précieux document dans sa mallette afin de l’emporter chez lui pour le lire durant le week-end, il reçut un appel du Premier ministre l’informant qu’il avait immédiatement besoin du rapport « afin d’en retravailler quelques passages ». Gualtieri fut embarrassé, mais accepta finalement à contrecœur de renvoyer le document au Palazzo Chigi, après en avoir réalisé des photocopies. Ces méthodes inhabituelles auxquelles recourut Andreotti provoquèrent un tollé dans toute l’Italie et ne firent qu’accroître la suspicion. Les journaux titrèrent « Opération Giulio », en référence à l’Opération Gladio, et entre 50 000 et 400 000 citoyens indignés, inquiets et furieux participèrent à une marche organisée par le PCI dans le centre de Rome, l’une des plus importantes manifestations de cette période, scandant et brandissant des banderoles portant le slogan : « Nous voulons la vérité ». Certains défilaient déguisés en gladiateurs. Sur la Piazza del Popolo, le leader du PCI Achille Occhetto annonça à la foule que cette marche obligerait le gouvernement à révéler les sombres vérités tues depuis tant d’années : « Nous sommes ici pour obtenir la vérité et la transparence ».


Le 24 octobre, le sénateur Gualtieri eut à nouveau entre les mains le rapport d’Andreotti sur le « SID parallèle ». Amputée de 2 pages, cette version finale n’en comptait plus que 10. Le parlementaire la compara aux photocopies de la première version et remarqua immédiatement que des passages sensibles relatifs aux connexions internationales et à des organisations similaires à l’étranger avaient été supprimés. De surcroît, toutes les allusions à l’organisation secrète, auparavant formulées au présent, suggérant ainsi une survivance, l’étaient désormais au passé. La stratégie d’Andreotti consistant à envoyer un document puis à le récupérer pour le modifier avant de le renvoyer à nouveau ne pouvait évidemment pas faire illusion. Les observateurs s’accordèrent à dire que cette manœuvre attirerait immanquablement l’attention sur les passages supprimés, en l’occurrence sur la dimension internationale de l’affaire, et auraient ainsi pour effet d’alléger la culpabilité du Premier ministre. Cependant, aucun renfort ne vint de l’étranger.


Dans la version finale de son rapport, Andreotti expliquait que Gladio avait été conçu dans les pays membres de l’OTAN comme un réseau de résistance clandestin destiné à lutter contre une éventuelle invasion soviétique. Au lendemain de la guerre, les services secrets de l’armée italienne, le Servizio di Informazioni delle Forze Armate (SIFAR), le prédécesseur du SID, et la CIA avaient signé « un accord portant sur l’"organisation et l’activité d’un réseau clandestin post-invasion", un accord désigné sous le nom Stay Behind, dans lequel étaient renouvelés tous les engagements antérieurs impliquant l’Italie et les États-Unis ». La coopération entre la CIA et les services secrets militaires italiens, comme le précisait Andreotti dans son rapport, était supervisée et coordonnée par les centres chargés des opérations de guerre clandestine de l’OTAN : « Une fois constituée cette organisation de résistance secrète, l’Italie était appelée à participer (...) aux tâches du CPC (Clandestine Planning Committee), fondé en 1959, opérant au sein du SHAPE [Supreme Headquarters Allied Powers Europe, le quartier général des puissances européennes de l’OTAN] (...) ; en 1964, les services secrets italiens intégrèrent également l’ACC (Allied Clandestine Committee). »


L’armée secrète Gladio, comme le révéla Andreotti, disposait d’un armement considérable. L’équipement fourni par la CIA avait été enterré dans 139 caches réparties dans des forêts, des champs et même dans des églises et des cimetières. D’après les explications du Premier ministre, ces arsenaux contenaient « des armes portatives, des munitions, des explosifs, des grenades à main, des couteaux, des dagues, des mortiers de 60 mm, des fusils sans recul de calibre 57, des fusils à lunette, des transmetteurs radio, des jumelles et d’autres équipements divers ». Outre des protestations dans la presse et parmi la population contre les agissements de la CIA et la corruption du gouvernement, les révélations fracassantes d’Andreotti donnèrent également lieu à une véritable chasse aux caches d’armes. Le père Giuciano se souvient du jour où les journalistes ont investi son église à la recherche des secrets enfouis de Gladio, animés d’intentions ambiguës : « J’ai été prévenu dans l’après-midi quand deux journalistes d’Il Gazzettino sont venus me demander si je savais quelque chose à propos de dépôts de munitions ici, dans l’église. Ils ont commencé à creuser à cet endroit et ont tout de suite trouvé deux caisses. Mais le texte indiquait aussi de chercher à environ 30 centimètres de la fenêtre. Ils ont donc repris leurs fouilles par là-bas. Ils ont mis une des boîtes à l’écart car elle contenait une bombe au phosphore. Les carabiniers sont sortis pendant que deux experts ouvraient la boîte. Il y en avait encore une autre contenant deux mitraillettes. Toutes les armes étaient neuves, en parfait état. Elles n’avaient jamais servi. »


Contrairement à ce qu’avait indiqué dans les années 1980 le terroriste Vinciguerra, Andreotti insistait sur le fait que les services secrets militaires italiens et les membres de Gladio n’étaient en rien impliqués dans la vague d’attentats qui avait frappé l’Italie. Selon lui, avant son recrutement, chaque Gladiateur subissait des tests intensifs et devait se « conformer rigoureusement » à la loi régissant le fonctionnement des services secrets afin de prouver sa « fidélité absolue aux valeurs de la Constitution républicaine antifasciste ». La procédure visait également à exclure tous ceux occupant une fonction administrative ou politique. En outre, toujours selon Andreotti, la loi stipulait que « les éléments présélectionnés n’aient pas de casier judiciaire, ne soient nullement engagés politiquement et ne participent à aucun mouvement extrémiste d’aucune sorte ». Dans le même temps, Andreotti signalait que les membres du réseau ne pouvaient être entendus par la justice et que leurs identités ainsi que d’autres détails concernant l’armée secrète étaient classés secret-défense. « L’Opération, en raison de ses modes concrets d’organisation et d’action - tels que prévus par les directives de l’OTAN et intégrés à sa structure spécifique - doit être mise au point et exécutée dans le secret le plus absolu. »

Les révélations d’Andreotti sur le « SID parallèle » bouleversèrent l’Italie. Beaucoup acceptaient difficilement l’idée d’une armée secrète dirigée par la CIA et l’OTAN en Italie et à l’étranger. Une telle structure pouvait-elle seulement être légale ? Le quotidien italien La Stampa fut particulièrement dur : « Aucune raison d’État ne peut justifier que l’on entretienne, couvre ou défende une structure militaire secrète composée d’éléments recrutés sur des critères idéologiques - dépendant ou, au minimum, sous l’influence d’une puissance étrangère - et servant d’instrument pour un combat politique. Il n’y a pas de mot pour qualifier cela si ce n’est haute trahison ou crime contre la Constitution. » Au Sénat italien, des représentants du parti Vert, du Parti communiste et du parti des Indépendants de gauche accusèrent le gouvernement d’avoir utilisé les unités de Gladio pour pratiquer une surveillance du territoire et perpétrer des attentats terroristes afin de conditionner le climat politique. Mais le PCI était surtout convaincu que, depuis le début de la Guerre froide, la véritable cible du réseau Gladio avait été, non pas une armée étrangère, mais les communistes italiens eux-mêmes. Les observateurs soulignaient qu’« avec ce mystérieux SID parallèle, fomenté pour faire obstacle à un impossible coup d’État de la gauche, nous avons surtout risqué de nous exposer à un coup d’État de la droite (...) Nous ne pouvons croire à cela (...), que ce super-SID ait été accepté comme un outil militaire destiné à opérer “dans le cas d’une occupation ennemie”. Le seul véritable ennemi est et a toujours été le parti communiste Italien, c’est-à-dire un ennemi de l’intérieur. »


Bien décidé à ne pas assumer seul une telle responsabilité, le Premier ministre Andreotti, le jour même où il présenta son rapport final sur Gladio, se présenta devant le Parlement italien et déclara : « Chaque chef de gouvernement était informé de l’existence de Gladio ». Cette déclaration provoqua un profond embarras et compromit, entre autres, les anciens Premiers ministres comme le socialiste Bettino Craxi (1983-1987), Giovanni Spadolini du Parti républicain (1981-1982), alors président du Sénat, Arnaldo Forlani (1980-1981), qui était en 1990 secrétaire de la DCI alors aux affaires et Francesco Cossiga (1978-1979) qui était alors président de la République. Plongés brusquement au cœur de la tourmente par les révélations d’Andreotti, ces hauts dignitaires réagirent de manière confuse. Craxi prétendit n’en avoir jamais été informé jusqu’à ce qu’on lui montre un document relatif au Gladio signé de sa main à l’époque où il était Premier ministre. Spadolini et Forlani furent frappés de la même amnésie, mais durent eux aussi revenir sur leurs déclarations. Spadolini provoqua l’amusement du public en précisant qu’il fallait distinguer entre ce qu’il savait en tant que ministre de la Défense et ce dont il avait été informé en tant que Premier ministre.


Seul Francesco Cossiga, président de la République depuis 1985, assuma pleinement son rôle dans la conspiration. Pendant une visite officielle en Écosse, il annonça qu’il était même « heureux et fier » d’avoir contribué à créer l’armée secrète en sa qualité de chargé des questions de Défense au sein de la DCI dans les années cinquante. Il déclara que tous les Gladiateurs étaient de bon patriotes et témoigna en ces termes : « Je considère cela comme un grand privilège et une marque de confiance (...) d’avoir été choisi pour cette tâche délicate (...) Je dois dire que je suis fier que nous ayons pu garder ce secret pendant 45 ans. » En embrassant ainsi la cause de l’organisation impliquée dans des actes de terrorisme, le président s’exposa, à son retour en Italie, à une tempête politique et à des demandes de démission et de destitution pour haute trahison émanant de tous les partis. Le juge Casson eut l’audace de l’appeler à témoigner devant la commission d’enquête sénatoriale. Cependant le président, qui n’était visiblement plus aussi « heureux », refusa avec colère et menaça de clore toute l’enquête parlementaire sur Gladio : « Je vais renvoyer devant le Parlement l’acte étendant ses pouvoirs et, s’il l’approuve une nouvelle fois, je ré-examinerai le texte afin de découvrir si les conditions sont réunies pour y opposer un refus [présidentiel] définitif de le promulguer ». Cette menace ne s’appuyant sur aucune disposition constitutionnelle, les critiques commencèrent à s’interroger sur la santé mentale du président. Cossiga démissionna de la présidence en avril 1992, trois mois avant le terme de son mandat.


Dans une allocution publique prononcée devant le Sénat italien le 9 novembre 1990, Andreotti souligna une nouvelle fois que l’OTAN, les États-Unis et de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, parmi lesquels l’Allemagne, la Grèce, le Danemark et la Belgique, étaient impliqués dans la conspiration stay-behind. Pour prouver ces allégations, des données confidentielles furent divulguées à la presse, le magazine politique italien Panorama diffusa l’intégralité du document Le SID parallèle - Le cas Gladio, qu’Andreotti avait remis à la commission parlementaire. Quand les autorités françaises tentèrent de nier leur implication dans le réseau international Gladio, Andreotti rétorqua implacablement que la France avait elle aussi participé secrètement à la dernière réunion du comité directeur de Gladio, l’ACC, qui s’était tenue à Bruxelles à peine quelques semaines plus tôt, les 23 et 24 octobre 1990. Sur quoi, quelque peu embarrassée, la France dut reconnaître sa participation à l’opération. Dès lors, la dimension internationale de cette guerre secrète ne pouvait plus être démentie et le scandale ne tarda pas à gagner toute l’Europe de l’Ouest. Puis, suivant le tracé des zones d’appartenance à l’OTAN, il se propagea bientôt aux USA. La commission du Parlement italien chargée d’enquêter sur Gladio et sur les attentats perpétrés dans le pays conclut : « Ces tueries, ces bombes, ces opérations militaires ont été organisées, encouragées ou soutenues par des personnes travaillant pour les institutions italiennes et, comme il a été découvert plus récemment, par des individus liés aux structures du renseignement états-unien ».

(À suivre…)
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Daniele Ganser

Historien suisse, spécialiste des relations internationales contemporaines.

Il est enseignant à l’Université de Bâle.